État et nation

«Notre définition du nationalisme s’est nourrie de deux termes que nous n’avons pas encore définis : Etat et nation. Nous pouvons nous servir, comme point de départ de la réflexion sur l’Etat, de sa célèbre définition par Max Weber, pour qui l’Etat est le groupement, qui au sein de la société, détient le monopole de la violence légitime. L’idée sous-jacente est simple et séduisante. Dans les sociétés où règne l’ordre, comme celles dans lesquelles la plupart d’entre nous vivons ou aspirons à vivre, ni la violence privée ni celle d’un groupe ne sont légitimes. Le conflit en tant que tel n’est pas illégitime, mais il ne peut être résolu, selon la loi, par la violence privée ou par celle d’un groupe. La violence ne peut être exercée que par l’autorité politique centrale et par ceux auxquels elle délègue ce droit. Parmi les diverses contraintes utilisées pour le maintien de l’ordre, la sanction ultime, la force, ne peut être appliquée que par un groupement spécialisé, clairement identifié au sein de la société, qui est bien centralisé et discipliné. Ce groupement ou ce groupe de groupements est l’Etat.

L’idée qui s’inscrit dans cette définition correspond assez bien aux intuitions morales d’un grand nombre, probablement de la majorité des membres des sociétés modernes. Néanmoins, elle n’est pas totalement satisfaisante. Il existe des « Etats » – ou, en tout cas, des institutions que nous serions normalement enclins à appeler ainsi – qui n’ont pas le monopole de la violence légitime sur le territoire qu’ils contrôlent, plus ou moins effectivement. Un Etat féodal ne s’oppose pas nécessairement aux guerres privées entre ses feudataires pourvu qu’ils remplissent par ailleurs leurs obligations envers leur suzerain ; ou encore, un Etat comptant, parmi ses sujets, des populations tribales ne s’oppose pas nécessairement à ce que s’instituent des querelles meurtrières, aussi longtemps que ceux qui s’y livrent se gardent de mettre en danger des personnes neutres qui se trouvent sur la voie publique ou au marché. L’Etat iraquien, sous la tutelle britannique après la Première Guerre mondiale, tolérait les pillages que commettaient les tribus, à condition que ceux qui les pratiquaient les aient dûment signalés au poste de police le plus proche avant et après l’expédition, et qu’ils aient laissé un rapport concernant les morts et le butin en bonne et due forme selon les exigences de la bureaucratie. En bref, il y a des Etats auxquels il manque la volonté ou les moyens d’exercer leur monopole de la violence légitime et qui, néanmoins, restent, à bien des égards, des « Etats » identifiables en tant que tels.

Le principe fondamental énoncé par Weber semble, cependant, pertinent aujourd’hui, même si, s’agissant d’une définition générale, il présente un caractère étrangement ethnocentrique dans la mesure où il repose sur l’hypothèse tacite d’un Etat occidental bien centralisé. L’Etat constitue une élaboration importante et caractéristique de la division sociale du travail. Là où il n’y a pas de division du travail, il n’est pas nécessaire de parler d’Etat. Mais n’importe quelle forme de spécialisation ne peut engendrer un Etat : l’Etat est la spécialisation et la concentration du maintien de l’ordre. L’Etat est cette institution ou cet ensemble d’institutions spécifiquement intéressées à garantir l’ordre (même si elles peuvent aussi être utilisées à d’autres tâches). L’Etat existe là où des groupements spécialisés qui visent à garantir l’ordre, tels que les forces de police et les cours de justice, sont séparés du reste de la vie sociale. Ils sont l’Etat. (…)

Par anticipation, il faut formuler quelques remarques historiques générales sur l’Etat. L’humanité a traversé trois phases fondamentales dans son histoire : ce sont les stades préagraire, agraire et industriel. Les bandes de chasseurs-cueilleurs étaient et sont trop petites pour que soit possible le type de division politique du travail qui constitue l’Etat : pour eux ne se pose pas vraiment la question d’une institution spécialisée, stable, garante de l’ordre, la question de l’Etat. En revanche, la plupart, mais non la totalité, des sociétés agraires ont été dotées d’un Etat ; certains ont été forts, certains faibles, d’autres despotiques et d’autres encore respectueux des lois. Ils diffèrent très sensiblement dans leurs formes. La phase agraire de l’histoire humaine est la période pendant laquelle, pour ainsi dire, l’existence même de l’Etat est un choix. En outre, la forme de l’Etat est très variable. »

Tiré de Ernest Gellner, Nations et nationalisme, Payot, Paris, 1989, pp.14-17.