Le dualisme contesté
« Dans les écoles publiques, les élèves slovaques traversent un douloureux purgatoire, houspillés et brimés s’ils demeurent fidèles à leur langue nationale, caressés, choyés, protégés, s’ils se convertissent à la vraie patrie magyare. Pour leur épargner ces épreuves et ces tentations, les Slovaques avaient réussi à fonder à leurs frais trois gymnases (1). On ouvrit, dès 1874, une enquête sur le lycée de Revuea. Le surintendant conclut que « les tendances slaves, et par conséquent anti-magyares ne permettaient pas d’espérer de l’enseignement des résultats favorables et utiles à la patrie » ; le gymnase est aussitôt fermé. Le ministre, mis en appétit, envoie une deuxième commission inspecter le gymnase de Zniov. Elle ne constate aucun abus. Le ministre s’avise que les bâtiments sont vieux (…) Peut-être, mais nous allons inaugurer un nouveau local. Les murs ne sont pas assez secs. En pleine période scolaire, les élèves sont mis à la porte et le lycée fermé. Depuis, toutes les demandes des églises et des communes pour fonder de nouveaux gymnases sont restées sans réponse. En revanche, sur le territoire slovaque, on compte 4 facultés, de droit, 36 écoles moyennes, 15 écoles normales, toutes uniquement magyares.»
(E. Denis, « La Question d’Autriche et les Slovaques », Éditions Delagrave, 1917.) (1) Lycées.
Les principales contestations du dualisme viennent des Slaves du sud et des Tchèques, dont le pays est le plus développé sur le plan économique.
« La division de l’Autriche en territoires nationaux est très possible. Les territoires seraient dans la plus grande partie presque homogènes. On pourrait garantir par les lois impériales les droits des minorités dans les régions mixtes, assurer l’égalité des langues dans l’administration… Tout ce qui reste du centralisme devrait disparaître. Le gouvernement central ne conserverait que les affaires nécessairement communes, comme les affaires militaires, les grandes lignes de chemin de fer, les postes, les télégraphes, la police, etc. A cela on pourrait ajouter l’institution de tribunaux nationaux qui trancheraient tous les litiges entre les nations concernant les écoles, les emplois publics, l’emploi des langues dans l’administration. »
(Benes, Le problème autrichien et la question tchèque , Paris, 1908.)
UNE VILLE COMME LES AUTRES EN AUTRICHE-HONGRIE
« La ville était allemande. Elle était même sise dans une enclave de langue allemande, encore qu’à son extrême pointe, et se savait mêlée depuis le XIIIe siècle aux fiers souvenirs de l’histoire allemande. On pouvait apprendre, dans ses écoles allemandes, que le prêtre des Turcs, Kapristan, avait prêché déjà en cette ville contre les hussites, en un temps où de bons Autrichiens pouvaient encore être nés à Naples… ; que les Suédois pendant la guerre de… ?, avaient assiégé tout un été cette courageuse cité sans pouvoir l’enlever ; les Prussiens, pendant la guerre de Sept Ans, en avaient été moins capables encore. (…)
Dans les écoles non allemandes de la ville, on n’épargnait pas les allusions au fait que la ville n’était pas allemande, « et que les Allemands étaient un peuple de voleurs qui s’appropriaient jusqu’au passé des autres ». Que cela ne fût pas interdit était curieux, mais relevait de la sage modération cacanienne. Il y avait alors en Cacanie nombre de villes analogues, et toutes présentaient le même aspect. »
Robert Musil, l’Homme sans qualités, 1930-1943, Le Seuil, 1966.
Langues et revendications nationales dans l’empire austro-hongrois.
« Aux environs de Temesvar (aujourd’hui Timisoora en Roumanie) un propriétaire me disait qu’il avait absolument besoin de connaître cinq langues : le latin, pour les anciennes pièces officielles, l’allemand pour ses relations avec Vienne, le hongrois pour prendre la parole dans la Diète, enfin le valaque et le serbe pour donner des ordres à ses ouvriers (…). Il n’y a pas jusqu’aux billets de banque qui ne portent témoignage de la multiplicité des dialectes en usage dans l’Empire. (…) On s’est donné la peine de graver une inscription en huit langues différentes, accompagnée de cette devise : viribus unifis, par l’union des forces, laquelle semble une cruelle ironie en présence des discordes actuelles. »
E. de LAVELEYE, Revue des Deux Mondes, l e août 1868.
« Appelés à présenter une adresse à Sa Majesté l’Empereur et Roi à l’occasion de l’ouverture de leur session, les députés du Landtag croate ont profité de l’occasion pour développer le programme de leurs ambitions nationales. Ils ne se bornent pas à réclamer pour leurs frères de la Bosnie et de l’Herzégovine un affranchissement définitif du joug qui les soumettait à la domination turque. Ils émettent la prétention que ces provinces soient incorporées dans un vaste Royaume comprenant, outre la Croatie actuelle, la Dalmatie et les Confins militaires (1) qui en ont été naguère détachés. Il ne s’agirait de rien moins que de la constitution au sein de la Monarchie d’un troisième État ayant les mômes droits, la même autonomie, la même organisation politique que les deux pays qui composent actuellement l’Autriche-Hongrie, (…). Il est permis de penser qu’ils ont trouvé l’occasion favorable pour prendre acte de ce qu’ils considèrent comme leurs droits et pour semer le germe de leur programme national, comptant sur le temps pour le faire fructifier. »
Rapport du vicomte de VOGÜÉ, ambassadeur de France à Vienne, au ministre français des Affaires étrangères, 18 octobre 1878.
1. Territoire croate placé sous administration militaire pour éviter les infiltrations turques.
Le mémorandum des slovaques (7 juin 1861)
« Aide-mémoire de la nation slovaque au Parlement de Hongrie en vue d’obtenir la réalisation équitable du principe de l’égalité des droits en Hongrie. » (juin 1861).
« Notre histoire et notre tradition nationales nous enseignent que nous sommes les plus anciens habitants de ce pays entouré par les Carpathes.
Bien avant l’arrivée des Magyars, nos aïeux appelèrent cette terre leur patrie. Aussi, il est nécessaire de reconnaître notre personnalité nationale sur le territoire où elle s’étend en tant que masse continue et ininterrompue sous le nom de Région slovaque de la Haute Hongrie, en modifiant la frontière des départements d’après le critère ethnique.
Les limites fictives des quatre districts actuels de notre patrie feraient place à des limites vivantes, définies non pas par la décision arbitraire des hommes, mais par la langue et la nationalité et, par conséquent, par la volonté de Dieu et la nature elle-même.
Cette langue qui personnifie la nation dans le monde de l’esprit, qui est son unique moyen d’expression, l’unique stimulant de sa culture, ne doit pas être ravalée sur le territoire national, c’est-à-dire dans sa propre maison, par un rôle secondaire, au rang de servante. Elle doit être, au contraire, remise à la place qui lui revient dans les limites qui servent de cadre à la vie nationale.
Les affaires des citoyens devant les services administratifs et judiciaires seront tout naturellement traitées dans leurs langues nationales.
Nous adoptons pour devise : Une patrie libre et constitutionnelle fondée sur la liberté, l’égalité et la fraternité des nations. »
cité par J. Mikus, La Slovaquie dans le drame de l’Europe, Paris, 1955.
L’AFFIRMATION DE LA LANGUE TCHÈQUE AUX DÉPENS DE L’ALLEMAND
Jean Gebauer, né en 1838 dans un village de Bohême, professeur de linguistique à l’université de Prague, raconte son enfance. Son père était un paysan allemand.
« Elle [la mère de l’auteur] ne connaissait pas un mot d’allemand et mon père et ma grand-mère lui parlaient en tchèque, tandis qu’entre eux ils parlaient allemand ; et il en était ainsi lorsque je suis arrivé, moi, dans la famille, et trois ans plus tard, ma soeur.
Quand, en 1854, ma grand-mère mourut, mon père n’eut à la maison personne avec qui parler allemand, et la langue tchèque domina complètement dans notre foyer. Ma soeur et moi sommes nés dans un foyer bilingue et nous avons appris aussi l’allemand ; mais, pour nos frères et soeurs plus jeunes, ce ne fut pas le cas. En un mot : dans notre maison, l’allemand dominait ; avec l’arrivée de ma mère et l’accroissement de la famille, augmenta la domination du tchèque. Avec la mort de ma grand-mère, se termina la langue allemande.
Cela se passa souvent dans d’autres familles, selon mes souvenirs. Dans un foyer allemand entra une épouse tchèque, les enfants devinrent tchèques ; les membres allemands du foyer, restes de la période allemande, moururent ou partirent ; le père allemand n’avait plus à qui parler et dans le foyer régna seul le tchèque. »
Cité par B. Michel, Nations et nationalismes en Europe centrale, XIX-XXe siècle, Aubier 1995.
Les Tchèques luttent contre la germanisation
« En théorie, l’égalité entre Allemands et Tchèques a été reconnue par une ordonnance rendue en 1880. En pratique, elle n’existe pas, car les recensements sont établis arbitrairement de façon à favoriser partout et quand même, l’élément germanique. (…) A l’aide de souscriptions, [les Allemands] ont fondé une association, la Schulvercin destinée à favoriser le développement des écoles germaniques dans le pays. (…) Les patriotes tchèques, attachés à leur langue et à leur nationalité, résistent avec une admirable énergie à ces tentatives. Ils ne se laisseront pas envahir par l’océan germanique qui les entoure et menace de les submerger : à la puissante Schulvercin, ils se sont hâtés d’opposer la Matice Skolska, caisse nationale des écoles pour combattre leurs adversaires sur leur propre terrain et préserver leur pays de la contagion allemande, en établissant des écoles tchèques dans les régions qui n’en possèdent point. »
Article du journal Le Correspondant, 1896.
Problèmes linguistiques
« Au lycée, nous étions tous réunis, Tchèques et Allemands. Comme de juste, nous nous disputions au sujet de la supériorité de nos nations respectives. Nous, Tchèques, étions plus âgés, ayant dû passer une ou deux années supplémentaires à apprendre l’allemand ; quant à moi, j’étais plus âgé encore, parce que j’avais été à l’école réale et en apprentissage. Dans les batailles – batailles de gamins, qui n’étaient pas terribles – nous rossions les Allemands en général. (…)
En cinquième, nous avions pour le latin et le grec un professeur nommé Vendelin Forster, qui devint célèbre romaniste, mais qui n’était encore qu’un rude Germain. Il prononçait le grec à l’allemande et prétendait nous y contraindre aussi. Pour l’ennuyer, je commençais à prononcer le latin à la tchèque. (…) Naturellement Forster entra en fureur, mais je répliquai : « Monsieur le Professeur, vous qui êtes allemand, vous prononcez le latin et le grec à l’allemande. Moi qui suis tchèque, je prononce le latin à la tchèque. » Je n’en voulus pas démordre même quand le directeur me fit venir dans son bureau. Je reçus un zéro de conduite pour insubordination et insolence. »
Karel Kapek, Entretiens avec Masaryk, Stock, 1936.
Une langue d’Etat
«L’institution d’une langue d’état (qui ne pourrait être que l’allemand), la communication avec les autorités administratives et judiciaires, la langue interne de l’administration provinciale sont autant de débats sur lesquels s’affrontent encore les passions. Les fureurs ne s’apaisent même pas avec la mort. Il leur arrive de sévir encore dans les cimetières. Plusieurs communes n’hésitent pas à interdire à des familles appartenant à une nationalité minoritaire de faire graver, sur les dalles funéraires, des inscriptions dans leur langue. Ainsi ces interdits frappent les Tchèques en Bohême, les Allemands à Trente, les Slovènes à Trieste.
En Hongrie, tout est beaucoup plus simple, car, ici, l’état s’identifie à une nationalité. Alors que la Cisleithanie se reconnaît comme un ensemble multinational, la doctrine officielle de la classe magyare veut que la Hongrie constitue un État national. Donnant au concept de nation un contenu politique distinct des attaches ethniques et linguistiques, elle soutient le postulat que les sujets du royaume de saint Étienne forment un seul peuple. La logique de cette thèse conduit le gouvernement de Budapest à opposer une fin de non-recevoir à toute revendication d’autonomie nationale formulée par les peuples minoritaires. Seule la Croatie bénéficie, depuis 1868, d’un statut particulier qui reconnaît sa personnalité politique et fixe les droits nationaux des Croates. Encore les autorités hongroises ne ménagent-elles pas leurs efforts pour vider ce compromis d’une partie de sa substance, en favorisant outrageusement le parti magyaron acquis à une politique de collaboration avec Budapest. »
Jean-Paul Bled, François-Joseph, Fayard, 1987.
L’AUTRICHE MULTINATIONALE EST-ELLE VIABLE ?
Le point de vue d’un Tchèque
« Je suis Tchèque d’origine slave et le peu que je possède et dont je suis capable, je l’ai consacré entièrement et pour toujours au service de ma nation. Quoique cette nation soit petite, depuis toujours elle est spéciale et unique, ses rois ont fait partie pendant des siècles de la confédération des princes allemands (…).
Si j’étends mon regard au-delà des frontières tchèques, des raisons naturelles et historiques me forcent à ne pas le tourner vers Francfort, mais vers Vienne, afin que j’y trouve son centre, qui est appelé à rassurer mon peuple et à défendre sa tranquillité, sa liberté et ses droits. (…) Pour le salut de l’Europe, Vienne ne doit pas être dégradée et devenir une ville provinciale. S’il y a à Vienne des gens qui souhaitent même avoir votre Francfort comme capitale, il faut dire à haute voix : Père, pardonnez-leur, car ils ne savent pas ce qu’ils veulent ! (…)
Imaginez l’Empire autrichien divisé en plusieurs républiques et petites républiques – quelle bonne base pour une monarchie universelle russe !
Enfin, pour terminer mon exposé détaillé, mais simple, je dois exprimer en quelques mots ma conviction que celui qui revendique que l’Autriche (et avec elle les pays tchèques) s’unisse sur une base nationale à l’État allemand exige d’elle le suicide (…). »
Frantisek Palacky, lettre au Parlement de Francfort, 1848, publiée par S.J. Kirchbaum, Slovaques et Tchèques, L’Âge d’homme, 1987.
Le sentiment d’un témoin étranger
« La monarchie des Habsbourg semblait un vieil arbre dont les branches étaient encore pleines de sève tandis que le tronc en était déjà creux ou pourri jusqu’à la moelle. (…)
Tchèques et Allemands, Polonais et Ruthènes, Slovènes et Italiens se disputaient sans cesse, et lorsque à force d’insistance et de marchandage une race était parvenue à obtenir un avantage, bien vite les autres s’empressaient de réclamer une compensation. Les cabinets autrichiens, composés des plus hauts fonctionnaires, s’ingéniaient à tenir ces réclamations le plus longtemps possible en suspens ; leur but était de maintenir un équilibre de mécontentement entre toutes les races, et de contenter l’une en indisposant l’autre, s’inspirant en cela du proverbe dalmate: «Un mal partagé est un demi-bonheur. » »
Henry Wicken Steed, Mes souvenirs, t.1 : 1892-1914, publié en français en 1926
Rivalité austro-russe dans les Balkans.
« La guerre de 1877-1878 avait eu pour effet, non seulement la dislocation de l’Empire ottoman livré désormais en proie à toutes les convoitises, mais l’affaiblissement même de la Russie victorieuse, dont les ressources étaient épuisées en même temps que ses ambitions nationales s’allumaient avec plus d’ardeur. Profitant de l’occasion favorable, l’Allemagne a poussé l’Autriche en avant dans la péninsule des Balkans avec une rare vigueur (…).
Votre Excellence sait avec quelle énergie et quelle persévérance, depuis quinze ou dix-huit mois surtout, l’Autriche a fait sentir son action sur les petits Etats de la péninsule, sur le Monténégro et la Serbie, en Bulgarie, en Roumanie même. Ces Etats sont autant de clients que l’Autriche dispute aujourd’hui avec âpreté à la Russie, et malgré les avantages que donne à cette dernière la communauté de race et de religion, les principautés slaves tombent peu à peu dans l’orbite de la monarchie austro-hongroise.
Les questions de chemins de fer, la navigation du Danube, les traités de commerce sont autant de moyens dont le Cabinet de Vienne se sert habilement, et, grâce à la pression des intérêts matériels, il oblige par degrés des populations pauvres et ignorantes à subir son ascendant. La Roumélie, la Macédoine n’échappent pas à ce travail ; les missions catholiques, qui dans cette région étaient depuis longtemps l’un des principaux moyens d’influence du Gouvernement français, se réclament plus volontiers aujourd’hui de l’Empereur François-Joseph. On sent que l’Autriche, ordinairement si prudente dans ses aspirations et si lente dans ses mouvements, est poussée par une main qui ne souffre ni hésitations ni retards. »
Note du baron de COURCEIL ambassadeur de France à Berlin, au ministre français des Affaires étrangères, le 22 février 1882.