Voici comment SUGER nous décrit l’élévation au trône de Louis VI le Gros (le 3 août 1108), après la mort de son père Philippe Ier (mort le 29 juillet) :
Le prince Louis, ayant dans sa jeunesse mérité l’amitié de l’Église en la défendant généreusement, soutenu la cause des pauvres et des orphelins, dompté les tyrans par sa puissante vaillance, se trouvait ainsi, avec le consentement de Dieu amené au faîte du royaume suivant le voeu des prud’hommes et pour le plus grand malheur des méchants, dont les machinations l’en auraient exclu si la chose avait été possible.
Réflexion faite, on décida donc, principalement sur l’avis de vénérable et très sage personne Ive, évêque de Chartres, de se réunir au plus vite à Orléans pour déjouer la machination des impies et se hâter de pourvoir à son élévation au trône (1). L’archevêque de Sens Daimbert invité avec ses suffragants, à savoir Galon, évêque de Paris, Manassé de Meaux, Jean d’Orléans, Ive de Chartres, Hugues de Nevers, [Humbaud] d’Auxerre (2), arriva et, le jour de l’invention du saint protomartyr Étienne, versa sur le front de monseigneur Louis la liqueur de l’onction très sainte (3). Après avoir célébré une messe d’actions de grâces, il lui ôta l’épée de la chevalerie du siècle et le ceignit de celle de l’Église pour la punition des malfaiteurs, le couronna en le félicitant du diadème royal et lui remit avec la plus vive dévotion le sceptre et la main de justice, et par ce geste la défense des églises et des pauvres, en y ajoutant tous les autres insignes de la royauté, à la grande satisfaction du clergé et du peuple.
Il n avait pas encore déposé ses ornements de fête après la célébration du service divin quand, brusquement, apparurent, venant de l’église de Reims, des messagers d’une mauvaise nouvelle, porteurs de lettres de contestation, et qui, sous le couvert de l’autorité apostolique, efficace s’ils étaient venus à temps, défendaient avec des menaces de procéder à la cérémonie de l’onction royale. Ils disaient que les prémices du couronnement du roi appartenaient de droit à l’église de Reims, que c’était du premier roi de France, Clovis, baptisé par saint Remi, qu’elle tenait cette prérogative entière et incontestée, que quiconque essaierait de la violer avec une téméraire audace tomberait sous le coup d’un perpétuel anathème (4). Leur archevêque, vénérable et discrète personne, Raoul le Vert, avait encouru les plus graves et dangereuses rancunes du roi parce qu’il avait été élu et intronisé sur le siège de Reims sans son consentement (5). Aussi les messagers espéraient-ils, à la faveur de cette occasion, obtenir ou la paix pour lui ou la non célébration du couronnement du roi. Leur venue tombait à contretemps. Sur place ils restèrent muets; rentrés chez eux, ils se montrèrent bavards. Mais ils eurent beau dire ce fut en pure perte.
Notes :
1) Ive de Chartres rédigea dans la suite, à l’usage du pape et des évêques, une sorte de mémoire justificatif, démontrant qu’un parti s’était formé pour écarter du trône le prince Louis au profit de Philippe de Mantes, fils de Bertrade de Montfort (A. Luchaire, Institutions monarchiques, tome I, 1883, page. 78).
2) Daimbert, archevêque de Sens de 1098 à 1122; Galon, évêque de Paris de 1104 à 1116; Manassé, évêque de Meaux de 1103 à 1120; Jean II, évêque d’Orléans de 1096 à 1135; Ive, évêque de Chartres de 1091 à 1116; Hervé (et non Hugues), évêque de Nevers de 1099 à 1110; Humbaud, évêque d’Auxerre de 1095 à 1115.
3) Le lundi 3 août 1108.
4) Manifestement Suger reprend ici les expressions mêmes de la lettre de l’archevêque de Reims.
5) Raoul le Vert, trésorier de la cathédrale de Reims, avait été élu par le chapitre en 1106, mais le roi, qui n’avait pas été consulté, tint cette élection pour nulle et soutint un autre candidat, Gervais, fils du comte de Rethel, élu par quelques-uns des chanoines. Gervais, condamné par le concile de Troyes le 23 mai 1106, finit par rentrer dans le monde et succéda à son père comme comte de Rethel. Quant à Raoul le Vert, Louis VI se résigna à le reconnaître moyennant un serment de fidélité par la main; il mourut en 1124. Voir B. Monod, Essai sur les rapports de Pascal II avec Philippe Ier, pages 83 à 86.
Sources : « Suger – Vie de Louis VI le Gros », éditée et traduite par Henri Waquet, archiviste du département du Finistère, « Les Classiques de l’Histoire du Moyen Âge » publiés sous la direction de Louis Halphen, Tome 11, Paris, Librairie Ancienne Honoré Champion, éditeur, 1929, pages 85 à 89.