L’attachement à la langue maternelle
Soldat tchèque de l’armée prussienne de Frédéric II, le mari de la narratrice vient de mourir en service commandé.
« Monsieur le général me fit appeler et me dit que je recevrai chaque année quelques thalers et un emploi permanent par grâce du souverain ; mon fils irait à l’école militaire et mes filles, je pourrais les confier à l’institution royale pour les filles. Cela ne m’a pas plu, et j’ai demandé qu’ils me donnent plutôt quelques florins, si l’on voulait me faire une grâce et dit que je retournerai en Bohême. Mais je ne donne pas mes enfants et je les élèverai selon leur foi et leur langue. (…)
Mais je pense que tes enfants auraient été bien traités, objecta la Princesse. Sans doute, gracieuse dame, mais ils seraient devenus étrangers ! Qui leur aurait appris à aimer leur pays natal et leur langue maternelle ? Personne. Ils auraient appris des langues étrangères, des mœurs étrangères, et ils auraient à la fin oublié leur sang. Comment aurais-je pu répondre de cela devant Dieu ? Non, non, celui qui est de sang tchèque, qu’il garde la langue tchèque. »
Bozena Nemcova (1820-1862), La grand-mère, roman tchèque, 1855.
LES TCHÈQUES ET L’AVENIR DE L’AUTRICHE
« Les crises violentes de ces dernières années ont produit dans l’Europe entière une impression pénible et il est devenu de mode de prévoir le morcellement prochain de la monarchie des Habsbourg. Je ne nie pas que ce ne soit là un symptôme fâcheux et que ces discussions ne soient propres à entretenir des ambitions dangereuses. Je ne saurais cependant oublier que les personnes dont on escompte la succession ne meurent pas toujours les premières. Les nécessités qui ont amené la formation de l’Autriche au XVIème siècle n’ont pas disparu et, quelques légitimes que soient les griefs des Polonais, des Tchèques et des Slovènes, ils n’en ont pas moins un intérêt manifeste au maintien de la monarchie, sans même parler des Magyars qui n’ont certes plus aucun motif de plainte contre Vienne. Le vieux loyalisme dynastique n’est pas aussi éteint que le supposent volontiers des observateurs superficiels et il opposerait une résistance imprévue aux téméraires qui essaieraient de sacrifier à une grandiose chimère les intérêts et les souvenirs des peuples.
Je ne veux pas dire qu’il ne viendra pas un moment où l’Autriche sera réunie à l’Allemagne ; je crois seulement que cette éventualité ne peut être envisagée que dans un avenir si lointain qu’elle cesse d’avoir aucun intérêt pour nous. Nous sommes toujours disposés à croire que les passions qui soulèvent une génération doivent aller sans cesse en s’exaspérant et que l’histoire se développe suivant une ligne continue. C’est le contraire qui est vrai.
Les Tchèques, menacés dans leur existence, se sont arrachés par un violent effort de volonté à l’enlisement dans lequel ils sombraient peu à peu ; leur réveil inattendu a irrité les Allemands, qui se croyaient déjà les maîtres incontestés de la Bohême. Dans cette lutte qu’ils soutiennent depuis plus d’un demi-siècle, ils ont été successivement refoulés des situations dominantes qu’ils jugeaient conquises pour toujours. Cette retraite continue et lamentable les a peu à peu exaspérés. De là, des accès de fureur convulsive pendant lesquels ils semblent disposés à ne pas reculer devant les solutions extrêmes. Mais ces explosions de haine peuvent très bien précéder une crise de fatigue et susciter le désir du désarmement. Longtemps les diverses sectes religieuses ont travaillé à s’exterminer ; quand elles ont vu qu’elles n’y réussissaient pas, elles se sont résignées à se supporter, et de leur impuissance est née une vertu nouvelle, la tolérance. Pourquoi n’en serait-il pas des rivalités nationales comme des querelles religieuses ?
Le dernier recensement de la Cisleithanie donne presque exactement 6 millions de Tchèques ; il faut y ajouter 4250000 Polonais, 3335000 Ruthènes, 1200000 Slovènes, 700000 Serbo-Croates. Ce n’est pas une tâche si facile que de supprimer 15 millions d’hommes. [De plus] les Pangermanistes ne sont encore en Autriche qu’une infime minorité ; ils ont contre eux les catholiques, les particularistes et ces masses profondes qui représentent la tradition et le goût de la paix. (…)
Dans tous les cas, et en supposant même que les instincts féroces l’emportent à un moment donné, les Tchèques peuvent envisager l’avenir sans trop d’inquiétude. Ils ne défendent pas leur seule cause, mais celle de l’Europe et de l’humanité entière, et leur défaite marquerait un retour offensif de la barbarie. Qu’ils évitent tout ce qui pourrait avoir le caractère de représailles, qu’ils prouvent à leurs adversaires qu’ils combattent pour l’indépendance et non pour la domination. C’est pour cette liberté humaine que Hus est mort sur le bûcher, que les Frères de l’Unité ont enduré les tristesses de l’exil, que Dobrovsky, Ioungmann et Palacky ont travaillé, lutté et souffert. Pour maintenir le glorieux héritage que leur ont légué leurs héros et leurs martyrs, les Tchèques sont prêts, si l’heure fatale sonne, aux suprêmes sacrifices. Vainqueurs ou vaincus, ils auront laissé au monde un grand exemple et ils seront les créanciers de l’humanité. »
extrait de Ernest Denis, La Bohême depuis la Montagne Blanche, tome II, La renaissance tchèque, Paris, 1903.