Comme beaucoup d’artistes et d’intellectuels de son temps, Stefan Zweig a voyagé en Russie soviétique en 1928, comme nous l’avions déjà évoqué dans un article précédent. Reçu comme un invité de marque, il eut le privilège d’arpenter les rues et de visiter quelques musées de Moscou. Il a tiré de cette courte expérience un petit ouvrage intitulé sobrement « Voyage en Russie », dont le texte présenté est issu.

Stefan Zweig s’émerveille devant la richesse et la diversité des oeuvres exposées dans les musées de Moscou, qu’il attribue  à la politique soviétique de nationalisation et d’expropriation des collections privées.

Cette réflexion du grand écrivain autrichien permet ainsi de rappeler que  constitution et  préservation du patrimoine ont  une histoire, souvent liée à des événements historiques  majeurs, et que la question du  patrimoine est un sujet éminemment politique.


Moscou :  les musées

Singulièrement, la première question l’on pose à toute personne revenant de là-bas est toujours la même : a-t-elle vu les nouveaux riches, les profiteurs de la NEP, ceux qui se sont enrichis sur le dos de la révolution? Je n’ai peut-être pas eu de chance : je n’en ai rencontré aucun. Les seuls grands profiteurs de la révolution que j’aie vus en Russie, c’étaient les musées : la confiscation systématique de toutes les œuvres d’art détenues par des individus privés en a fait de vrais princes et de vrais magnats. On a vidé d’un coup les palais, les innombrables monastères, les appartements privés, avant de transformer les plus riches d’entre eux en musées, si bien que le nombre de ceux-ci a au moins quadruplé, et même probablement décuplé. Une telle croissance inattendue a fait déborder les galeries, elles réclament d’une voix forte de la place pour construire et réaménager et ne savent pas encore aujourd’hui où loger cette abondance subite. Partout on donne encore du marteau, on compte, on accroche, on inventorie, partout les directeurs prient qu’on les excuse de ne pouvoir exposer qu’une petite partie des œuvres et vous conduisent dans des salles secondaires où des trésors encore inconnus attendent qu’on les montre au grand jour ; dix ans après, on n’a toujours pas d’aperçu complet sur les immenses collections qui ont si brutalement afflué dans les salles à la suite de la communisation.

Exprimer l’enthousiasme ou l’amertume qu’inspire cette réquisition brutale, au profit de toute la nation, d’œuvres d’art détenues par des personnes privées reste une question de choix politique : en tout cas, aujourd’hui, l’étranger et l’amateur d’art profitent du résultat, qui les subjugue par sa diversité et son abondance sans précédent. Mais ce n’est pas seulement que toute cette richesse insoupçonnée, jusqu’alors enfermée, invisible, dans les appartements princiers et les monastères, s’offre désormais à chacun pour qu’il pu en tirer profit et plaisir visuel; non, l’histoire de l’art, elle aussi, devra beaucoup à ce gigantesque regroupement d’impulsions qui dureront des décennies. L’une d’entre elles est déjà manifeste: la réévaluation totale du regard porté sur les icônes et du même coup de l’attitude envers l’art russe ancien. Car, dispersées dans mille églises et monastères inaccessibles, écrasées par la lumière des pierres précieuses, étouffées par des tentures fleuries, enfumées, salies et collées la suie des bougies qu’on disposait devant elles, toutes ces icônes étaient jusqu’alors apparues comme une sorte de peinture de la pénombre, vierges noires, sombres saints, un art hostile à la joie, d’une sombreur quasi espagnole. Désormais réunies au Musée historique, ces milliers d’icônes sont nettoyées les unes après les autres et l’on découvre ainsi avec surprise que tous ces tableaux avaient dans leur état d’origine des couleurs claires et joyeuses, bigarrées comme les foulards des villageoises russes et lumineuses comme le ciel sur le Bosphore, d’où elles sont d’abord venues. […]

Mais ce sont on ne serait pas douté, ce qui , peut-être étonne le plus les étrangers, c’est que l’on ne peut voir nulle part ailleurs, sauf à Paris, une collection d’impressionnistes français semblable à celle qu’on trouve à  Moscou , grâce à la confiscation des deux célèbres collections Morozov et Chtchoukine, où l’on trouve trente Van gogh, les plus somptueux Manet, Courbet, Gauguin,puis toute la peinture moderne jusqu’en 1914. Ne serait-ce que pour arpenter, même à la volée, la richesse des quarante ou cinquante musées de Moscou, il faudrait des semaines et des mois. tant ils sont bien pourvus à présent, et même presque trop remplis ; nulle part l’idée marxiste que tout doit appartenir à tous ne s’exprime d’une manière aussi sensuelle et heureuse que dans l’art. […]

Stefan Zweig, Voyage en Russie, 1928, extraits