« Cela n’en finissait pas de finir, et nous étions las. La prise de Berlin, celle de Hambourg, l’agonie des tyrans, la capitulation des armées ennemies, les unes après les autres, tous les grands événements ne nous saisissaient pas comme ils auraient dû le faire. Il est vrai les mêmes nouvelles qui nous annonçaient les progrès de la délivrance nous révélaient d’inimaginables horreurs. Chaque pas des Alliés en Allemagne découvrait un nouveau charnier, et il semblait que nous fussions nous-mêmes souillés par toutes ces horreurs. Si près de la victoire, nous n’avions jamais peut-être été si près du désespoir, car ces crimes, par leur monstruosité, mettaient en cause notre foi même en l’humanité. Plus d’un d’entre nous, ces derniers jours, aura éprouvé une sorte de peur sacrée devant l’homme, devant ce qu’il lui fallait bien voir que l’homme peut être encore, en dépit de ses vantardises de civilisé. Je craignais pour moi, quand sonneront les cloches, de ne pas parvenir à être assez joyeux…

… Il va falloir, camarade (3), nous comporter sérieusement avec nos rêves et notre foi, vouloir sérieusement la justice et la vérité. Le 11 novembre 1918 nous étions, semble-t-il, plus simplement et plus naïvement joyeux. Nous ne doutions pas que la dernière des guerres vînt de finir, et que nous entrions dans la paix perpétuelle. Si notre joie est plus grave aujourd’hui tant mieux ! Nous ne la laisserons pas se perdre en chansons stupides : « c’est nous qu’on a gagné la guerre ». Trente années d’épreuves nous ont appris que la paix est plus difficile encore à gagner que la guerre, et qu’elle exige un plus grand effort. Nous savons désormais que la guerre et la paix ne sont pas comme la nuit et le jour, deux mondes tels qu’on sortirait de l’un pour entrer dans l’autre, mais que l’une et l’autre sont là toujours, à chaque instant, comme le bien et le mal, dans la société et dans l’individu. Un peu moins de raison dans les peuples, un peu moins de volonté, un peu moins de présence d’esprit un peu moins de loyauté, et l’une se change dans l’autre, insensiblement.. Le pays de Goethe devient, sans que presque personne y prenne garde, le pays des bourreaux de Buchenwald, et l’humanité ne retrouve la voie qu’après des années de misère, exsangue, pantelantes convaincue par l’amas des victimes. Il va falloir, camarade, organiser enfin sérieusement la loyauté entre les peuples. »

Extrait d’un éditorial de Jean Guehenno (1) dans « Le Populaire » (2), 8 mai 1945.

NOTES :

(1) Essayiste (1890-1978), élu en 1962 à l’Académie Française.

(2) Quotidien du Parti socialiste SFIO. Sabordé le 10 juin 1940, il reparut clandestinement sous la direction de Daniel Mayer en mai 1942.

(3) C’est principalement à ses camarades socialistes et résistants que J. Guehenno s’adresse.