Débat sur l’ouverture du Japon

Téléchargements Dignitaires de Meiji

Réponse de Môri Yoshichika au sujet de la fermeture du Japon

« J’ai bien compris vos intentions nous demandant de considérer avec attention le sens de la lettre apportée par le bateau américain et de présenter nos observations sur ce sujet. L’examen approfondi de la susdite lettre montre que, en dépit de la diversité des points sur lesquels portent les demandes, en bref les Etats-Unis réclament l’ouverture de relations commerciales amicales. Je n’ai évidemment pas les moyens d’approfondir la chose, mais il semble que [ce pays] a la ferme intention d’envoyer des bateaux de guerre. En vérité, dans une situation si difficile, je me demande s’il y aurait un moyen de ne pas ternir le prestige de notre pays. Quoique j’essaye de réfléchir à ce problème, il ne me vient pas d’idées d’une qualité exceptionnelle. Dans le cas où, dès maintenant nous autoriserions l’ouverture de relations commerciales comme le demandent les Etats-Unis, quel que soit notre sang-froid dans la conduite de nos relations avec les étrangers, ce qui a été accordé cette fois à l’Amérique, nouer des relations commerciales, nous sera demandé par les autres barbares. Ne serons-nous pas entrainés sur une voie telle que notre pays entrera en décadence à cause du commerce ? Il y a peu de temps, en Chine aussi, des incidents se sont produits à cause des relations commerciales, ils ont dégénéré en guerre et le peuple souffre de la détresse. Il existe aussi des précédents des dernières années des Song et des Ming, ils montrent qu’il est désirable de faire preuve d’une grande circonspection dans la question des échanges et des relations amicales. Quant au Japon, à l’ère Kôan [invasions mongoles] et à d’autres époques, il a montré la gloire de ses armes lors de confrontations avec les barbares étrangers, ce qui a contribué à rendre prospère et florissante notre nation. Ce que je souhaiterais, c’est que vous preniez une décision ferme quoi soit de nature à abattre le courage des barbares. N’entera-t-il pas dans vos projets de donner des ordres sévères relativement aux moyens de défense de telle sorte qu’à l’avenir les demandes de barbares étrangers seront repoussées ? Il va sans dire que, dans ces sortes d’affaires, le but que vous avez eu en instituant cette pénible discussion doit être réalisé. Vous trouverez sans doute dans d’autres consultations des plans excellents d’une exceptionnelle sagesse et bravoure, le mien, que je vous présente pour obéir à la règle, n’est pas de ceux-là. Cependant, jugeant qu’il était difficile de ne pas déférer à vos ordres, je vous ai fait part du résultat de mes faibles réflexions. »

Môri Yoshichika (1819-1871), daimyô tozama de Chôshû, lettre datée du 2 octobre 1853. Tiré de Francine Hérail, Histoire du Japon des origines à la fin de Meiji, Publications orientalistes de France, Paris, pp. 379.

Réponse de Ii Naosuke (daimyo de Hikone, 1815-1860)

« Avant la 12e année de l’ère Kan.ei [1635], il existait à Nagasaki, Sakai, Kyôto, neuf bateaux munis d’autorisations officielles. Mais, du temps de son altesse le shôgun Iemitsu, à cause de la politique d’interdiction du christianisme, le bakufu mit un terme aux voyages des neuf bateaux susdits et établit la loi portant interdiction d’aller sur l’océan et fermeture du pays. Les relations commerciales furent limitées à la Chine et à la Hollande ; en dehors de ces deux pays absolument aucune autre permission [de commercer] n’a été accordée. Cependant, considérant avec soin la situation actuelle, en dépit des discussions et prévisions diverses auxquelles ne cessent de se livrer des hommes valeureux et patriotes qui étudient l’apparition récente des ennemis, je ne peux penser que, dans la crise actuelle, le bakufu obtiendra un règlement tel qu’il maintienne la paix et la sécurité de l’empire, en se contentant de réaffirmer les anciennes lois de fermeture du pays comme on le pratiquait jadis. Il est évident que, si nous ne disposons pas de mois et d’années pour nos préparatifs de défense des côtes, ils ne pourront être menés à bien. Or, depuis qu’à la 14e année de Keichô [1609], on a interdit les bateaux des fiefs de plus de 500 koku de charge, nous n’avons plus, dans les mers qui bordent l’empire, de bateaux de guerre capables de repousser avec des canons les attaques des ennemis… Nous avons appris que si, assiégé dans un château, on enlève le pont et s’installe dans une crainte impuissante, il est impossible de tenir et aussi que, si on fait la guerre à un ennemi qui est de l’autre côté de la rivière, le camp qui passe la rivière pour engager le combat obtient la victoire. A toutes les époques, un principe s’est imposé, c’est que marcher permet d’avancer et de prendre, attendre est une position de recul. Bien que nous soyons sous la règle de la fermeture du pays, règle posée par les premiers shogun, on a provisoirement maintenu un pont avec la Chine et la Hollande. Or ce pont peut fort heureusement être utilisé pour gagner du temps sans engager les hostilités, puis obtenir une victoire complète, une sécurité absolue… Quant à la question du commerce [avec les étrangers], quoique une loi nationale l’interdise, les temps ont changé, il est maintenant de règle dans le monde de faire échanges. Il faut en prévenir les divins ancêtres et envoyer nos bateaux de commerce dans le comptoir hollandais de Djakarta. Dans notre commerce avec l’étranger, il faudra confier aux Hollandais le soin de répartir et vendre nos produits soit à l’Amérique soit à la Russie. Comme il est évident qu’il faudra deux ans à partir d’aujourd’hui pour construire de grands bateaux capables de traverser les océans, si nous proposons de traiter [les Américains] à peu près comme les Hollandais, nous les devancerons sans qu’ils s’en doutent. Nous ferons revivre les bateaux de permission comme avant l’ère Kan.ei, nous donnerons des ordres aux riches marchands d’Osaka, Hyôgo, Sakai, nous leur attribuerons des parts, nous construirons des bateaux à vapeur, et en premier lieu de solides bateaux de guerre, nous les chargerons de ce dont nous ne nous servons pas au Japon, nous emploierons pendant quelques temps des Hollandais comme marins et capitaines, nous mettrons sur ces bateaux, mêlés aux Hollandais, des hommes honnêtes, mais aussi ingénieux, nous leur ferons apprendre à utiliser des canons, à diriger de grands bateaux. (…) notre intention profonde et principale sera d’entraîner une marine de guerre.
Petit à petit nous deviendrons plus expérimentés.
(…) Il me semble que si nous discernons et supprimons les difficultés qui proviennent des menaces et des tromperies, si nous corrigeons nos mauvaises habitudes de luxe et de gaspillage, si nous faisons des préparatifs militaires et mettons en ordre nos affaires intérieures, et si nous faisons en sorte de déployer notre valeur dans les mers lointaines, nous ne nous laisserons pas enfermer et, notre œuvre accomplie au dedans et au dehors, l’empire sera en sécurité… Etant donné que l’Amérique et la Russie n’ont atteint que récemment la maîtrise dans l’art de la navigation, pourquoi devrait-on admettre que notre peuple, qui est habile et prompt, serait inférieur aux Occidentaux s’il s’entraîne à partir d’aujourd’hui ? … »

Extrait de la réponse d’Ii Naosuke à la demande d’Abe Masahiro en1853, au sujet de la réponse à donner aux Etats-Unis, lettre datée du 2 octobre 1853. Tiré de Francine Hérail, Histoire du Japon des origines à la fin de Meiji, Publications orientalistes de France, Paris, pp. 378-9.

Extrait d’un « Texte dicté pour faire connaître encore et encore mon opinion au sujet de l’arrivée des bateaux étrangers » d’Ohashi Totsuan en mars 1854

« Même si, adoptant une politique qui va jusqu’à être conciliante, le bakufu pense qu’elle est la meilleure et que, par une attitude amicale à l’égard des barbares, qui ignorent les rites et les lois, il agit selon les règles du gouvernement bienveillant et ne déclare pas la guerre sur le champ, en vérité, il sera responsable de la perte de l’identité nationale. Quand il semble que de ses terreurs peut surgir on ne sait quoi, il est évident que les barbares étrangers s’introduisant dans notre pays, présentant successivement des demandes auxquelles il sera difficile de répondre, cela finira par créer une situation intolérable. A l’intérieur du pays, tout naturellement, les chefs des fiefs en viendront à mépriser l’autorité du bakufu et élèveront des doutes au sujet du bien-fondé de ses décisions, des contestations apparaîtront ; alors, s’il fait une politique trop conciliante et montre son éloignement pour la guerre contre l’étranger, il n’en aura que plus de troubles à l’intérieur et ne pourra échapper aux plus graves catastrophes, de sorte qu’il ne pourra nullement maintenir son gouvernement bienveillant. Si, dorénavant, il prend la ferme décision de mener coûte que coûte une guerre et engage le combat contre les étrangers, les chefs des fiefs n’auront rien à dire : sa résolution frappera jusqu’aux étrangers de sorte que, même si les armes entrent en action, son règne n’en sera que plus solide. »

Tiré de Francine Hérail, Histoire du Japon des origines à la fin de Meiji, Publications orientalistes de France, Paris, pp. 382.

1 Ohashi Totsuan, né dans une famille de maîtres de l’art militaire, fut adopté dans la famille d’un riche marchand qui s’était fait inscrire dans le registre des guerriers du fief d’Utsuno-miya. Totsuan enseigna la philosophie néo-confucianiste au chef du fief. Xénophobe, il n’a cessé de critiquer les sciences des étrangers.

Le traité de Kanagawa, 31 mars 1854

par lequel les USA ont forcé le Japon à s’ouvrir à leurs bateaux et commerce.

« (…)

Article I : Il y aura une paix parfaite, permanente et universelle et une amitié sincère et cordiale entre les Américains et les Japonais quelque soit les personnes ou l’endroit.

Article II : Le port de Shimoda dans la province d’Izu et le port de Hakodate dans la province de Mutsu, en accord avec les Japonais, peuvent recevoir les navires américains qui peuvent se fournir en bois, en eau, en provisions, en charbon ou autres fournitures qu’ils exigeraient. Le premier port mentionné devra s’ouvrir dès la signature de ce traité et le second seulement une année japonaise plus tard.

(…)

Article V : Des citoyens ou naufragés des Etats-Unis ne seront pas soumis au même emprisonnement que les Hollandais ou les Chinois à Nagasaki, mais seront libres d’aller ou cela leur plait dans les limites de Shimoda et cela de même à Hakodate.

(…)

Article XXII : La présente convention, ayant été conclue et dûment signée, sera obligatoire et fidèlement respectée par les Etats –Unis et le Japon, et par les citoyens et les sujets de chaque pouvoir respectif (…). »

traduction libre d’extraits du traité complet sur
http://www.history.navy.mil/branches/teach/pearl/kanagawa/friends5.htm

Toujours le débat sur l’ouverture

Extrait d’un mémoire présenté par Sakuma Shôzan (1811-1864) en février 1863 au chef du fief de Matsùshiro

« Nous n’avons dans notre pays jamais eu de politique relative à l’artillerie et à la marine… Comme je ne cesse de le répéter, le système de fortifications de l’empire ne répond pas aux normes de l’art militaire moderne, la défense contre les étrangers manque tout à fait de cohésion – à commencer par les trois capitales, aucune n’est entourée d’une enceinte ; si nous comparons le pays à un homme, il est dans la situation d’un individu nu et sans armes… Dans les cinq continents, les sciences et les arts se développent progressivement et ceci entraîne le renforcement de la puissance militaire de chaque pays ; au vrai, ils bénéficient de conditions favorables, mais notre pays seul en sera-t-il privé ? D’ailleurs, les moyens de maintenir le pays fermé ne peuvent réussir si manquent force et habileté suffisantes. De plus, les sciences et les techniques se sont développées grâce aux échanges mutuels ; la puissance et la capacité de notre pays en ces domaines seront finalement inférieures à celles des autres pays, si nous maintenons la fermeture, et nous en arriverons même à ne plus pouvoir le faire… Que dorénavant on fasse en sorte que le pays entre en relations officielles avec les étrangers ; que l’union de la cour et des guerriers ayant été entre-temps réalisée, tous rivalisent de diligence ; que se répande la remarquable vertu, celle des saints règnes de jadis qui rejette l’égoïsme, agit suivant les besoins des hommes et leur fait du bien ; qu’on rassemble les procédés développés par les autres pays ; qu’on crée progressivmenet des colonies japonaises dans les pays étrangers ; que la puissance de notre pays surpasse celle des autres pays ; que notre artillerie, nos fabrications de munitions soitent supérieures à celles des autres pays ; que le nombre de nos bateaux de guerre soit supérieur à celui des autres pays ; que nous ayons plus de chefs de guerre capables que les autres pays ; que nos soldats soient mieux entraînés que ceux des autres pays ; que nos fortifications soient plus résistantes que celles des autres pays ; (si tout cela est réalisé), alors les pays qui nourrissent contre nous des intentions perfides auront tout naturelement peur de nous et, sans attendre que notre pays résiste, ils se retireront. En outre, attirés par la vertu de notre gouvernement, ils paieront tribut à notre pays et se soumettront à lui. »

Tiré de Francine Hérail, Histoire du Japon des origines à la fin de Meiji, Publications orientalistes de France, Paris, pp. 380.

Extrait d’un mémoire présenté au Bakufu par Yokoi Shônan (1809-1869)en mars 1863

 » … A ce jour, il y un ordre de la Cour de chasser les étrangers de toute urgence. En outre [le bakufu] n’a pas accepté les recommandations en trois points des Anglais et a respectueusement reçu l’ordre de la cour qui est d’ouvrir au plus vite les hostilités. Quand le destin de notre empire, sa vie, sont en jeu, je ne puis supporter la douleur qui me presse et j’ose m’adresser au bakufu. Nous venons d’ouvrir l’empire et nous sommes devenus voisins de tous les pays du monde, car, dans la situation actuelle, un pays ne peut se permettre de rester fermé, à plus forte raison notre empire qui, étant entouré de mers de tous les côtés, doit s’ouvrir et entrer en relations avec les autres pays. Il ne peut rester fermé, il doit avancer pour prendre l’avantage sure les autres, car s’il recule il ne pourra les chasser. Il est d’une logique évidente, qui n’a même pas besoin d’être démontrée, que notre empire doit accomplir une grande révolution et, désormais, ne plus rester fermé et isolé comme jadis. En conséquence, il est aussi un fait d’évidence, c’est que, si on se conforme à l’ordre naturel des sociétés et si on ouvre ce pays enchaîné depuis longtemps, si on adopte une politique de progrès, de réalisation d’un pays riche et militairement fort, notre pays pourra devenir assez vite une grande puissance. »

Tiré de Francine Hérail, Histoire du Japon des origines à la fin de Meiji, Publications orientalistes de France, Paris, pp. 381.

L’ère Meiji : le Japon s’ouvre à l’Occident

« Le Japon reste pour la plupart des Occidentaux un pays qui affiche un modernisme parfois extrême – avec les conséquences parfois douloureuses que l’on connaît aujourd’hui – et qui préserve des traditions anciennes qui font flotter l’imagination et nous renvoient aux romans de Pierre Loti. Cette modernisation a une histoire relativement récente. En 1868 débuta l’ère Meiji, ou « politique éclairée », qui fut celle des grands chantiers et bouleversements autant sur le plan interne : monnaie, calendrier, réformes agraires et politiques qu’externe : annexions et expansion. À la fin de l’ère Meiji, en 1912, le Japon était un grand pays moderne.(…) Meiji demeure le symbole de la réussite de la modernisation rapide d’un pays qui s’était précédemment tenu à l’écart de la marche du temps. »

Paul Akamatsu, L’ère Meiji : le Japon s’ouvre à l’Occident, Août 2002http://www.clio.fr/BIBLIOTHEQUE/l_ere_meiji__le_japon_souvre_a_loccident.asp , 21 juin 2009

Le serment en cinq points de 1868

Ce texte a été rédigé par un groupe de jeunes conseillers issus du milieu samouraï modeste. Il reste dans l’ensemble « flou » de manière à pouvoir l’adapter en fonction des circonstances ainsi qu’à le rendre acceptable aux plus larges couches sociales.

« Par le présent Serment, nous affirmons que notre but est l’établissement du bien-être de la Nation sur une base large et la rédaction d’une constitution de lois.

1) Des assemblées consultatives seront établies partout et toutes décidées par discussion publique.
2) Toutes les classes de la société, supérieurs ou inférieurs, S’uniront dans le service assidu des affaires de l’Etat.
3) Les gens du commun, aussi bien que les fonctionnaires civils et militaires, seront admis à poursuivre leurs tâches de sorte qu’il n’y ait aucun mécontentement.
4) Les habitudes néfastes du passé seront abandonnées et tout sera fondé sur les justes lois de la Nature.
5) Il sera recherché en tous lieux du monde les connaissances propres à renforcer les fondements du règne de l’empereur. »

WANG Nora, L’ASIE ORIENTALE du milieu du XIXe siècle à nos jours. Paris : Armand Colin, 1993. 408 pages (page 88)

La restauration du pouvoir impérial.

« Je passerai ma vie à innocenter mon seigneur des dénonciations calomnieuses
À confirmer que les liens de « fidélité » redeviendront forts
La mort fera de moi un démon de dévouement.»

« Chant du Grand Esprit tout-puissant »

Cet extrait d’un poème de l’époque Song, mais rédigé en chinois de style japonais dans Les Archives de la Kôdôkan fut très populaire parmi les étudiants provinciaux avant et après la restauration. Il met en relief l’existence et l’importance de l’ »essence nationale », recommande le respect envers l’Empereur et invite au refoulement des barbares. Les Archives de la Kôdôkan prônaient également la vénération des divinités japonaises (shintoïstes) et le respect envers les sages (confucéens) pour l’utilité pratique de leur enseignement :  » le but de la science est l’efficacité pure et simple.  » Les Japonais ne renoncent donc pas à leurs appartenances culturelles. L’inspiration venue de l’Occident et plus particulièrement d’Europe, se mêle à la tradition pour conférer à la modernité japonaise fluidité et capacité d’innovation. »

Fabrice ABBAD, « Histoire du Japon (1868-1945) ». Paris, Armand Colin, 1992. 183 p. (pages 14-15)

Croyance au succès final

« La grande force du Japon, brutalement confronté à l’étranger, fut alors de croire, au delà des modes passagères, à son propre talent et à son succès final. Si les fils des samurai reconnurent leur faiblesse, jamais ils ne s’avouèrent vaincus d’avance. Le courant intarissable des réformes qui se succédèrent dès lors de mois en mois découlait d’une croyance initiale : le développement technique devait être précédé d’une amélioration, à tout le moins d’une transformation culturelle. Contrairement aux apparences, cette rencontre de l’Orient et de l’Occident fut moins le combat brutal des canons contre les sabres que celui de deux manières d’être ; malgré leur haine ou leur méfiance compréhensible vis-à-vis d’envahisseurs possible, les Japonais respectèrent toujours l’esprit d’une civilisation qu’ils eurent l’intelligence de vouloir assimiler. »

Vadime et Danielle ELISSEFF, « La Civilisation Japonaise ». Paris, Arthaud, 1974. 509 p. (pages 109-110)

La disparition du régime féodal à Fukui

(situé sur un daimyô apparenté aux Tokugawa)

« 1er décembre 1871
De grands changements se sont produits dans la ville depuis le départ du prince et la transformation du han [fief] en ken [préfecture du gouvernement impérial]. La plupart des grands officiers ont été appelés à Tokyô par le gouvernement impérial. (…) C’est la politique du gouvernement d’envoyer les hommes d’un ken comme fonctionnaires dans un autre ken, et ainsi de briser complètement les préjugés locaux. (…)

Fukui n’est plus la capitale d’un prince. C’est simplement une ville de l’intérieur (…) Depuis l’été — à ce qu’on m’a dit — plus de sept cents familles ont quitté Fukui. (…) L’école militaire a été dissoute, la poudrerie et la manufacture de fusils ont été installées ailleurs. (…) On est en train d’abolir les vieux privilèges locaux et féodaux. On uniformise les impôts dans tout le pays.

L’école théologique (sic) bouddhiste a été dissoute sur ordre de Tokyô. Des prédicateurs shintô essaient de convertir le peuple à la vieille foi. Tous les temples shintô qui ont quelque peu subi l’influence du bouddhisme sont purifiés selon le plus pur style shintô.

La muraille extérieure du château a été rasée, et les douves comblées. (…) Beaucoup de résidences seigneuriales qui appartenaient à d’anciennes familles riches, ont subi des dégradations et ont été transformées en boutiques. Les bourgeois et les boutiquiers jubilent en prenant pied dans ces lieux jusqu’alors réservés aux guerriers. (…) La résidence du prince a été démolie, et tout ce qu’il y avait dedans vendu. (…)

Tout ce qui appartient au Fukui féodal est en train de disparaître. Le Japon s’unifie. Néanmoins, cela provoque localement des souffrances, et la pauvreté de beaucoup de familles, naguère à l’aise, va augmentant. »

D’après William E. GRIFFIS, L’empire du Mikado. New-York, 1887, 5e ed., pp. 326-7, rapporté par Jacques MUTEL, Histoire du Japon. 1. La fin du shôgunat et le Japon de Meiji 1853-1912. Paris, Hatier Université, collection d’histoire contemporaine, 1970, 224 p., pp. 82-3.

La Constitution Meiji de 1889 – un point de vue marxiste

« La restauration Meiji était une révolution par le haut, mais elle devait nécessairement avoir de grandes répercussions en bas, en suscitant chez les paysans et les travailleurs urbains l’espérance d’une vie meilleure et plus libre. Les deux décennies qui suivirent furent une période de fortes turbulences sociales et politiques.
Pour la première fois dans l’histoire japonaise, les femmes se rebellaient contre leur assujettissement traditionnel, et exigeaient des droits démocratiques. Plusieurs villages et municipalités avaient mis en place des conseils municipaux, et les femmes étaient autorisées à se présenter pour y être élues (à condition que leur mari leur en donne la permission). Des militantes parcouraient le pays, faisant des discours pour réclamer le droit de vote, le contrôle des naissances et le droit d’hériter.
Les forces du radicalisme social trouvèrent leur principale expression organisée dans le Mouvement pour les droits du peuple, qui réclamait un gouvernement démocratique et représentatif. L’agitation rurale centrée autour de ce mouvement atteignit son apogée en 1884, avec une rébellion dans l’arrondissement montagneux de Chichibu, situé au centre du Japon, au nord-ouest de Tokyo. Les paysans mirent à sac les maisons des usuriers, attaquèrent les bureaux gouvernementaux pour détruire les reconnaissances de dettes, et obligèrent les riches à faire des dons pour secourir les pauvres. Ce soulèvement fut écrasé par l’armée, et peu de temps après le Mouvement pour les droits du peuple fut anéanti, l’Etat ayant combiné la répression et la corruption, en achetant beaucoup de ses dirigeants.
La consolidation d’un appareil d’Etat répressif et fort avait jeté les bases politiques de la Constitution Meiji de 1889, calquée sur celle de l’Allemagne impériale. Les ministres étaient nommés par l’empereur (en fait par les membres de l’oligarchie du Meiji agissant en son nom), et non par le parti majoritaire à la Diète.
Le Code civil de 1898, qui faisait du concept de ie (système du foyer familial) la base de la nouvelle structure sociale hiérarchique, adopta comme socle les valeurs d’origine confucéenne de la classe des samouraïs. L’empereur, en tant que chef de la nation tout entière, en était la clé de voûte, le mari devenant de son côté le maître absolu de sa propre famille. Le droit d’aînesse devenait la règle pour toutes les classes. Les femmes étaient considérées comme des mineures, et le Code stipulait que « les infirmes, les personnes handicapées et les femmes mariées ne peuvent engager aucune action en justice ». Les activités politiques étaient interdites aux femmes. Néanmoins, les ouvrières étaient la colonne vertébrale d’une économie industrielle en plein essor – en particulier dans l’industrie textile, qui représentait 60 % du commerce extérieur à la fin du XIXe siècle, et où les femmes représentaient 60 à 90 % de la main-d’oeuvre.
En tant qu’institution, le système impérial inscrit dans la constitution n’était pas une survivance féodale représentant les intérêts de la noblesse foncière (qui avait complètement disparu). Au contraire, l’autorité traditionnelle et l’aura mystique entourant l’empereur étaient maintenant utilisées pour légitimer un appareil d’Etat qui servait avant toutes choses à protéger et à favoriser les intérêts des capitalistes industriels et financiers, dont les zaibatsus constituaient la clé de voûte. »

SPARTACIST, La restauration Meiji : une révolution pro-bourgeoise non démocratique. Eté 2004. http://www.spartacist.org/print/francais/spf/36/meiji.html , (page consultée le 21 juin 2009).

LA PERSISTANCE DES TRADITIONS NATIONALES DANS LE JAPON MODERNE (1905)

« Accoutumés à accueillir les choses nouvelles sans sacrifier les anciennes, notre adoption des méthodes occidentales n’a pas aussi grandement affecté la vie nationale qu’on l’a cru. Le même éclectisme qui nous avait fait choisir Bouddha comme guide spirituel, Confucius comme guide moral, nous a fait saluer la science moderne comme le fanal du progrès matériel. Notre adoption de certaines formes de la civilisation occidentale a abouti à un accroissement d’activité industrielle et à l’introduction des sciences, telles que l’hygiène et la chirurgie, tandis que nos moyens de communication et de transport se sont grandement améliorés et que le confort ordinaire de la vie est plus généralement répandu qu’à aucune autre époque. Dans ces conditions, notre développement n’eut guère d’action sur le caractère national que pour le stimuler à de nouveaux efforts.

Il en fut de même pour l’adoption des coutumes politiques et sociales de l’Europe, qui ne nécessitèrent pas, de notre part, un changement aussi profond qu’on eût pu le croire tout d’abord. Notre expérience du passé nous avait appris à ne choisir dans les institutions occidentales que ce qui était en concordance avec notre nature orientale. Celui qui ne se contente pas de l’apparence des choses et les approfondit, peut voir, sous ses atours modernes, battre le coeur du vieux Japon. Notre code civil, qui traduit fidèlement l’esprit de la loi occidentale, a adopté, pour une grande part, les coutumes et les usages de notre passé. Notre constitution, bien qu’elle puisse paraître semblable à beaucoup de constitutions européennes, est fondée sur notre ancien système de gouvernement et trouve son prototype au temps des dieux.

Les vieilles coutumes et les cérémonies sont rétablies et la connaissance de notre ancienne étiquette fait partie de l’éducation d’un gentilhomme, au même titre que jadis, les tendances démocratiques n’aidant qu’à les généraliser davantage. La cérémonie du thé et l’arrangement des fleurs sont redevenues les occupations habituelles de la vie de nos dames japonaises. L’étude de la musique et du drame classique est très répandue, même chez ceux qui ont reçu une éducation européenne. On ignore peut-être que les anciennes fonctions du cérémonial de la Cour sont conservés aujourd’hui sans aucune altération de formes. Un exemple frappant s’en trouve dans le fait que la déclaration de guerre avec la Russie fut annoncée à la déesse Soleil , par un envoyé spécial du Mikado, et qu’une garde impériale fut désignée, pour le service du temple d’Ise, pendant toute la durée des hostilités. »

extrait de OKAKURA, Le réveil du Japon, Paris, Payot, 1917, pp.333-337.

La misère à Tokyo au début du vingtième siècle

« Qui dira les horreurs du quartier de Shitaya à Tokyô ? Il y a là deux mille maisons où la misère se fait épouvante (…). Des foules entières n’y subsistent qu’« à la journée » ; des rues entières comme le Shin Ami Cho, qui compte trois cent cinquante maisons, sont peuplées de gens si pauvres qu’ils ne possèdent même pas la couverture dont ils s’enveloppent quand ils dorment. Moyennant un demi-sou, ils louent, chaque nuit, une sorte de harde faite de chiffons cousus ensemble (…).

Et pourtant Shitaya ou Shin Ami Cho ne sont pas des cours des miracles : elles ne sont pas le refuge des seuls estropiés, mendiants, chanteurs ambulants, malandrins et truands… Il y a là beaucoup d’artisans, des bateliers (…), des marchands ambulants, des raccommodeurs de menus objets, tous ceux que le chômage forcé a réduits à un complet état de destitution, de dégradation physique et morale. C’est ici le quartier infernal des mangeurs de choses immondes. Ceux qui le hantent s’alimentent d’entrailles et de têtes de poissons, ils grignotent du riz corrompu, des fruits pourris et des détritus de viande. »

Ludovic NAUDEAU, Le Japon moderne. Paris, Flammarion, 1909, 404 p., pp. 256-7, rapporté par Jacques MUTEL, , Histoire du Japon. 1. La fin du shôgunat et le Japon de Meiji 1853-1912. Paris, Hatier Université, collection d’histoire contemporaine, 1970, 224 p., p. 176.