31 juillet 2008 Par Charles Heimberg

« Depuis la fin du XIXe siècle, la Suisse célèbre sa fête nationale chaque 1er août parce qu’un pacte d’alliance défensive entre trois vallées alpines de Suisse centrale, daté des premiers jours du mois d’août 1291, a été tardivement considéré comme l’acte fondateur du pays.

À l’époque de ce choix, il fallait gommer le souvenir d’une brève guerre civile, la guerre du Sonderbund de 1847, qui était à l’origine de la fondation, en 1848, de l’État fédéral moderne. Les anciens adversaires de 1847, radicaux et conservateurs, désormais réconciliés et unis face à l’affirmation du mouvement ouvrier, ont préféré « inventer » la tradition mythique d’une fondation médiévale de la Suisse.

La célébration du 1er Août est devenue depuis lors une tradition forte, avec ses feux, ses lampions et ses discours patriotiques dans chaque commune suisse. Axée sur des mythes fondateurs qui évitent toute posture critique à l’égard du présent, cette fête est profondément conservatrice, à l’image d’un pays culturellement refermé sur lui-même au cœur de l’Europe (mais bien plus ouvert sur le plan économique…). En outre, depuis quelques années, la plaine mythique du Grutli, lieu désigné par la légende comme celui de la promulgation du fameux pacte, attire des manifestations d’extrême-droite particulièrement nauséabondes.

Qu’elle qu’en soit la pertinence historique, cette fête patriotique a un grand défaut : à l’instar du pacte qu’elle célèbre, elle ne promeut pas la démocratie, et en tout cas pas la démocratie moderne dans une société de masse au caractère multiculturel prononcé ; elle ne promeut guère que l’indépendance contre l’extérieur et contre l’étranger. C’est la raison pour laquelle, à l’heure de la montée, en Suisse et ailleurs, du national-populisme xénophobe, cette célébration ne va guère dans le sens de l’affirmation des droits démocratiques de tous.

Le 1er Août marque aussi l’écart grandissant entre la recherche historique et les usages publics du passé. À la fin du XIXe siècle, on avait choisi le pacte de 1291 plutôt que la légende de Guillaume Tell, parce que cela correspondait mieux, en disposant de la matérialité d’un document, à l’approche positiviste de l’histoire qui marquait cette époque. Aujourd’hui, les historiens ne remettent pas seulement en cause l’interprétation du pacte comme acte fondateur de la Suisse, mais ils ont aussi de grands doutes, à l’instar de l’historien médiéviste Roger Sablonier (voir son livre Gründungszeit ohne Eidgenossen, Baden, Verlag hier + jetzt, 2008), quant à l’authenticité matérielle et à la datation de ce pacte. Ce qui n’empêche ceux qui s’attellent à la vulgarisation de l’histoire pour le grand public de valoriser ces mythes et ces légendes envers et contre tout en nous les présentant aujourd’hui encore comme « vraisemblables » (comme le fait Georges Andrey dans L’histoire de la Suisse pour les nuls, Paris, First, 2007).

En Suisse, comme ailleurs, s’observent dans l’espace public des usages et des mésusages de l’histoire. Le gouvernement suisse avait eu le courage, il y a quelques années, sous l’effet d’une grave crise internationale, de mandater une Commission internationale d’experts pour qu’ils examinent l’attitude des autorités et des élites helvétiques face au national-socialisme. Une fois publiés les résultats –affligeants à bien des égards, mais nuancés- de ces travaux, le monde politique n’a en revanche pas eu le courage d’en débattre pour l’avenir. Aussi la persistance de la diversion des mythes et du folklore chaque 1er Août constitue-t-elle un parfait, et regrettable, mésusage de l’histoire. »

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