Le texte ci-dessous est constitué de larges extraits du célèbre discours prononcé en faveur du droit de vote des femmes par la députée féministe du parti radical Clara Campoamor. Elle avait été élue en juin 1931 à l’Assemblée constituante de la seconde République espagnole. Plaidoirie de haute volée en faveur du droit de vote des femmes, ce discours clôt le débat sur cette avancée majeure de la démocratie,  suivie le jour même  par le vote de l’article 36 de la constitution du 9 décembre 1931.


 

« Les citoyens de l’un ou l’autre sexe, âgés de plus de 23 ans jouiront des mêmes droits électoraux, conformément aux dispositions législatives. »

Article 36 de la Constitution de la seconde République espagnole, 9 décembre 1931


Extraits du discours prononcé par la députée Clara Campoamor devant ses collègues, le 1er octobre 1931

Messieurs les députés : loin de moi ni de censurer ni d’attaquer les déclarations de ma collègue, mademoiselle Kent. Je comprends, au contraire, la torture de son esprit à s’être vue en instance de nier la capacité initiale de la femme. Je crois qu’ a dû lui passer par l’esprit, d’une certaine manière, la phrase amère d’Anatole France quand il nous parle de ces socialistes qui, forcés par la nécessité, allaient au Parlement légiférer contre les leurs.

Je respecte la série d’affirmations qui ont été faites cet après-midi contre le vote des femmes, mais je dois dire, avec toute la considération nécessaire, qu’elles ne s’appuient pas sur la réalité. […]

Les femmes! Comment peut -on dire que quand les femmes donneront des signes de vie pour la République, on leur concèdera comme récompense le droit à voter? Les femmes n’ont-elles pas lutté pour la République? En parlant des femmes ouvrières et des étudiantes de l’université avec éloge, n’est-on pas en train de vanter leur capacité? De plus, en parlant des femmes ouvrières et des étudiantes, va-t-on ignorer toutes celles qui n’appartiennent pas à une classe ou à une autre? Ne souffrent-elles pas elles aussi des conséquences de la législation? Ne paient-elles pas elles aussi les impôts pour soutenir l’État au même titre que les autres femmes et que les hommes? Ne subissent-elles pas toute la conséquence de la législation qui s’élabore ici pour les deux sexes, mais seulement dirigée et amendée par un seul? Comment peut-on dire que la femme n’a pas lutté et qu’ un délai est nécessaire, de longues années de République, pour qu’elle démontre sa capacité? Et, pourquoi non les hommes? Pourquoi l’homme, à l’avénement de la République, doit-il avoir ses droits et pourquoi ceux de la femme doivent -ils être remis aux calendes? […]

Est-ce que vous avez le droit de faire cela? Non; vous avez le droit que vous a donné la loi, la loi que vous avez faite, mais vous n’êtes pas maîtres du droit naturel fondamental qui est basé sur le respect de tout être humain, et ce que vous faites, c’est détenir un pouvoir; laissez la femme se manifester et vous verrez comment ce pouvoir vous ne pourrez  continuer à le détenir.

Il ne s’agit pas ici d’une simple question de principe, qui est ici très clair, et qui résonne dans vos consciences, mais d’un problème d’éthique, d’ éthique pure, celui de reconnaître à la femme, qui est un être humain, tous ses droits, puisque depuis Fichte, en 1796, il a été accepté, en principe aussi, le postulat selon lequel seul celui qui ne considère pas la femme comme un être humain est capable d’affirmer que tous les droits de l’ homme et du citoyen ne doivent pas être les mêmes pour la femme et pour l’homme. Et au Parlement français, en 1848, Victor Considérant se leva pour dire qu’une constitution qui concède le droit de vote à un mendiant, à un domestique et à un analphabète – ce qui existe en Espagne- ne peut le refuser à la femme. […]

Autre chose, en outre, à l’homme qui doit voter. N’oubliez pas que vous n’êtes pas seulement les fils d’un homme, mais que vous réunissez en vous le produit des deux sexes. En mon absence et en lisant le compte-rendu des sessions, j’ai pu voir voir qu’un docteur parlait ici qu’il n’y avait pas de comparaison possible et invoquant l’esprit de Moebius et d’Aristote, il concluait à l’incapacité de la femme. A cela, un seul argument : même si vous le voulez, et au cas où vous admettez l’incapacité féminine, vous voterez alors avec la moité de votre être incapable. Toutes les femmes et moi qui les représente ici, nous voulons voter avec notre moitié masculine, parce qu’il n’y a pas dégénérescence des sexes, parce que tous nous sommes fils d’un homme et d’une femme et que nous en avons reçu à parts égales les deux parties de notre être, argument que les biologistes ont développé. Nous sommes le produit de deux êtres ; il n’y a donc pas d’incapacité possible de vous à moi, ni de moi à vous.[…]

Je me sens, messieurs les députés, citoyenne avant que femme, et je considère que ce serait une profonde erreur politique que de laisser la femme en marge de ce droit, à la femme qui attend et a confiance en vous, à la femme qui, comme il advint avec d’autres forces nouvelles pendant la Révolution Française, sera indiscutablement une force nouvelle qui s’incorporera au droit et il faut seulement l’encourager à poursuivre sa route. […]

Ne laissez pas la femme penser, si elle est réactionnaire, que son espoir fut dans la dictature, et si elle est avancée, que son espérance d’égalité est dans le communisme. Ne commettez pas, messieurs les députés, cette erreur aux conséquences gravissimes. Sauvez la République, aidez la République en attirant à vous et en rallliant à vous cette force qui espère anxieuse le moment de son salut.

Messieurs les députés, j’ai prononcé mes dernières paroles dans ce débat. Pardonnez moi si je vous ai irrité, (mais) je considère que c’est ma conviction qui parle ; que c’est un idéal que je défendrais jusqu’à la mort ; que je poserai, comme je l’ai dit hier, la tête et le cœur dans le plateau de la balance,(…) pour qu’il penche du côté du vote des femmes, et de plus, je continue à penser, non par vanité mais par intime conviction, que personne plus que moi, ne sert en ces moments la République espagnole.


commentaires

Clara Campoamor (1888-1972) fut l’une des trois femmes députées de l’Assemblée Nationale constituante (Cortes constituyentes) élues en juin 1931, deux mois après la proclamation de la seconde République espagnole. Trois femmes dans une  Assemblée de 470 membres. Ses deux autres collègues étaient Victoria Kent, radicale-socialiste interpellée au début du discours,  et la socialiste Margarita Nelken. Car aussi étonnant que cela puisse paraître, alors que seuls les hommes pouvaient voter, la nouvelle loi électorale avait rendues les femmes éligibles.

Le débat sur le droit de vote des femmes se déroule sur deux jours, le 30 septembre et le 1er octobre 1931, et les femmes députées y prennent logiquement une part importante. Clara Campoamor est la dernière à s’exprimer et son discours débute par une réponse à sa collègue Victoria Kent qui s’était prononcée contre le droit de vote des femmes. On appréciera ici, derrière les formules  de politesse convenues  de l’oratrice, la subtile cruauté des propos… L’argument principal de  la députée Victoria Kent pour refuser le droit de vote à ses concitoyennes était fondé sur la crainte que donner le droit de vote aux femmes dans un pays aussi catholique que l’Espagne porterait un coup fatal à la toute nouvelle République. Mais c’est surtout bien sûr à répondre à ses collègues hommes que Clara Campoamor consacre l’essentiel de son discours vibrant, puisque ce sont eux qui auront le dernier mot dans cette affaire.

On ignore quelle fut la portée véritable de ce discours sur le vote qui s’en suivit. L’article 36 accordant le droit de  vote aux espagnoles fut approuvé par 161 voix (dont 80 socialistes), 121 voix contre et 188 abstentions, chacun votant en son âme et conscience, ce qui en soi est révélateur de la profondeur du débat de société provoqué par cette question.

A l’automne 1931, « le plateau de la balance » pencha donc du côté du droit des femmes et ainsi la seconde République  permit aux espagnoles d’accéder à la citoyenneté pleine et entière. L’engagement du coeur et de l’esprit de Clara Campoamor dans  ce combat pour l’égalité et la démocratie méritait bien qu’on lui rendît un  hommage, si modeste soit-il…

Y https://clio-texte.clionautes.org/violences-de-genre-pendant-la-guerre-civile-espagnole-general-encourage-ses-troupes-viol-femmes-ennemi.html
Y la nina bonita alegoria de la segunda republica espanola