« Dans le pays d’Unterwalden, Arnold de Melchthal ayant été condamné pour une légère faute à perdre un bel attelage de bœufs, un valet de Landenberg les détela de la charrue en disant : « Les paysans peuvent traîner la charrue eux-mêmes. » Irrité de cette offense, le jeune Arnold frappa le valet, lui cassa deux doigts et s’enfuit dans les montagnes. Par vengeance, Landenberg fit crever les yeux au père d’Arnold. (…)
Tandis que les oppresseurs riaient et que les opprimés gémissaient dans les vallées de Waldstaetten, la femme de Werner Stauffacher, dans le village de Steinen, dit un jour à son mari : « Combien de temps encore verra-t-on l’orgueil rire et l’humilité pleurer ? Des étrangers seront-ils les maîtres de ce pays et les héritiers de nos biens ? A quoi sert-il que nos montagnes soient habitées par des hommes ? Mères, devons-nous nourrir des fils mendiants et élever nos filles pour servir d’esclaves aux étrangers ? Loin de nous tant de lâcheté ! »
Sans répondre, Werner Stauffacher descendit à Brounnen, traversa le lac et se rendit dans le pays d’Uri, vers Walther Furst, à Attinghausen. Il y trouva Arnold de Melchthal qui avait passé la montagne pour venir chercher un refuge contre le ressentiment de Landenberg.
Ils s’entretinrent ensemble de la misère de leurs pays, de la cruauté des baillis étrangers que le roi leur avait envoyés, malgré leurs droits et leurs libertés héréditaires. Ils dirent aussi qu’ils avaient inutilement adressé des plaintes à ce monarque, qui les avait menacés de les contraindre, en dépit de leurs titres, à se déparer de l’empire pour se soumettre à l’Autriche ; que Dieu n’ayant donné à aucun roi le droit de fouler aux pieds la justice, ils pouvaient tous espérer du secours de Dieu et de leur courage ; que d’ailleurs la mort était plus facile à supporter qu’un joug aussi avilissant. Ils résolurent donc que chacun d’eux parlerait dans son pays à des hommes de cœur et de confiance, et sonderait les dispositions du peuple, afin de savoir ce qu’il serait prêt à faire pour la cause de la liberté.
Dans la suite, comme ils en étaient convenus, ils se réunirent souvent, pendant la nuit, dans un lieu secret au bord du lac de Waldstaetten, situé à peu près au centre d’Uri, de Schwyz, et d’Unterwalden, formant une prairie étroite, entourée de buissons, au pied des rocs du Seelisberg, vis-à-vis le village de Brounnen ; cet endroit porte le nom de Grutli ou Rutli (de ruten défricher) ; là ils se trouvaient éloignés de toute habitation. Bientôt ils apportèrent tous l’heureuse nouvelle que le peuple entier préférait la mort à l’esclavage.
La nuit du 17 novembre de l’an 1307, chacun d’eux amena avec lui dans la prairie du Grütli dix hommes honorables, pour qui la liberté de la patrie était tout, et la vie n’était rien ; les trois premiers, levant leurs mains devant le ciel étoilé, jurèrent à Dieu, devant qui les rois et les peuples sont égaux, de vivre et de mourir pour les droits du peuple opprimé ; d’entreprendre et de supporter tout en commun ; de ne pas souffrir, mais aussi de ne pas commettre d’injustices ; de respecter les droits et les propriétés du comte de Habsbourg et de ne faire aucun mal aux baillis impériaux, mais de mettre des bornes aux actes arbitraires de leur tyrannie. Les trente autres levèrent aussi la main et firent de même serment à Dieu et à tous les saints de rétablir la liberté en hommes de cœur. Ils choisirent pour l’exécution de ce dessein la nuit du premier janvier. Puis ils se séparèrent ; chacun d’eux retourna dans sa vallée et dans sa cabane ; ils continuèrent tranquillement à donner tous leurs soins à leurs troupeaux. »
H. Zschokke, Histoire de la nation suisse, trad. C. Monnard, Paris, Libraires associés, 1836, ch. XI & XII, p. 56-9
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