«En décembre 1943 je fus transporté de Theresienstadt à Auschwitz. Nous étions environ 80 personnes, dans un wagon de marchandises. Après deux journées de voyage nous arrivâmes la nuit à Auschwitz. J’avais alors quatorze ans et j’allais avec mes parents et ma soeur à Auschwitz. C’est-à-dire nous ne savions pas où nous allions. Nous savions seulement que notre convoi allait à l’Est (…).

Deux jours après on nous fit prendre un bain. On nous rasa de près, mais on nous laissa les cheveux sur la tête. On nous distribua des chiffons. Nous, les enfants, trouvions cela très drôle, car nous n’arrivions plus à nous reconnaître les uns des autres. Nous nous disions que c’est Pourim [fête juive], un carnaval. Les nouveaux vêtements nous paraissaient très comiques. Nous aperçûmes aussi un curieux prisonnier russe. L’un de nous lui avait donné un morceau de saucisson. Il voulait l’avaler. Un SS se précipita sur lui, le battit et cria: « Donne le saucisson ! » Malgré les coups, il garda le saucisson dans la bouche. Je ne comprenais pas pourquoi il ne le lâchait pas. Ce n’est que par la suite que je compris qu’on pouvait avoir tellement faim qu’on préfère supporter les coups, et garder la nourriture.»

Extrait de «Auschwitz», présenté par Léon Poliakov, Paris, Julliard, 1973, souvenirs d’un enfant, p. 172. Ce témoignage fut recueilli pour une émission radiophonique allemande après la guerre.


Le texte suivant a été écrit par une déportée nommée Ossip Tchorny (matricule 74233 à Auschwitz) ; le 12 janvier 1944 elle arrive à Auschwitz…

«(…) En nous approchant d’Auschwitz-Oswiecim, nous avons aperçu une multitude de gens qui travaillaient sur une route. (…) A la descente du train, j’ai jeté un dernier regard sur mon frère, emmené parmi les autres hommes. Au bout d’une heure de marche, nous avons passé le portail. Gigantesque, cloisonné en différentes parcelles par des clôtures, il ressemblait à une véritable cité. (…) Près du portail, une maison de bois tenait lieu de bureau. Nous avons été comptées et la porte s’est refermée derrière nous. Pour toujours. On nous a placées dans une baraque pour la nuit. Ni lits ni chaises, rien que de la terre nue pour s’asseoir. Dans la soirée sont venus HösslerEn 1943-1944, le Hauptsturmführer SS (capitaine) Franz Hössler fut Lagerführer (premier adjoint au commandant) du camp de femmes de Brzezinka (Birkenau) – Auschwitz 2. Par la suite, il fut muté au même poste à Auschwitz., commandant du camp, et son bras droit Tauber. Ordre nous a été donné de nous aligner cinq par cinq. Les yeux rivés sur chacune de nous, ils nous demandaient notre profession. Certaines spécialités, dont la mienne, ont été consignées. Le lendemain, nouvelle visite de Tauber, grand bourreau du camp. Des filles, anciennes prisonnières, nous ont tatoué un numéro sur le bras gauche. Nous cessions d’être des humains et devenions des matricules. En fin de jour née nous avons été conduites aux bains – le « sauna » – et poussées nues sous la douche. Mais il avait d’abord fallu passer sous la tondeuse . Heureuses exceptions, celles dont Hössler avait consigné les professions la veille. (…) Les filles restées sans cheveux pleuraient. Alors une ouvrière, montrant une grande flamme qui s’élevait vers le ciel, a dit : « Et ça, vous savez ce que c’est ? Vous allez y aller aussi, et vous n’aurez plus besoin ni de vos cheveux ni des affaires qui vous ont été confisquées.

Après le bain, on nous a donné un vieux linge sale et des sabots. Une grande rayure rouge a été peinte sur toute la longueur de nos habits, où on a cousu nos matricules. Puis nous sommes passées dans une pièce dit Schreibstube [bureaux], qui se trouvait près des bains. Chacune de nous a été fichée sous le nom de Sarah ajouté à son vrai nom. Ne comprenant pas de quoi il en retournait, j’ai fait observer que ce n’était pas mon vrai nom, à quoi la secrétaire m’a répondu d’un air ironique que tel était le voeu d’Hitler. De nouveaux rangées par cinq, nous avons été conduites dans un block dit de quarantaine, divisé en plusieurs « Stube », avec une responsable nommée la « stubeuse » dans chaque division. Nous dormions à cinq ou six sur des planches dans une horrible promiscuité. Et quand nous avons demandé à être réparties sur les couchettes restées vides, ça a été une bordée d’injures et de coups. Levées à quatre heures du matin, nous filions prendre du thé [une espèce d’infusion] à la cuisine avant l’appel général qui avait lieu au block – deux fois par jour, le matin et le soir, au retour du travail. Ces appels duraient deux ou trois heures à chaque fois, malgré la pluie, la neige et le froid. Nous étions dans l’immobilité la plus totale, fourbues et morfondues. Celles qui en tombaient malade passaient à l’infirmerie et disparaissaient à jamais. (…)»

Ilya Ehrenbourg, Vassili Grossmann, Le Livre Noir, Actes sud, collection «Solin», Arles, 1995, p. 959-961.