Correspondances et carnets d’un soldat Rennais (marié, 1 garçon de 7 ans). Artisan menuisier, il a été interné dans un Kommando de charpentiers et à été libéré à Berlin en 1945. Voici la seconde lettre de son épouse écrite le 6 septembre 1939
Une des 111 lettres adressées par Adrienne entre septembre 1939 et mai 1940 sur un total de 538 lettres échangées entre eux sans compter 4 carnets de captivités (160 pages).
= « Mercredi 6 septembre 1939
Rennes, 10 h. 15 du soir
Mon cher André
Il est déjà 10h.15, mais je veux absolument t’écrire, car je me sens bien triste. Je n’ai pas encore eu de lettre et je suis pourtant si impatiente de te lire. Je sais bien que ça n’est pas de ta faute, puisque je ne suis pas la seule à m’en plaindre. Ce sera peut-être pour demain. Et toi, as-tu reçu la mienne ? Je voudrais bien que oui, car j’ai idée que toi aussi tu t’ennuies de ton chez-toi. Si la raison de la séparation n’était pas aussi grave, nous la supporterions avec plus de courage. Mais, voilà, l’incertitude si grande de se revoir m’enlève parfois tout mon courage et pourtant je veux espérer quand même. Tu dois te souvenir de l’appréhension que j’avais de commencer cette année se terminant par 9. Tu te moquais et pourtant tu peux voir que mon appréhension était justifiée et le chiffre 9 me poursuit partout, puisque le numéro de ton régiment se termine par un 9. Je ne veux pas t’ennuyer avec cela, et puis tu pourrais croire que je n’ai plus aucun bon sens. Tu te tromperais, tu sais. D’ailleurs, depuis ton départ, je n’ai pas été inactive. Je fais mes bidons et puis je me débrouille pour le reste. Aussi, je vais te mettre au courant de ce qui t’intéresse.
D’abord, je suis allée à la Banque. Je n’ai eu aucune difficulté. Mardi matin, M. Albaret est venu pour sa petite voiture. Il a emporté le nécessaire pour la faire monter. Madame Doly a envoyé son petit commis pour prendre la petite chaise que je lui ai remise. Lundi soir, M. Simon est venu voir si tu étais encore là. Il ne fait pas faire le travail. Hier après-midi, je suis allé chez Châtel pour leur demander de reprendre la marchandise. Ils ont fait quelques difficultés, mais enfin ils ont fini par accepter moyennant que je trouve quelqu’un pour faire le transport. Car, ils n’ont plus personne. Père et fils sont mobilisés et la maison doit fermer. Je suis allée trouver Orhan ; c’était le petit commis qui était là. Il m’a dit que jusqu’à jeudi, Orhan était pris et ne pouvait se charger d’aucun transport et que, vendredi, il était réquisitionné avec son camion. Je suis donc allée trouver Jules Galles qui, malgré tout le dérangement que cela lui occasionnait, a bien voulu me rendre ce service. Ce matin au plus tard, la marchandise avait été rendue chez Châtel. Je suis allée, aussi, à la mairie pour l’allocation militaire. Voudrais-tu m’envoyer un certificat de présence au corps.
Il faut que je fournisse un relevé des contributions payées par la famille ou certificat de non-imposition (à prendre chez le percepteur), un certificat de salaire de chacun des membres de la famille. Étant artisan, je n’ai pas, paraît-il, à en fournir.
Par contre, l’on m’a donné une feuille pour moi à faire remplir à la confection, et le livret de famille. Tu vois que l’occupation ne me manque pas. Eh bien, malgré cela, je m’ennuie. C’est surtout au moment des repas, il faut toujours voir ta place vide. Je ne peux pas m’y habituer et pourtant j’ai mon petit Gérard qui bavarde comme toujours. Et malgré cela, je ne puis m’empêcher de ruminer mes noires pensées. Pauvre petit bonhomme, il compte sur son papa pour empêcher les vilains messieurs de venir. Comme il dit, ils ont peur de mon papa.
Sur ma précédente lettre, je te disais que nous avions eu une alerte. Cela l’a frappé et il m’en parle à tout instant. Cela ne s’est pas reproduit, heureusement. Alors, Gérard dit que c’est son papa qui les empêche de venir. Il demande si tu seras longtemps (absent), car il voudrait aller à la pêche. Pauvre petit, s’il pouvait se douter, quelquefois, comme il me fait du mal ; surtout qu’ici tout me rappelle tant ta présence et tant de souvenirs.
C’est même ton atelier, tes outils, enfin tout et, parfois, il me prend des crises de larmes, car je dois te l’avouer, je pleure encore ton départ et je crois que je pourrais encore pleurer et je ne suis malheureusement pas la seule.
Ah, si les hommes pouvaient sentir toute la peine que nous avons et les sacrifices que nous faisons, nous autres femmes, ils supprimeraient à tout jamais la guerre. Il faut toujours que nous donnions, nous. C’est peut-être très noble de faire de tels sacrifices, malheureusement, je ne possède pas encore un cœur assez noble pour cela. Et j’ai, parfois, des moments de révolte. Voilà ce qu’est ta femme. D’ailleurs, tu dois bien la connaître, mais parfois elle est aussi capable d’être brave et elle le sera, car il le faut. Enfin, mon pauvre chéri, je ne parle que de moi, et pourtant je sais parfaitement que tout ce que je ressens, toi aussi, peut-être pas tout à fait sous la même forme. Tu es un homme, mais dis-moi tout plein de choses, raconte-moi tout ce que tu peux ; je serais si heureuse.
Ce soir, j’ai eu la visite de Germaine et de son mari. Il est à Saint-Jacques ; je ne t’en dis pas plus long à son sujet, car il faut se méfier de pouvoir renseigner ceux qui pourraient mettre ces renseignements à profit. Germaine, elle, va aller à (Pont-Péan) ; la boutique est fermée. La petite Françoise a une mine superbe. Ils m’ont prié de te donner le bonjour. J’ai le bonjour a te souhaiter de Mme (Olive) et de chez Henriette. De M. et Mme Boulanger. Ce soir, elle est venue m’apporter le journal, car je ne l’achète plus. Elle me le prête. Nous avons causé un peu, c’est pour cela que je me suis mise si tard à t’écrire. J’écoute toujours les informations, mais l’on nous donne le strict nécessaire. Demain, je porterai l’accu à charger.
Ce midi, j’ai écouté un poème de Victor Hugo qui devait avoir pour titre : « L’Aigle d’airain » .
En fait, il s’agit de « L’Aigle du casque » qui appartient au recueil « La légende des siècles ». Un poème moral très manichéen (différence entre les forces du Bien et celles du Mal) : https://www.youtube.com/watch?v=YYVrTC2I_CU
Gérard a fait du bruit moment de l’annonce, je ne suis pas très sûre, c’était très joli et tout à fait de circonstance. Ensuite, ils ont donné le « Boléro de Ravel ». Je l’ai écouté, car j’aime ce morceau et je sais que toi aussi, tu l’aimes. Autrement, je n’écoute plus que les informations, je veux ménager ma bile. Je te disais, aussi, que M. et Mme Leborgne avaient insisté pour que j’aille coucher chez eux. Pour leur faire plaisir, j’y suis allé avec Gérard, une nuit, mais j’ai encore moins bien dormi que chez nous. Toutes les heures, le carillon sonnait Frère Jacques, le temps me semblait encore plus long et puis, pour Gérard, ça n’était pas pratique et puis, je me plais mieux chez nous dans ma solitude. Ils ont eu des nouvelles de Jean et Gaston. Jean est à Versailles. Gaston doit partir. Mon cher mari, dis-moi s’il faut que je t’envoie un cache-col de laine et tes gants. Veux-tu du tabac, du chocolat, enfin que sais-je ? Dis-moi si tu as besoin de quelque chose quand tu auras besoin d’argent. Il faudra le dire. Lis-tu un journal ? Je voulais te dire que, matin et soir, ton petit gars te dit bonjour et bonsoir. Il croit que son papa l’entend. Il dit sa prière pour que le petit Jésus protège son papa. Il est toujours, bien diable, donc se porte bien. Je le ferais t’écrire un petit mot, demain matin. Si tu pouvais le voir, s’il en dit, s’il fallait écrire tout ce qu’il dit, il y aurait bien une demi-page. Ce n’est rien que des choses gentilles pour son papa. Mon chéri, de bavarder avec toi, je me sens un peu moins triste. Mais, je voudrais tant te lire, aussi. C’est dans cet espoir que je vais te quitter. Je te dis bonsoir, bonne nuit, et je t’embrasse bien tendrement.
Ta femme. Adri
P.S. : J’ai oublié de te dire que Mme Cottais a son beau-frère à Fontenay-le-Comte dans l’infanterie coloniale. Il est peut-être avec toi. Tâche donc de faire connaissance.