Ce document est le texte intégral de l’éditorial du 7 septembre 1944 du  journal Combat qui paraît désormais au grand jour, depuis la Libération de Paris. Consacré à l’Espagne, il n’est pas signé mais il est souvent attribué à Albert Camus. Les républicains espagnols exilés ont joué un rôle actif dans la Résistance française. Deux semaines plus tôt, ce sont des chars de la 9ème compagnie de la 2ème D. B du général Leclerc,  « la nueve », conduits en grande partie par des Espagnols ayant combattu pendant la guerre d’Espagne , qui sont entrés parmi les premiers dans Paris, le soir du 24 Août 1944. C’est donc dans ce contexte de la Libération qu’il faut lire cet éditorial.

L’auteur revient opportunément sur lien historique fort existant entre la guerre civile espagnole et la deuxième guerre mondiale, début et fin de « cette guerre européenne qui commença en Espagne, il y a huit ans ». Dans la perspective d’un seul et même combat antifasciste et républicain, il appelle donc de ses voeux la libération de l’Espagne et se fait ici l’écho de l’espoir des Républicains espagnols qui, en exil ou à l’intérieur, continuent le combat contre le franquisme.

Malheureusement, les dures réalités de la géopolitique s’imposèrent et « nos frères d’Espagne » furent une nouvelle fois abandonnés. Officiellement non-belligérante pendant la guerre, l’Espagne représentait pour les Alliés un enjeu trop secondaire pour qu’on y ouvrît un nouveau front. Ensuite, pendant la guerre froide, il suffirait de laisser passer le temps pour que le très anticommuniste général Franco devienne fréquentable pour les Américains…

 


Nos frères d’Espagne

Cette guerre européenne qui commença en Espagne, il y a huit ans, ne pourra se terminer sans l’Espagne. Déjà la péninsule bouge. On annonce un  remaniement ministériel à Lisbonne. Et de nouveau la voix des républicains espagnols se fait entendre sur les ondes. C’est, le moment peut-être de revenir à ce peuple sans égal, si grand par le coeur et la fierté et qui n’a jamais démérité à la face du monde depuis l’heure désespérée de sa défaite.

Car c’est le peuple espagnol qui a été choisi au début de cette guerre pour donner à l’Europe l’exemple des vertus qui devaient finir par le sauver. Mais à vrai dire c’est nous et nos alliés qui l’avions choisi pour cela.

C’est pourquoi beaucoup d’entre nous depuis 1938 n’ont plus jamais pensé à ce pays fraternel sans une secrète honte. Et nous avions honte deux fois. Car nous l’avons d’abord laissé mourir seul. Et lorsqu’ensuite, nos frères vaincus par les mêmes armes qui devaient nous écraser, sont venus vers nous, nous leur avons donné des gendarmes pour les garder à distance. Ceux que nous appelions alors nos gouvernants avaient inventé des noms pour cette démission, ils la nommaient, selon les jours, non-intervention, ou réalisme politique. Que pouvait peser devant des termes si impérieux le pauvre mot d’honneur ?

Mais ce peuple qui trouve si naturellement le langage de la grandeur s’éveille à peine de six années de silence, dans la misère et l’oppression qu’il s’adresse déjà à nous pour nous délivrer de notre honte. Comme s’il  avait compris que désormais c’était lui à lui de nous tendre la main, le voilà tout entier dans sa générosité sans peine aucune pour trouver ce qu’il fallait dire.

Hier à la radio de Londres, ses représentants, ont dit que le peuple français et le peuple espagnol avaient en commun les mêmes souffrances, que des républicains français avaient été frappés des phalangistes espagnols comme les républicains espagnols l’avaient été par des fascistes français et qu’unis dans la même douleur, ces deux pays devaient l’être demain dans les joies de la liberté.

Qui d’entre nous pourrait rester insensible à cela ? Et comment ne dirions-nous pas ici aussi haut qu’il est possible, que nous ne devons pas recommencer les mêmes erreurs et qu’il nous faut reconnaître nos frères et les libérer à leur tour ? L’Espagne a déjà payé le prix de la liberté. Personne ne peut douter que ce peuple farouche est prêt à recommencer. Mais c’est aux Alliés de lui économiser ce sang dont il est si prodigue et dont l’Europe devrait se montrer si avare en donnant à nos camarades espagnols la République pour laquelle ils se sont tant battus.

Ce peuple a droit à la parole. Qu’on la lui donne une seule minute et il n’aura qu’une seule voix pour crier son mépris du régime franquiste et sa passion pour la liberté. Si l’honneur, la fidélité, si le malheur et la noblesse d’un grand peuple sont les raisons de notre lutte, reconnaissons qu’elle dépasse nos frontières et qu’elle ne sera jamais victorieuse chez nous tant qu’elle sera écrasée dans la douloureuse Espagne.

Éditorial du journal COMBAT du 7 septembre 1944, page 1

 

Pour aller plus loin :

-Evelyn Mesquida La Nueve 24 août 1944 : ces républicains espagnols qui ont libéré Paris, éditions Le Cherche-midi, Paris, 2014, 384 pages

Libération Espagne
Des soldats de La Nueve devant un blindé (date inconnue) – Source : A.H.C.C La nueve