« Mönnikes et moi-même allâmes directement vers les fosses. Personne ne nous en empêcha. J’entendis alors des coups de fusil qui se succédaient rapidement derrière l’une des levées de terre. Les gens descendus des camions, hommes, femmes et enfants de tous âges, devaient, sur l’ordre d’un SS tenant à la main une cravache de cavalier ou de maître-chien, se déshabiller en posant à des endroits distincts leurs vêtements, leurs sous-vêtements et leurs chaussures. Je vis un tas de chaussures d’approximativement 800 à 1000 paires, de grands tas de linge et d’habits. Ces gens se déshabillaient sans cris ni larmes, restaient groupés par familles, s’embrassaient et se faisaient leurs adieux, et attendaient le signe d’un autre SS, debout au bord de la fosse et tenant aussi un fouet à la main. (…) J’observai une famille de quelque 8 personnes, un homme et une femme, tous deux la cinquantaine, avec leurs enfants, d’environ un an, huit ans et dix ans, et deux filles adultes de vingt-vingt-quatre ans. Une femme âgée, aux cheveux tout blancs, tenait dans ses bras l’enfant d’un an et lui faisait des chatouilles. L’enfant couinait de plaisir. Le couple regardait, les larmes aux yeux. Le père tenait par la main un garçon de dix ans et lui parlait à voix basse. Le garçon s’efforçait de réprimer ses pleurs. Son père lui montrait du doigt le ciel, lui caressait la tête et semblait lui expliquer quelque chose.

Déjà le SS dans la fosse criait quelque chose à son camarade. Celui-ci sépara des autres une vingtaine de personnes et les fit aller de l’autre côté de la levée de terre. La famille dont j’ai parlé en était. Je me souviens très bien qu’une des filles, mince, les cheveux noirs, en passant tout près de moi, fit un geste pour se désigner elle-même en disant : « vingt-trois ans ! »

Je contournai la levée de terre et me trouvai devant la gigantesque tombe. Les gens étendus étaient si serrés les uns sur les autres qu’on ne voyait que leurs têtes. De presque toutes ces têtes, le sang coulait sur les épaules. Une partie des fusillés bougeaient encore. Quelques-uns levaient les bras et tournaient la tête pour montrer qu’ils vivaient encore. La fosse était déjà pleine aux trois quarts. J’estime qu’étaient couchées là environ 1000 personnes. Je cherchai des yeux le tireur. C’était un SS, qui était assis sur le bord du petit côté de la fosse, les jambes pendant dans la fosse, il avait un pistolet-mitrailleur posé sur ses genoux et fumait une cigarette. Les gens, complètement nus, descendaient par des marches taillées dans la paroi argileuse de la fosse et glissaient par-dessus les têtes des corps étendus jusqu’à l’endroit que leur indiquait le SS. Ils se couchaient devant les morts ou les blessés, quelques-uns faisaient une caresse à ceux qui vivaient encore, et leur parlaient doucement. Puis j’entendis une série de coups de feu. Je regardai dans la fosse et vis les corps tressauter, ou les têtes reposer déjà immobiles sur les corps couchés auparavant. Des nuques coulait du sang. »

Témoignage d’Hermann Gräbe, 10 novembre 1945, in Douglas K. Hueneke, In Deutschland unerwünsnscht. Hermann Gräbe. Biograpie eines Judenretters, Lüneburg, 2002, annexe 1.