L’épuration ethnique, un scénario pour le Kosovo en 1937
L’auteur, Vaso Cubrilovic (1897-1990), était l’un des conjurés de l’attentat de Sarajevo en 1914. Il a été membre de l’Académie des sciences et des arts de Belgrade. Ce texte est une proposition qu’il soumet en 1937 au Ministère du Royaume yougoslave pour « résoudre » le problème du Kosovo.
« Si l’on admet que le refoulement progressif des Albanais à travers notre colonisation est sans effet, il en reste alors qu’une seule voie, leur transplantation en masse. A cet effet, nous avons en vue deux Etats, l’Albanie et la Turquie.
L’Albanie, à population peu dense, aux nombreux marécages encore non asséchés et aux vallées fluviales non aménagées, serait en mesure d’accueillir plusieurs centaines de milliers d’Albanais de notre pays. La Turquie moderne, avec ses grandes étendues encore non habitées et non cultivées en Asie mineure et au Kurdistan, offre des possibilités quasi illimitées de colonisation intérieure. Mais en dépit de tous les efforts de Kemal Ataturk, les Turcs n’ont pas encore comblé les vides créés par le transfert des Grecs d’Asie mineure en Grèce et d’une partie des Kurdes en Perse. C’est pourquoi la Turquie offre les plus grandes possibilités d’accueil pour la majeure partie de nos Albanais transplantés.
Soulignons d’abord que nous ne devons pas nous borner à des démarches diplomatiques auprès d’Ankara seulement, mais qu’il nous faut recourir à tous les moyens pour persuader Tirana d’accepter une partie de nos émigrés. Je pense qu’il sera difficile d’arranger cela à Tirana, car l’Italie y fera obstacle, mais l’argent joue un grand rôle à Tirana. Au cours des discussions à ce sujet, il convient de faire comprendre au gouvernement albanais que nous ne reculerons devant rien pour résoudre définitivement cette question et, en même temps, de lui faire savoir que des subventions, affranchies de tout contrôle, seront accordées pour l’établissement de colons ; éventuellement, par des canaux secrets, nous pouvons, moyennant des compensations matérielles, obtenir l’engagement de responsables de Tirana de ne pas s’opposer à cette affaire.
La Turquie, à ce qu’il paraît, consent à accepter initialement quelque 200’000 de nos personnes transplantées, à condition que ce soient des Albanais, ce qui pour nous est plus avantageux. Nous devons répondre sans réserve au vœu de la Turquie et conclure au plus tôt la convention relative au transfert. A propos de ce transfert, il convient d’étudier les conventions qu’elle a conclues ces dernières années sur la même question avec la Grèce, la Roumanie et la Bulgarie, en veillant bien à deux choses : lui demander d’accueillir un quota aussi élevé que possible, et, sur le plan financier, lui accorder la plus grande aide, surtout pour régler la question du transport, qui doit être aussi rapide que possible. Ce problème suscitera sans aucun doute quelques inquiétudes internationales, ce qui est inévitable en pareil cas. Chaque fois que des actions de ce genre se sont produites dans les Balkans, au cours du siècle dernier, il s’est toujours trouvé une force pour protester, du fait que ces actions ne concordaient pas avec ses intérêts. En l’occurrence, ce peut être l’Albanie et l’Italie. (…) L’opinion mondiale, surtout les milieux financés par l’Italie, seront bien alertés. Néanmoins, le monde d’aujourd’hui est habitué à bien pire et il est si préoccupé par des problèmes quotidiens qu’il ne faut pas s’inquiéter à ce sujet. Quand l’Allemagne peut expulser des dizaines de milliers de juifs et que la Russie transplante des millions d’hommes d’une partie du continent à une autre, le transfert de quelques centaines de milliers d’Albanais ne fera pas éclater une guerre mondiale. Mais les autorités compétentes doivent savoir ce qu’elles veulent et agir avec détermination pour le réaliser sans tenir compte des obstacles internationaux possibles.
Modalités du transfert
(…) Et pour réaliser un transfert en masse, ma première condition est la création d’une psychose appropriée, ce qui peut se faire de multiples manières. On sait que la masse musulmane en général est rapidement influençable, surtout par la religion, qu’elle est superstitieuse et fanatique. Il nous faut donc, pour la transplantation des Albanais, nous gagner avant tout leur clergé, les personnes influentes, par l’argent ou par la contrainte. Il convient de trouver des agitateurs qui feront de la propagande en faveur du transfert (…). Ils devraient leur décrire dans ce pays la beauté des nouvelles contrées où ils s’établiront, l’existence aisée et agréable qu’ils y mèneront, allumer parmi la masse le fanatisme religieux et éveiller en eux le sentiment national turc. Notre presse peut rendre d’immenses services dans ce sens, en décrivant les transferts tranquilles des Turcs de la Dobroudja et leur bon établissement dans les nouvelles régions. Ces descriptions créeraient dans notre masse albanaise la prédisposition voulue au transfert.
Un autre moyen serait la contrainte exercée par l’appareil d’Etat. Celui-ci doit exploiter les lois à fond, de manière à rendre aux Albanais le séjour insupportable chez nous : amendes, emprisonnements, application rigoureuse de toutes les dispositions de police, condamnation de toute contrebande, des déboisements, des dommages causés dans l’agriculture, des contraventions à l’obligation de garder les chiens attachés, astreinte du plus de gens possible à la corvée, et recours à tout autre moyen que peut imaginer une police expérimentée. Sur le plan économique : la méconnaissance des anciens titres de propriétés et le travail au cadastre qui, dans ces régions, doit s’accompagner de la collecte impitoyable des impôts et du remboursement forcé de toutes les dettes publiques ou privées ; (…) la suppression des concessions accordées, le retrait des licences d’exercice des métiers, la destitution des fonctionnaires d’Etat, des employés privés et municipaux… tout cela accélérera le processus de transfert. (…) Les Albanais sont très sensibles en matière de religion, aussi faut-il bien les toucher également sur ce point. On y parviendra en persécutant les prêtres, en dévastant les cimetières, en interdisant la polygamie et surtout en appliquant impitoyablement la loi de l’inscription obligatoire des filles à l’école primaire où qu’elles se trouvent.
L’initiative privée peut également beaucoup aider dans ce sens. Nous devons, selon les besoins, distribuer des armes à nos colons. (…) Il faut particulièrement faire déferler un flot de Monténégrins des montagnes pour qu’ils provoquent un conflit massif avec les Albanais de Metohia. (…) Finalement, on pourrait même fomenter des troubles locaux, qui seront réprimés dans le sang et par les moyens les plus efficaces, non pas tant en recourant à l’armée qu’aux colons eux-mêmes, à des tribus monténégrines et à des tchetniks.
Il reste encore un moyen, que la Serbie a employé de manière très pratique après 1878 et qui consiste à mettre le feu en cachette à des villages et à des quartiers de villes albanaises.
Conclusion
(…) Toute l’Europe se trouve en état d’effervescence. Nous ne savons pas ce que demain peut nous apporter ; le nationalisme albanais croît dans nos régions également. Laisser les choses comme elles sont reviendrait à permettre, en cas de conflit mondial ou de révolution sociale, l’un et l’autre proches et possibles, que soient remises en question toutes nos possessions du sud. Le but de ce rapport est précisément de l’éviter. »
Source : M. Grmek et al., Documents historiques sur une idéologie serbe, Fayard, Paris, 1993, pp. 169 – 171 ; 184-5.
Chronologie 1991-1996
- 1991
– Les Slovènes et les Croates proclament leur indépendance
– Début des combats entre ex-républiques yougoslaves
- 1992
– Envoi des « Casques bleus » pour éviter les affrontements
– Sarajevo est protégée par les « Casques bleus »
– Les milices serbes commencent la « purification ethnique »
– La Bosnie proclame son indépendance
– République fédérale de Yougoslavie (formée que de la Serbie et du Monténégro)
- YOUGOSLAVIE 1993
– Combats et exactions en Bosnie
– Les Serbes de Bosnie refusent tous les plans de paix
- 1995
– Accord de DAYTON (USA)
– Intervention aérienne de l’OTAN
– Cessez-le-feu en Bosnie
- 1996
– Élections en Bosnie sous la surveillance en Bosnie
– Mise en place d’une force internationale (IFOR)
Statistiques 1991
Superficie
(km2) Population (1991), en millions d’hab. PNB/hab. (1991) Chômage (1990)
Croatie 56 538 4,7 7 000 $ 30 %
Slovénie 20 521 1,9 10 000 $ 10 %
Bosnie-Herzégovine 51 129 4,4 3 000 $ 28 %
Serbie 85 968 9,8 4 000 $ 20 %
Macédoine 25 713 2 3 500 $ 30 %
Monténégro 13 612 0,62 3 500 $ 30 %
- Serbie et Kosovo, 1992-2008
- 27 avril 1992 : La République fédérale de Yougoslavie (Serbie et Monténégro) remplace l’ancienne République fédérale socialiste de Yougoslavie.
- février 1996 : première manifestation de UÇK (Armée de Libération du Kosovo), guérilla albanophone kosovar indépendantiste.
- décembre 1996 : victoire de l’opposition dans 14 des 18 plus grandes villes de Serbie, dont Belgrade. Slobodan Milošević, le président de la République fédérale de Yougoslavie (RFY = Serbie-Monténégro) annule les résultats.
- janvier 1997 : plus de 300’000 manifestants à Belgrade contre Milošević qui, malgré tout, gardera le pouvoir.
- 1998 : violente offensive serbe contre l’UÇK. Déplacement de milliers de Kosovars.
- 22 mars 1998 : Ibrahim Rugova, leader kosovar modéré, est plébiscité lors d’élections générales au Kosovo non reconnues par Belgrade.
- 1 octobre 1998 : Le Conseil de Sécurité de l’ONU condamne les exactions serbes au Kosovo. Le 23 octobre, il autorise l’OTAN à prendre « les mesures appropriées » pour contraindre le gouvernement serbe.
- février 1999 : échec de la conférence de Rambouillet visant à trouver un accord entre Serbes et Albanais du Kosovo.
- 24 mars 1999 : début de la guerre du Kosovo : attaques aériennes massives de l’OTAN et exode des Albanais chassés par les Serbes.
- 27 mai 1999 : Milosevovic est inculpé de crimes de guerre et crimes contre l’humanité par le Tribunal pénal international (TPI).
- 3 juin 1999 : Milošević accepte le plan de paix russo-occidental. Le Kosovo est occupé par la KFOR ; il devient de fait un protectorat de l’ONU. Les populations albanaise et serbe sont séparées.
- 10 juin 1999 : résolution 1244 du Conseil de Sécurité des Nations Unies qui crée la MINUK (Mission d’administration intérimaire des Nations unies au Kosovo) chargée d’administrer la province et soutient une future autonomie du Kosovo dans le cadre de la République fédérale de Yougoslavie, dont l’intégrité territoriale est confirmée.
- 24 septembre 2000 : victoire électorale de l’opposition démocratique de Serbie.
- 5 octobre 2000 : 300’000 manifestants contre Milošević, à Belgrade, qui perd le pouvoir au profit de Vojislav Kostunica.
- 28 juin 2001 : Milošević est extradé vers la Haye.
- 12 février 2002 : début du procès de Milošević devant le TPI.
- 4 février 2003 : création d’une nouvelle fédération yougoslave sous le nom de Communautés d’Etats Serbie-et-Monténégro
- 21 janvier 2006 : décès d’Ibrahim Rugova
- 11 mars 2006 : décès de Milošević avant la fin de son procès.
- 3 juin 2006 : proclamation d’indépendance du Monténégro. La Serbie la reconnaît et est l’héritière de l’ancienne fédération.
- 17 février 2008 : proclamation unilatérale d’indépendance du Kosovo par le parlement de la province, reconnue par les USA, la majorité de l’UE et la Suisse. La Serbie et la partie nord du Kosovo, à majorité serbe, refuse cette indépendance jugée illégale, car contraire à la résolution 1244 des Nations Unies. La Serbie a le soutien notamment de la Russie, la Chine et la Grèce. (voir une carte de la reconnaissance internationale du Kosovo)
- 15 juin 2008 : première constitution du Kosovo