Les principales activités économiques de Genève de la seconde moitié du XVIIIe siècle
« Il me semble que ce qui doit d’abord frapper tout étranger entrant dans Genève, c’est l’air de vie et d’activité qu’il y voit régner. Tout s’occupe, tout est en mouvement, tout s’empresse à son travail et à ses affaires. je ne crois pas que nulle autre aussi petite ville au monde offre un pareil spectacle. Visitez le quartier de Saint-Gervais, toute l’horlogerie de l’Europe y paroit rassemblée. Parcourez le Molard et les rues basses, un appareil de commerce en grand, des monceaux de ballots, de tonneaux confusément jetés, une odeur d’Inde et de droguerie, vous font imaginer un port de mer. Aux Paquis, aux Eaux-vives, le bruit et l’aspect des fabriques d’indiennes et de toiles peintes semblent vous transporter à Zurich. »
Rousseau, lettre à d’Alembert, 1758.
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Droits et devoirs de l’homme (5 février 1794)
« Déclaration des droits et des devoirs de l’homme social [préambule à la constitution]
Art. Ier. Tout homme est seul propriétaire de sa personne et de ses facultés.
II. Tout homme a donc le droit de disposer de sa personne et de ses facultés pour sa conservation et pour son bonheur. C’est ce droit qui constitue la liberté naturelle.
III. Nul homme n’ayant plus de droits à sa propriété personnelle, qu’un autre n’en peut avoir à la sienne propre, il en résulte que tous les hommes sont égaux en droits, quoiqu’ils ne le soyent ni en force, ni en moyens.
(…)
X. Les droits des hommes en société sont : l’Egalité, la Liberté, la Sûreté, la Propriété, la Garantie Sociale et la Résistance à l’oppression ; et leurs devoirs sont de reconnoître et de respecter dans les autres ces mêmes droits.
XVIII. Tout homme est libre dans la manifestation de sa pensée et de ses opinions, mais il est responsable des atteintes qu’il pourroit donner par-là aux droits d’autrui.
XIX. Tout citoyen est libre de transporter son domicile où il lui plait, même de quitter sa Patrie ; mais il doit la servir lorsqu’elle est en danger ; la fuite alors seroit, non une retraite, mais une désertion criminelle.
(…)
XXXII. L’instruction étant un besoin de tous, la Société la doit également à tous ses membres.
XXXIII. La Société doit des secours à tout Citoyen qui est dans l’impuissance de pourvoir à ses besoins.
(…)
XXXVI. La souveraineté est une, indivisible, imprescriptible et inaliénable ; elle réside essentiellement dans le Peuple entier, et chaque Citoyen a un droit égal de concourir à son exercice.
(…)
XLIV. Tout Citoyen a droit de résister à l’oppression. Le mode de résistance doit être déterminé par la Constitution, et chaque Citoyen doit renfermer ses moyens de résistance dans les limites prescrites par la Loi.
[suit la]
CONSTITUTION GENEVOISE
Sanctionnée par la Nation le 5 Février 1794, l’an 3 de l’Egalité, à la majorité de 4210 suffrages contre 200 »
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Affiche du gouvernement révolutionnaire sur le problème des loyers et du logement
Texte d’époque
» EGALITE LIBERTE INDEPENDANCE
COMMISSION REVOLUTIONNAIRE
Un des plus cruels abus du luxe qui nous a longtems dévoré, étoit la manie des riches de promener leur inutilité dans de vastes appartemens. Cette usurpation de local avoit porté très haut le prix des logemens resserrés où la partie laborieuse du Peuple était forcée de s’entasser. Les circonstances ont fait sentir le besoin de l’économie, & l’Aristocratie fuyant devant l’Egalité, a diminué notre population. Il en résulte que le nombre des appartemens vacans, déjà considérables, augmente chaque jour. Cela met en souffrance une grande masse de propriétaires de fonds qui n’en retirent aucun fruit, tandis que d’un autre côté, le prix exorbitant des anciennes Locations ruine la masse des locataires qui sont obligés d’en continuer le payement.
Un tel état de choses est également vexatoire pour tous. Il est donc juste & d’un intérêt général, que le prix des locations soit ramené aux termes moyens & équitables qui se bazeront naturellement sur la proportion qui existera entre le nombre des appartemens à louer, & celui des particuliers à loger.
En conséquence, la Commission arrête que toutes les Locations actuellement existantes seront cassées, & regardées comme nulles & non avenues à la fin des semestres commencés & courant pour chacune d’elle.
Donné à Genève le 12 août 1794, l’an 3e de l’Egalité Genevoise
Alex BOUSQUET, Président.
BERNIER, Membre de la Commission
L.E. COMTE, Secrétaire »
Idem en français modernisé
» EGALITE LIBERTE INDEPENDANCE
COMMISSION REVOLUTIONNAIRE
Un des plus cruels abus du luxe qui nous a longtemps dévoré, était la manie des riches de promener leur inutilité dans de vastes appartements. Cette usurpation de local avait porté très haut le prix des logements resserrés où la partie laborieuse du Peuple était forcée de s’entasser. Les circonstances ont fait sentir le besoin de l’économie, & l’Aristocratie fuyant devant l’Egalité, a diminué notre population. Il en résulte que le nombre des appartements vacants, déjà considérables, augmente chaque jour. Cela met en souffrance une grande masse de propriétaires de fonds [propriétaires des appartements] qui n’en retirent aucun fruit [argent], tandis que d’un autre côté, le prix exorbitant des anciennes Locations ruine la masse des locataires qui sont obligés d’en continuer le payement.
Un tel état de choses est également vexatoire pour tous. Il est donc juste & d’un intérêt général, que le prix des locations soit ramené aux termes moyens & équitables qui se baseront naturellement sur la proportion qui existera entre le nombre des appartements à louer, & celui des particuliers à loger.
En conséquence, la Commission arrête que toutes les Locations actuellement existantes seront cassées, & regardées comme nulles & non avenues à la fin des semestres commencés & courant pour chacune d’elle.
Donné à Genève le 12 août 1794, l’an 3e de l’Egalité Genevoise [an 1 = 1792]
Alex BOUSQUET, Président.
BERNIER, Membre de la Commission
L.E. COMTE, Secrétaire »
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Discours révolutionnaire qui justifie la « Terreur genevoise » de l’été 1794 et son arrêt en septembre
Orthographe originel
« DISCOURS
prononcé le 6 Septembre 1794, l’an 3e de
l’Egalité Genevoise, par le Citoyen Isaac
CORNUAUD, Président du Club de la Grille,
qui en a voté l’impression.
Citoyens Révolutionnaires !
L’obstination invincible des Aristocrates et des Englués à vivre séparés de leurs Concitoyens, en se repaissant de chimères, et le refus de la part des Genevois riches ou aisés, de concourir généreusement aux besoins du régime de la Liberté et de l’Egalité, qu’ils avoient néanmoins accepté unanimement, telles ont été, Citoyens, les deux causes principales qui ont provoqué l’état de révolution et d’insurrection dans lequel nous avons vécu depuis le 19 juillet, et qui a exposé la République à de grands malheurs, en même temps qu’il a suspendu le cours de l’industrie et du travail, source unique de l’existence du plus grand nombre des Patriotes Genevois.
Irrités par ces manoeuvres de l’égoïsme, qui tendoient, quoiqu’indirectement, à détruire la Constitution du mois de Février dernier, en lui refusant les moyens de cheminer [aller] vers son but moral et politique, les Patriotes voulurent la punition des ennemis de l’Egalité : la Nation se leva et confia le soin de sa vengeance à un Tribunal Révolutionnaire. De grandes sévérités ont été exercées ; les restes de l’incorrigible Aristocratie ont disparu, et de ses partisans égarés, les uns l’ont suivie dans son exil, et les autres expient par une détention domestique, civile ou correctionnelle [en résidence surveillée ou en prison], leur éloignement insensé pour des principes qui, en réunissant tous les Genevois sous l’étendard de la bien-faisante Egalité, auroient fait leur bonheur comme le nôtre, en épargnant à la Patrie des secousses dangereuses.
Mais le premier Tribunal Révolutionnaire, créé pour un terme trop court, n’eut pas le temps nécessaire pour épurer complettement la Nation. Un nombre considérable de ceux qui avoient opiniâtrement résisté à l’ascendant de la Révolution de 1792, n’avoit point passé à la coupelle [devant] de ce Tribunal, et l’impunité de ces individus oubliés étoit à la fois injuste et impolitique. D’un autre côté, les machinations criminelles de quelques conspirateurs menaçoient l’Indépendance de notre chère Patrie. Mais le bon Génie de la République veilloit sur elle : la Nation se leva encore une fois ; un nouveau Tribunal Révolutionnaire fut érigé, et bientôt les conspirateurs ne furent plus. Le reste des Aristocrates et des Englués fut aussi jugé, et les Patriotes purent contempler avec une douce sécurité les drapeaux réunis qui flottoient à la Maison Commune, gage flatteur et précieux de la fraternité et de la bienveillance que venoit de leur témoigner une grande Nation libre, victorieuse, notre Amie et notre Alliée.
Citoyens ! ce temps de crise, d’allarmes et de sévérités vient heureusement de finir : la Nation Genevoise, faite pour la Paix, les Arts et le Commerce, autant que pour la Liberté, va rentrer sous son régime constitutionnel ; elle va recommencer à vivre sous les Lois qu’elle s’est librement données, sous les Magistrats amovibles qu’elle s’est librement choisis. (…)
Enfin, Citoyens, l’Aristocratie a disparu du sol de la Liberté, et nous ne souffrirons certainement pas qu’elle soit jamais remplacée par une autre Aristocratie. Les Englués punis, seront corrigés ; j’espère qu’ils ne demanderont pas en vain d’être reçus dans les bras de leurs frères, lorsque le moment en sera venu, et que nous ne formerons plus, tous ensemble, qu’une seule et même famille, heureuse par son union. (…) Ne craignons pas non plus ceux d’entre nous que l’éducation, la nature ou la fortune ont favorisé. (…) Ces Citoyens favorisés par la nature ou par la fortune, sentiront que l’Egalité doit être la Divinité tutélaire [qui protège] des Genevois, et que ce n’est qu’en fraternisant avec tous leurs Concitoyens, qu’ils peuvent rendre un culte à cette Divinité chérie. Ils se souviendront, enfin, que si pendant trente années nous ne rencontrâmes que des dissentions et des malheurs, au lieu de la Liberté que nous cherchions, c’est que nous n’avions pas pris l’Egalité pour base. »
A propos d’Isaac Cornuaud :
« CORNUAUD, Isaac, 1743-1820, d’une famille du Poitou réfugiée à Genève en 1697 ; bourgeois [de Genève] en 1784. Monteur de boîtes [dans l’horlogerie], puis maître d’arithmétique et teneur de livres, il fut mêlé aux troubles de 1770, et se voua entièrement à la politique en 1780. Il détacha des Représentants [« parti » des petits bourgeois opposés aux patriciens qui accaparent le pouvoir dans la ville] une partie des Natifs [habitants nés à Genève, trop pauvres pour acheter la bourgeoisie, non-privilégiés] pour former un parti, entra en relation avec le résident [ambassadeur] de France, puis s’allia aux constitutionnaires. Directeur des messageries de France, 1782-1787, il cessa son activité politique, qu’il reprit pendant la période révolutionnaire. Président du Cercle de la Grille, suppléant à la commission révolutionnaire, membre de la commission nationale [à Genève]. Nommé secrétaire de général dans la préfecture du Léman en mai 1800 [Genève, annexée à la France, est chef-lieu de ce département dès 1798], il rentre dans la vie privée en octobre 1801.
Extrait du « Dictionnaire historique et biographique de la Suisse« , Neuchâtel, 1924, tome II, page 583.
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L’ANNEXION DE GENEVE À LA FRANCE : 15 AVRIL 1798
– Récit de Félix Desportes, commissaire du gouvernement français.
Extrait d’une lettre au Directoire français.
« Citoyens Directeurs [les 5 Directeurs qui forment le Directoire],
Genève est dans l’allégresse et le bonheur ! Sa réunion à la République française a été unanimement prononcée hier à six heures du soir, par la Commission extraordinaire [commission spéciale créée par les citoyens genevois], à la suite du Conseil souverain [ assemblée de tous les citoyens genevois, qui a élu la commission extraordinaire ] qui s’était tenu dans la matinée. Une députation [ambassade] solennelle, précédée d’une foule de citoyens qui faisait retentir l’air des cris de : « Vive la grande Nation [la France], vive le Directoire exécutif », est venue m’annoncer cette résolution [décision]. J’ai accepté, en votre nom, le v u du peuple genevois.
Les intrigues les plus criminelles et d’odieux complots avaient été ourdis pour faire manquer [empêcher le déroulement] le Conseil souverain. (…)
Après la tenue du Conseil souverain et sur la demande expresse des Genevois, j’ai fait entrer dans leurs murs une force armée, commandée par le général Girard, et composée simplement de douze cents hommes ; elle a suffi pour comprimer la fureur des brigands, qui menaçaient d’égorger les amis de la France. (…)
Je ne vous parlerai point, Citoyens Directeurs, du sentiment d’ivresse avec lequel nos braves défenseurs ont été reçus par leurs nouveaux concitoyens ; tous leurs besoins ont été prévenus : chacun se faisait une fête de leur procurer des jouissances ; on n’entendait de toutes parts que des chants qui rappellent les hauts faits des héros français ; les liens de la plus antique fraternité semblaient unir tous les coeurs. Un accueil si flatteur, un attachement si vrai, nous prouvent, Citoyens Directeurs, combien le rameau genevois est digne de figurer dans le faisceau de la grande République. »
Cité dans : M. Peter, Le Syndic Butin et la réunion de Genève à la France en 1798, Genève, 1914, p. 86-87 note 1.
– La version genevoise du même événement :
» Au Directoire exécutif , à Paris.
Les citoyens de la République de Genève soussignés, pleins de confiance en la justice et la magnanimité [grandeur d’âme] du pouvoir exécutif, viennent lui faire connaître l’exacte vérité relativement à la manière dont la réunion de Genève à la grande nation a été opérée.
Le citoyen Félix Desportes déclara, le 25 ventôse an 6 [15 mars 1798], à plusieurs citoyens et à quelques magistrats de Genève que le Directoire exécutif voulait la réunion de la République de Genève à la République française.
Dès lors, il chercha à subjuguer, par la terreur, les personnes qu’il appelait auprès de lui et la Commission extraordinaire, que le Souverain [Conseil souverain] créa le 29 [19 mars], pour le salut des citoyens ; il lui donna d’abord cinq jours pour se déterminer (…).
(…) Le 26 germinal [15 avril], pendant que les citoyens étaient au Conseil souverain ou dans leurs maisons, le citoyen Desportes fit entrer de son propre mouvement et sans avoir prévenu les magistrats ni les citoyens, par trois portes de la ville, 1600 hommes de troupes françaises, qui se répandirent dans tous les quartiers et s’emparèrent de tous les postes ; il fit investir la maison de ville d’infanterie, cavalerie et artillerie et accusa quelques citoyens de machinations, qui leur furent toujours étrangères.
Il manda [appela] peu après chez lui le syndic de la garde [chef de la garnison genevoise], pour lui modifier qu’il eût à faire loger les soldats chez les particuliers. Au milieu du trouble et de la consternation où ces mesures avaient jeté toute la ville, environnée de baïonnettes et de canons, la Commission extraordinaire, sans en avoir reçu le pouvoir spécial du souverain vota, le même jour à 5 heures du soir, la réunion de la République de Genève à la République française.
Dans ce moment-là, ni dans celui où les troupes entrèrent dans la ville, les citoyens ne poussèrent des cris de réunion ; ils ne prirent point la cocarde française ; ils portent la cocarde genevoise ; enfin, personne n’accompagna la députation qui fut chargée de faire connaître au citoyen Desportes le vote de la réunion ; nul cri de « Vive la République française ! » ne fut entendu ; la ville était dans un deuil profond. (…) »
(signé) Gédéon Flournoy ; P. Gervais ; J.-G. Butin.
Cité dans : E. Chapuisat, De la Terreur à l’Annexion, Genève, 1912, p. 104-105.