« L’élaboration du fichier des « étrangers de race juive », pierre angulaire de la persécution antisémite en zone occupée, relevait de la responsabilité pleine et entière des autorités préfectorales et policières françaises. Celles-ci ont, en connaissance de cause, grandement facilité le « travail » des nazis, qui, sans ce concours, n’auraient jamais pu mener à bien leur plan d’extermination.
Le 9 octobre [1940], de bonne heure, j’accompagnai mon père au commissariat de police, avenue Parmentier dans le XIe arrondissement, pour lui servir de truchement. Né à Paris, naturalisé français en 1930, à l’âge de sept ans, je n’étais pas concerné par cette mesure. Une foule de coreligionnaires attendait déjà, avec leurs papiers d’identité en main. À l’époque, les cartes d’étrangers se composaient d’un dépliant en accordéon d’une dizaine de volets. Les prolongations de permis de séjour y étaient apposées. Leur renouvellement bisannuel était obligatoire et se faisait au service des étrangers de la Préfecture de police, au quatrième étage. Là, le préposé pouvait, selon son bon plaisir, ne pas proroger l’autorisation de résider et notifier un arrêt d’expulsion. À chaque fois, mes parents revenaient de cette épreuve totalement bouleversés car, en 1925, ils n’avaient pas opté pour la Pologne, dans l’espoir d’acquérir la nationalité française. Ils étaient de ce fait apatrides. Le souvenir de Zbonczin (1) hantait toutes les mémoires. En effet, les Juifs polonais résidant en Allemagne et se trouvant dans le même cas, avaient été expulsés en 1938 dans les conditions que l’on sait.
Ce fut bref. En quelques minutes, l’employé que nous connaissions bien pour lui avoir fait certifier divers documents commerciaux apposa le tampon « JUIF » sur la carte d’identité de mon père. Des caractères de deux centimètres de haut, en rouge, bien visibles sous la photo. Il nota ensuite sur une liste spéciale tous les renseignements d’état civil. 148 000 Juifs furent ainsi recensés. Le plus grave était consommé, les Juifs étaient à la merci de la police française. La suite démontra avec quelle obstination « l’administration que l’Europe nous envie » s’acquitta de sa funèbre besogne. »
Armand Gliksberg. Kaddish pour les miens. Chronique d’un demi-siècle d’antisémitisme (1892 – 1942). Paris, Mille et Une Nuits, 2004, pp. 206 – 207.
(1) À la page 147 du même ouvrage, on peut lire l’explication à cette allusion : « En Allemagne, dans la nuit du 27 au 28 octobre 1938, nouveau coup de théâtre. Les nazis, sur ordre d’Himmler et d’Heydrich, expulsent sans aucun délai les Juifs d’origine polonaise. Ils sont interpellés à leur domicile et emmenés manu militari. Le gouvernement polonais en profite pour interdire l’accès à son territoire à ses ressortissants dont le passeport est périmé ; prétexte dérisoire pour empêcher le retour des Juifs émigrés. Quinze mille coreligionnaires sont ainsi parqués dans des conditions effroyables à Sbonczin, ville frontière de Silésie, dans le no man’s land entre les deux pays. »