L’idée de «lien fédéral» européen devant la Xe Assemblée de la Société des Nations.

M. [Aristide] Briand [reçu par M. Millerand au ministère des Affaires étrangères, le 20/9/20] : [photographie de presse] / [Agence Rol]

Le 5 septembre 1929, devant la Xe Assemblée de la Société des Nations, Aristide Briand, Ministre des Affaires étrangères de la République française, lança l’idée de l’institution d’un lien fédéral en Europe. Les représentants des gouvernements européens se réunirent le 9 septembre et confièrent au gouvernement français le soin d’élaborer un mémorandum.

Discours d’Aristide Briand devant la Xe session de l’Assemblée de la Société des Nations.

Genève, Salle de la Réformation, le 5 septembre 1929. Extrait. (1)

« Mon collègue et ami M. Hymans, dans son très beau discours, a abordé un autre problème délicat dont la Société des Nations s’est saisie et à propos duquel elle a réuni une excellente et fort intéressante documentation. C’est le problème du désarmement économique; car il n’y a pas seulement à faire régner parmi les peuples la paix du point de vue politique, il faut aussi faire régner la paix économique.

M. Hymans a proposé certaines solutions que, pour ma part, j’envisagerai avec sympathie. Mais, qu’on me permette de le dire, dans ce domaine aussi, il faut que la Société des Nations se décide à avancer d’un pas ferme. Il ne faut pas qu’elle traite ces questions avec la timidité que pourraient lui inspirer les difficultés de la tâche.

Je ne crois pas à la solution d’un tel problème – j’entends une solution véritable, c’est-à-dire de nature à assurer la paix économique – par des moyens de pure technicité. Certes, il faut avoir recours aux conseils techniques; il faut s’en entourer et les respecter; il faut accepter de travailler sur la base d’une documentation sérieuse et solide. Mais si nous nous en remettions aux seuls techniciens du soin de régler ces problèmes, nous devrions tous les ans, à chaque Assemblée, nous résigner à faire de très beaux discours et à enregistrer avec amertume bon nombre de déceptions.

C’est à la condition de se saisir eux-mêmes du problème et de l’envisager d’un point de politique que les gouvernements parviendront à le résoudre. S’il demeure sur le plan technique on verra tous les intérêts particuliers se dresser, se coaliser, s’opposer: il n’y aura pas de solution générale.

Ici, avec quelque préoccupation, je pourrais dire avec quelque inquiétude, qui fait naître en moi une timidité dont vous voudrez bien m’excuser, j’aborde un autre problème. Je me suis associé pendant ces dernières années à une propagande active en faveur d’une idée qu’on a bien voulu qualifier de généreuse, peut-être pour se dispenser de la qualifier d’imprudente. Cette idée, qui est née il y a bien des années, qui a hanté l’imagination des philosophes et des poètes, qui leur a valu ce qu’on peut appeler des succès d’estime, cette idée a progressé dans les esprits par sa valeur propre. Elle a fini par apparaître comme répondant à une nécessité. Des propagandistes se sont réunis pour la répandre, la faire entrer plus avant dans l’esprit des nations, et j’avoue que je me suis trouvé parmi ces propagandistes.

Je n’ai cependant pas été sans me dissimuler les difficultés d’une pareille entreprise, ni sans percevoir l’inconvénient qu’il peut y avoir pour un homme d’Etat à se lancer dans ce qu’on appellerait volontiers une pareille aventure. Mais je pense que, dans tous les actes de l’homme, voire les plus importants et les plus sages, il y a toujours quelque grain de folie ou de témérité. Alors, je me suis donné d’avance l’absolution et j’ai fait un pas en avant. Je l’ai fait avec prudence. Je me rends compte que l’improvisation serait redoutable et je ne me dissimule pas que le problème est peut-être un peu en dehors du programme de la Société des Nations; il s’y rattache cependant, car depuis le Pacte, la Société n’a jamais cessé de préconiser le rapprochement des peuples et les unions régionales, même les plus étendues.

Je pense qu’entre des peuples qui sont géographiquement groupés comme les peuples d’Europe, il doit exister une sorte de lien fédéral; ces peuples doivent avoir à tout instant la possibilité d’entrer en contact, de discuter leurs intérêts, de prendre des résolutions communes, d’établir entre eux un lien de solidarité, qui leur permette de faire face, au moment voulu, à des circonstances graves, si elles venaient à naître.

C’est ce lien que je voudrais m’efforcer d’établir.

Evidemment, l’Association agira surtout dans le domaine économique: c’est la question la plus pressante. Je crois que l’on peut y obtenir des succès. Mais je suis sûr aussi qu’au point de vue politique, au point de vue social, le lien fédéral, sans toucher à la souveraineté d’aucune des nations qui pourraient faire partie d’une telle association, peut être bienfaisant, et je me propose, pendant la durée de cette session, de prier ceux de mes collègues qui représentent ici des nations européennes de bien vouloir envisager officieusement cette suggestion et la proposer à l’étude de leurs gouvernements, pour dégager plus tard, pendant la prochaine session de l’Assemblée peut-être, les possibilités de réalisation que je crois discerner. »

(1) Actes de la Dixième session ordinaire de l’Assemblée, Sixième séance plénière, jeudi 5 septembre 1929, pp. 51-52.

extraits de Charles Zorgbibe, « Histoire de la construction européennes », Paris, PUF, 1993

Discours de Gustav Stresemann devant la Xe session de l’Assemblée de la Société des Nations.

Genève, Salle de la Réformation, le 9 septembre 1929. Extrait.(2)

« Je passe maintenant à la question de la nouvelle forme à donner aux relations entre les Etats européens. Il est vrai que c’est là une question qui n’intéresse pas directement la Société des Nations, parce que celle-ci a un caractère d’universalité, et ce n’est pas vers elle que nous devons tourner nos regards pour la solution de cette question. Mais la question dont je parle intéresse indirectement le monde entier, parce qu’elle affecte la situation économique mondiale. Il y a beaucoup de gens qui se refusent de prime abord à discuter cette question. Ce sont les pessimistes de parti pris qui déclarent irréalisable toute idée qui sort des sentiers battus et rebattus. Ils parlent de «conception romanesque», d’utopie. Je ne peux, quant à moi, m’associer à ce pessimisme de principe, car, ainsi que l’a dit un écrivain allemand: «Ein grosser Einfall scheine in Anfang toll.» (Une grande idée paraît tout d’abord folle.)

Pourquoi l’idée de réunir les Etats européens dans ce qu’ils ont de commun serait-elle a priori impossible à réaliser?

Mais si je ne partage pas le pessimisme dont je viens de parler, je dois néanmoins demander que l’on se rende bien compte du but que l’on poursuit en cherchant à établir ce nouvel état de choses. Je me déclare nettement opposé à toute idée politique impliquant une tendance quelconque dirigée contre d’autres continents. Je ne suis pas partisan non plus d’une autarcie économique de l’Europe. Mais il y a, à mon avis, beaucoup de taches qu’une telle concentration pourrait mener à bien.

Combien y a-t-il de choses, dans l’Europe actuelle, dans sa structure économique, qui paraissent extraordinairement grotesques! Il me paraît grotesque que l’évolution de l’Europe ait l’air de se faire, non en avant, mais en arrière. Et pourtant, regardez l’Italie. Qui de nous pourrait se représenter une Italie qui ne serait pas une, où des régions économiques indépendantes s’opposeraient l’une à l’autre et se combattraient mutuellement? De même peut-on songer sans sourire à la situation de l’Allemagne avant le «Zollverein» à un régime économique et à des échanges commerciaux qui, partant de Berlin, devaient s’arrêter à l’Elbe, parce qu’aux poteaux frontières d’Anhalt un nouveau système douanier commençait? Si cela nous paraît étrange médiéval et désuet, il existe cependant de nos jours, dans notre nouvelle Europe, bien des choses qui font une impression entièrement semblable.

Le Traité de Versailles a créé un grand nombre d’Etats nouveaux. Je ne veux pas discuter cette question du point de vue politique, car mes vues politiques sur le Traité de Versailles sont connues. Mais, en me plaçant au point de vue économique, je tiens à souligner que, si l’on a créé un grand nombre d’Etats nouveaux, on a entièrement négligé de les intégrer dans la structure économique de l’Europe.

Quelle est la conséquence de ce péché d’omission? Vous le voyez: de nouvelles frontières, de nouvelles monnaies, de nouvelles mesures, de nouveaux poids, de nouvelles usances, un arrêt constant du trafic et des échanges. Il est grotesque de constater que l’on s’attache à réduire la durée du voyage entre l’Allemagne du Sud et Tokyo, mais que, par contre, lorsqu’on traverse l’Europe en chemin de fer, on se trouve arrêté en un endroit quelconque pendant une heure, parce qu’il y a là une nouvelle frontière et des formalités de douane à remplir. Dans l’économie mondiale, l’Europe donne l’impression de ne savoir pratiquer que le petit commerce de détail. Pour augmenter leur prestige, les nouveaux Etats s’efforcent de créer de nouvelles industries à l’intérieur de leurs frontières. Ces industries doivent être protégées, elles doivent se chercher de nouveaux débouchés et il leur arrive souvent de ne pas pouvoir écouler leurs produits sur leur propre territoire à des prix rémunérateurs.

Ou sont la monnaie européenne, le timbre-poste européen qu’il nous faudrait ?

Tous ces particularismes dont l’existence est due à des raisons de prestige national, ne sont-ils pas périmés et ne font-ils pas le plus grand tort à notre continent, non seulement dans les rapports entre pays européens, mais dans les rapports de l’Europe avec les autres continents, qui éprouvent plus de peine s’adapter à cet état de choses que les Européens, bien que petit à petit ces derniers se trouvent eux-mêmes dans un grand embarras. La rationalisation de production et du commerce en Europe profiterait non seulement aux concurrents européens, mais encore aux exportateurs des autres continents. »

(2) Actes de la Dixième session ordinaire de l’Assemblée, Dixième séance plénière, 9 septembre 1929.

extraits de Charles Zorgbibe, « Histoire de la construction européennes », Paris, PUF, 1993

Ci-dessous, voici le texte du mémorandum Léger-Briand, de 1930, sur l’Union fédérale européenne.

Bien qu’assez long, le document mérite, à l’heure ou les institutions communautaires sont remises en question et critiquées, au moins d’être relu à la lumière de ces événements, au plus, il se révèle comme une approche très visionnaire. Le document entier provient de diverses sources partielles, mais il se trouve pour l’essentiel dans Charles Zorgbibe, « Histoire de la construction européennes », Paris, PUF, 1993, pp. 8-14.

Le mémorandum d’Alexis Léger sur l’organisation d’un régime d’Union fédérale européenne, 1er mai 1930

« Au cours d’une première réunion tenue le 9 septembre 1929, à Genève, à la demande du Représentant de la France, les Représentants qualifiés des vingt-sept Etats européens membres de la Société des Nations ont été appelés à envisager l’intérêt d’une entente entre Gouvernements intéressés, en vue de l’institution, entre peuples d’Europe, d’une sorte de lien fédéral qui établisse entre eux un régime de constante solidarité et leur permette, dans tous les cas où cela serait nécessaire, d’entrer en contact immédiat pour l’étude, la discussion et le règlement des problèmes susceptibles de les intéresser en commun.

Unanimes à reconnaître la nécessité d’un effort dans ce sens, les Représentants consultés se sont tous engagés à recommander à leurs gouvernements respectifs la mise à l’étude de la question qui leur était directement soumise par le Représentant de la France et qu’aussi bien ce dernier avait déjà eu l’occasion le 5 septembre d’évoquer devant la Xe Assemblée de la SdN.

Pour mieux attester cette unanimité, qui consacrait déjà le principe d’une union morale européenne, ils ont cru devoir arrêter sans délai la procédure qui leur paraissait la plus propre à faciliter l’enquête proposée: ils ont confié au Représentant de la France le soin de préciser, dans un mémorandum aux gouvernements intéressés, les points essentiels sur lesquels devait porter leur étude; de recueillir et d’enregistrer leurs avis; de dégager les conclusions de cette large consultation, et d’en faire l’objet d’un rapport à soumettre aux délibérations d’une Conférence européenne, qui pourrait se tenir à Genève, lors de la prochaine Assemblée de la SdN.

Au moment de s’acquitter de la mission qui lui a été confiée, le gouvernement de la République tient à rappeler la préoccupation générale et les réserves essentielles qui n’ont cessé de dominer la pensée de tous les Représentants réunis à Genève, le 9 septembre dernier.

La proposition mise à l’étude par vingt-sept gouvernements européens trouvait sa justification dans le sentiment très précis d’une responsabilité collective en face du danger qui menace la paix européenne, au point de vue politique aussi bien qu’économique et social, du fait de l’état d’incoordination où se trouve encore l’économie générale de l’Europe. La nécessité d’établir un régime permanent de solidarité conventionnelle pour l’organisation rationnelle de l’Europe résulte en effet des conditions mêmes de la sécurité et du bien-être des peuples que leur situation géographique appelle à partager, dans cette partie du monde, une solidarité de fait.

Nul ne doute aujourd’hui que le manque de cohésion dans le groupement des forces matérielles et morales de l’Europe ne constitue, pratiquement, le plus sérieux obstacle au développement et à l’efficacité de toutes institutions politiques ou juridiques sur quoi tendent à se fonder les premières entreprises d’une organisation universelle de la paix. Cette dispersion des forces ne limite pas moins gravement en Europe, les possibilités d’élargissement du marché économique, les tentatives d’intensification et d’amélioration de la production industrielle, et par là même toutes garanties contre les crises du travail, sources d’instabilité politique aussi bien que sociale. Or, le danger d’un tel morcellement se trouve encore accru du fait de l’étendue des frontières nouvelles (plus de 20.000 kilomètres de barrières douanières) que les traités de paix ont dû créer pour faire droit, en Europe, aux aspirations nationales.

L’action même de la SdN, dont les responsabilités sont d’autant plus lourdes qu’elle est universelle, pourrait être exposée en Europe à de sérieuses entraves si ce fractionnement territorial ne trouvait pas au plus tôt sa compensation dans un lien de solidarité permettant aux Nations européennes de prendre enfin conscience de l’unité géographique européenne et de réaliser, dans le cadre de la Société, une de ces ententes régionales que le Pacte a formellement recommandées.

C’est dire que la recherche d’une formule de coopération européenne en liaison avec la SdN, loin d’affaiblir l’autorité de cette dernière, ne doit tendre et ne peut tendre qu’à l’accroître, car elle se rattache étroitement à ses vues.

Il ne s’agit nullement de constituer un groupement européen en dehors de la SdN, mais au contraire d’harmoniser les intérêts européens sous le contrôle et dans l’esprit de la SdN, en intégrant dans son système universel un système limité, d’autant plus effectif. La réalisation d’une organisation fédérative de l’Europe serait toujours rapportée à la SdN, comme un élément de progrès à son actif dont les nations extra-européennes elles-mêmes pourraient bénéficier.

Une telle conception ne peut laisser place à l’équivoque, pas plus que celle dont procédait, sur un terrain régional encore plus restreint, la négociation collective des accords de Locarno qui ont inauguré la vraie politique de coopération européenne.

En fait, certaines questions intéressent en propre l’Europe, pour lesquelles les Etats européens peuvent sentir le besoin d’une action propre, plus immédiate et plus directe, dans l’intérêt même de la paix, et pour lesquelles, au surplus ils bénéficient d’une compétence propre, résultant de leurs affinités ethniques et de leur communauté de civilisation. La SdN elle-même, dans l’exercice général de son activité, a eu plus d’une fois à tenir compte du fait de cette unité géographique que constitue l’Europe et à laquelle peuvent convenir des solutions communes dont on ne saurait imposer l’application au monde entier. Préparer et faciliter la coordination des activités proprement européennes de la SdN serait précisément une des tâches de l’association envisagée.

Loin de constituer une nouvelle instance contentieuse pour le règlement des litiges, l’Association européenne, qui ne pourrait être appelée en pareille matière à exercer ses bons offices qu’à titre purement consultatif serait sans qualité pour traiter au fond des problèmes particuliers dont le règlement a été confié par le Pacte ou par les Traités, à une procédure spéciale de la SdN, le lien fédéral entre Etats européens jouerait encore un rôle très utile en préparant l’atmosphère favorable aux règlements pacifiques de la Société ou en facilitant dans la pratique l’exécution de ses décisions.

Aussi bien le Représentant de la France a-t-il eu le souci, dès le début, d’éviter toute ambiguïté lorsque, prenant l’initiative de la première réunion européenne, il a estimé qu’elle devrait comprendre seulement les Représentants d’Etats membres de la SdN, et se tenir à Genève même, à l’occasion de la Xe Assemblée, c’est-à-dire dans l’atmosphère et dans le cadre de la SdN.

Non plus qu’à la SdN, l’organisation européenne envisagée ne saurait s’opposer à aucun groupement ethnique, sur d’autres continents ou en Europe même, en dehors de la SdN.

L’¦uvre de coordination européenne répond à des nécessités assez immédiates et assez vitales pour chercher sa fin en elle-même, dans un travail vraiment positif et qu’il ne peut être question de diriger, ni de laisser jamais diriger contre personne. Bien au contraire, cette ¦uvre devra être poursuivie en pleine confiance amicale, et souvent même en collaboration, avec tous autres Etats ou groupements d’Etats qui s’intéressent assez sincèrement à l’organisation universelle de la paix pour reconnaître l’intérêt d’une homogénéité plus grande de l’Europe, comprenant, au surplus, assez clairement les lois modernes de l’économie internationale pour rechercher le meilleur aménagement d’une Europe simplifiée et par là même soustraite à la constante menace des conflits, les conditions de stabilité indispensables au développement de leurs propres échanges économiques.

La politique d’union européenne à laquelle doit tendre aujourd’hui la recherche d’un premier lien de solidarité entre gouvernements d’Europe implique, en effet, une conception absolument contraire à celle qui a pu déterminer jadis, en Europe, la formation d’unions douanières tendant à abolir les douanes intérieures pour élever aux limites de la communauté une barrière plus rigoureuse, c’est-à-dire à constituer en fait un instrument de lutte contre les Etats situés en dehors de ces unions.

Une pareille conception serait incompatible avec les principes de la SdN, étroitement attachée à la notion d’universalité qui demeure son but et sa fin alors même qu’elle poursuit et favorise des réalisations partielles.

Il importe enfin de placer très nettement l’étude proposée sous cette conception générale, qu’en aucun cas et à aucun degré, l’institution du lien fédéral recherché entre gouvernements européens ne saurait affecter en rien aucun des droits souverains des Etats membres d’une telle association de fait.

C’est sur le plan de la souveraineté absolue et de l’entière indépendance politique que doit être réalisée l’entente entre nations européennes. Il serait d’ailleurs impossible d’imaginer la moindre pensée de domination politique au sein d’une organisation délibérément placée sous le contrôle de la SdN, dont les deux principes fondamentaux sont précisément la souveraineté des Etats et leur égalité de droits. Et avec les droits de souveraineté, n’est-ce pas le génie même de chaque nation qui peut trouver à s’affirmer encore plus consciemment, dans sa coopération particulière à l’¦uvre collective, sous un régime d’union fédérale pleinement compatible avec le respect des traditions et caractéristiques propres à chaque peuple?

C’est sous la réserve de ces observations et en s’inspirant de la préoccupation générale rappelée au début de ce mémorandum que le gouvernement de la République, conformément à la procédure arrêtée à la première réunion européenne du 9 septembre 1929, a l’honneur de soumettre aujourd’hui à l’examen des gouvernements intéressés un relevé des différents points sur lesquels ils sont invités à formuler leur avis.

I

Nécessité d’un pacte d’ordre général, si élémentaire fût-il, pour affirmer le principe de l’union morale européenne et consacrer solennellement le fait de la solidarité instituée entre Etats européens.

Dans une formule aussi libérale que possible, mais indiquant clairement l’objectif essentiel de cette association au service de l’¦uvre collective d’organisation pacifique de l’Europe, les Gouvernements signataires s’engageraient à prendre régulièrement contact, dans des réunions périodiques ou extraordinaires, pour examiner en commun toutes questions susceptibles d’intéresser au premier chef la communauté des peuples européens.

Observations

1° Les Gouvernements signataires apparaissant ainsi liés à l’orientation générale d’une certaine politique commune, le principe de l’Union européenne se trouverait désormais placé hors de toute discussion et au-dessus de toute procédure d’application quotidienne: l’étude des voies et moyens serait réservée à la Conférence européenne ou à l’organisme permanent qui serait appelé à constituer le lien vivant de solidarité entre nations européennes et à incarner ainsi la personnalité morale de l’union européenne.

2° Ce pacte initial et symbolique, sous le couvert duquel se poursuivraient dans la pratique la détermination, l’organisation et le développement des éléments constitutifs de l’association européenne, devrait être rédigé assez sommairement pour se borner à définir le rôle essentiel de cette association. (Il appartiendrait à l’avenir, s’il devait être favorable au développement de l’Union européenne, de faciliter l’extension éventuelle de ce pacte de principe jusqu’à la conception d’une charte plus articulée.)

3° La rédaction du pacte européen devrait néanmoins tenir compte des réserves essentielles indiquées dans le présent mémorandum. Il importerait en effet de définir le caractère de l’Europe, considérée comme une entente régionale répondant aux dispositions de l’article 21 du Pacte de la SdN et exerçant son activité dans le cadre de la SdN. (Il serait précisé, notamment, que l’Association européenne ne saurait se substituer à la SdN dans les tâches confiées à celle-ci par le Pacte ou par les Traités, et que, même dans son domaine propre d’organisation de l’Europe, elle devrait encore coordonner son activité particulière avec l’activité générale de la SdN.)

4° Pour mieux attester la subordination de l’Association européenne à la SdN, le pacte européen serait réservé, à l’origine, aux Etats européens membres de la Société.

II

Nécessité d’un mécanisme propre à assurer à l’Union européenne les organes indispensables à l’accomplissement de sa tâche.

A. Nécessité d’un organe représentatif et responsable, sous forme d’institution régulière de la «Conférence européenne», composée des représentants de tous les Gouvernements européens membres de la SdN, et qui demeurerait l’organe directeur essentiel de l’Union européenne, en liaison avec la SdN.

Les pouvoirs de cette Conférence, l’organisation de sa présidence et de ses sessions, régulières ou extraordinaires, devraient être déterminés à la prochaine réunion des Etats européens, qui aura à délibérer sur les conclusions du rapport d’enquête et qui, sous réserve des approbations gouvernementales ou ratifications parlementaires indispensables, devra assurer la mise au point du projet d’organisation européenne.

Observation

Afin d’éviter toute prédominance en faveur d’un des Etats d’Europe par rapport aux autres, la présidence de la Conférence européenne devrait être annuelle et exercée par roulement.

B. Nécessité d’un organe exécutif, sous forme de Comité politique permanent, composé seulement d’un certain nombre de membres de la Conférence européenne et assurant pratiquement à l’Union européenne son organisme d’étude en même temps que son instrument d’action.

La composition et les pouvoirs du Comité européen, le mode de désignation de ses membres, l’organisation de sa présidence et de ses sessions, régulières ou extraordinaires, devraient être déterminés à la prochaine réunion des Etats européens. L’activité de ce Comité, comme celle de la Conférence, devant s’exercer dans le cadre de la SdN, ses réunions devraient avoir lieu à Genève même, où ses sessions régulières pourraient coïncider avec celles du Conseil de la SdN.

Observations

1° En vue de soustraire le Comité européen à toute prédominance particulière, sa présidence devrait être exercée par roulement.

2° Le Comité, ne pouvant comprendre qu’un nombre restreint de représentants d’Etats européens membres de la SdN, garderait la possibilité d’inviter à tout moment les représentants des autres Gouvernements européens, faisant ou non partie de la SdN, qui seraient particulièrement intéressés à l’étude d’une question. Au surplus, la faculté lui serait formellement réservée, chaque fois qu’il le jugerait nécessaire ou opportun, d’inviter un représentant d’une Puissance extra-européenne, faisant ou non partie de la SdN, à assister, ou même à participer (avec voix consultative ou délibérative) aux délibérations portant sur une question où elle se trouverait intéressée.

3° Une des premières tâches du Comité pourrait comporter: d’une part, l’examen général de toute procédure de réalisation et d’application du projet envisagé, conformément aux données essentielles de la consultation des Gouvernements, et la recherche, à cet effet, des voies et moyens tendant à dégager techniquement les éléments constitutifs de la future Union fédérale européenne; d’autre part, l’inventaire général du programme de coopération européenne, comprenant :

a) l’étude des questions politiques, économiques, sociales et autres intéressant particulièrement la communauté européenne et non encore traitées par la SdN;

b) l’action particulière à exercer pour activer l’exécution par les Gouvernements européens des décisions générales de la SdN.

4° Le Comité, après adoption du programme général de coopération européenne, pourrait confier l’étude de certains chapitres à des comités techniques spéciaux, en s’assurant des conditions nécessaires pour que le travail des experts fut toujours maintenu sous le contrôle et l’impulsion immédiate de l’élément politique, émanation directe des Gouvernements, qui demeurent solidairement responsables de la poursuite de leur entreprise internationale et qui peuvent seuls en assurer le succès sur le plan politique où elle trouve sa justification supérieure. (A cet effet, la présidence des Comités techniques pourrait être confiée, dans chaque cas particulier, à un homme d’Etat européen choisi, soit dans le sein, soit en dehors du Comité politique européen.)

C. Nécessité d’un service de secrétariat, aussi réduit fût-il à l’origine, pour assurer administrativement l’exécution des instructions du président de la Conférence ou du Comité européen, les communications entre Gouvernements signataires du Pacte européen, les convocations de la Conférence ou du Comité, la préparation de leurs discussions, l’enregistrement et la notification de leurs résolutions, etc.

Observations

1° Au début, le service de secrétariat pourrait être confié au Gouvernement chargé, par roulement, de la présidence du Comité européen.

2° Le jour où la nécessité serait reconnue d’un Secrétariat permanent, le siège de ce Secrétariat devrait être le même que celui des réunions de la Conférence et du Comité, c’est-à-dire Genève.

3° L’organisation du service de secrétariat devrait toujours être examinée en tenant compte des possibilités d’utilisation, au moins partielle et temporaire, de services particuliers du secrétariat de la SdN.

III

Nécessité d’arrêter d’avance les directives essentielles qui devront déterminer les conceptions générales du Comité européen et le guider dans son travail d’étude pour l’élaboration du programme d’organisation européenne.

(Ce troisième point pouvant être réservé à l’appréciation de la prochaine réunion européenne.)

A. Subordination générale du problème économique au problème politique. Toute possibilité de progrès dans la voie de l’union économique étant rigoureusement déterminée par la question de sécurité et cette question elle-même étant intimement liée à celle du progrès réalisable dans la voie de l’union politique, c’est sur le plan politique que devrait être porté tout d’abord l’effort constructeur tendant à donner à l’Europe sa structure organique. C’est sur ce plan encore que devrait ensuite s’élaborer, dans ses grandes lignes, la politique économique de l’Europe, aussi bien que la politique douanière de chaque Etat européen en particulier.

Un ordre inverse ne serait pas seulement vain, il apparaîtrait aux nations les plus faibles comme susceptible de les exposer, sans garanties ni compensation, aux risques de domination politique pouvant résulter d’une domination industrielle des Etats les plus fortement organisés.

Il est donc logique et normal que les sacrifices économiques à faire à la collectivité ne puissent trouver leur justification que dans le développement d’une situation politique autorisant la confiance entre peuples et la pacification réelle des esprits. Et même après la réalisation d’une telle condition de fait, assurée par l’établissement d’un régime de constante et d’étroite association de paix entre peuples d’Europe, encore faudrait-il l’intervention, sur le plan politique, d’un sentiment supérieur des nécessités internationales pour imposer aux membres de la communauté européenne, en faveur de la collectivité, la conception sincère et la poursuite effective d’une politique douanière vraiment libérale.

B. Conception de la coopération politique européenne comme devant tendre à cette fin essentielle: une fédération fondée sur l’idée d’union et non d’unité, c’est-à-dire assez souple pour respecter l’indépendance et la souveraineté nationale de chacun des Etats, tout en leur assurant à tous le bénéfice de la solidarité collective pour le règlement des questions politiques intéressant le sort de la communauté européenne ou celui d’un de ses membres.

(Une telle conception pourrait impliquer, comme conséquence, le développement général pour l’Europe du système d’arbitrage et de sécurité, et l’extension progressive à toute la communauté européenne de la politique de garanties internationales inaugurée à Locarno, jusqu’à intégration des accords ou séries d’accords particuliers dans un système plus général.)

C. Conception de l’organisation économique de l’Europe comme devant tendre à cette fin essentielle: un rapprochement des économies européennes réalisé sous la responsabilité politique des Gouvernements solidaires.

A cet effet, les Gouvernements pourraient fixer eux-mêmes, définitivement, dans un acte d’ordre général et de principe qui constituerait un simple pacte de solidarité économique, le but qu’ils entendent assigner comme fin idéale à leur politique douanière (établissement d’un marché commun pour l’élévation au maximum du niveau de bien-être humain sur l’ensemble des territoires de la communauté européenne). A la faveur d’une telle orientation générale pourrait s’engager pratiquement la poursuite immédiate d’une organisation rationnelle de la production et des échanges européens, par voie de libération progressive et de simplification méthodique de la circulation des marchandises, des capitaux et des personnes, sous la seule réserve des besoins de la défense nationale dans chaque Etat.

Le principe même de cette politique douanière une fois consacré, et définitivement consacré, sur le plan de la politique générale des Gouvernements, l’étude des modalités et voies de réalisation pourrait être renvoyée tout entière à l’examen technique d’un Comité d’experts, dans les conditions prévues au titre II, B, observation 4.

IV

Opportunité de réserver, soit à la prochaine Conférence européenne, soit au futur Comité européen, l’étude de toutes questions d’application, dont les suivantes :

A. Détermination du champ de coopération européenne, notamment dans les domaines suivants :

1° Economie générale. – Réalisation effective, en Europe, du programme établi par la dernière Conférence économique de la SdN; contrôle de la politique des unions et cartels industriels entre différents pays; examen et préparation de toutes possibilités futures en matière d’abaissement progressif des tarifs, etc.

2° Outillage économique. – Réalisation d’une coordination entre les grands travaux publics exécutés par les Etats européens (routes à grand trafic automobile, canaux, etc.).

3° Communications et transit. – Par voie de terre, d’eau et d’air: réglementation et amélioration de la circulation intereuropéenne, coordination des travaux des commissions fluviales européennes; ententes entre chemins de fer; régime européen des postes, télégraphes et téléphones; statut de la radiodiffusion, etc.

4° Finances. – Encouragement du crédit destiné à la mise en valeur des régions d’Europe économiquement moins développées; marché européen; questions monétaires, etc.

5° Travail. – Solution de certaines questions de travail particuliers à l’Europe, telles que le travail dans la batellerie fluviale et dans les verreries; ayant un caractère continental ou régional, telles que la réglementation des conséquences sociales de l’émigration intereuropéenne (application d’un pays à un autre des lois sur les accidents du travail, les assurances sociales, les retraites ouvrières, etc.).

6° Hygiène. – Généralisation de certaines méthodes d’hygiène expérimentées par l’organisation d’hygiène de la SdN (notamment, régénération des régions agricoles; application de l’assurance maladie; écoles nationales d’hygiène; épidémiologie européenne; échanges de renseignements et de fonctionnaires entre services nationaux d’hygiène; coopération scientifique et administrative dans la lutte contre les grands fléaux sociaux, contre les maladies professionnelles et la mortalité infantile, etc.).

7° Coopération intellectuelle. – Coopération par les universités et académies; relations littéraires et artistiques; concentration des recherches scientifiques; amélioration du régime de la presse dans les relations entre agences et dans le transport des journaux, etc.

8° Rapports interparlementaires. – Utilisation de l’organisation et des travaux de l’Union interparlementaire, pour le développement des contacts et échanges de vues entre milieux parlementaires des différents pays d’Europe (afin de préparer le terrain politique aux réalisations de l’Union européenne qui nécessiteraient des approbations parlementaires et, d’une façon générale, d’améliorer l’atmosphère internationale en Europe par la compréhension réciproque des intérêts et sentiments des peuples).

9° Administration. – Formation de sections européennes dans certains bureaux internationaux mondiaux.

B. Détermination des méthodes de coopération européenne dans les questions que retiendraient la Conférence européenne ou le Comité européen.

Il pourrait être opportun, suivant les cas:

– soit de créer des organismes de coordination et d’étude là où ils n’existent pas (par exemple pour l’outillage européen ou pour les diverses Commissions fluviales européennes);

– soit de seconder les efforts de la SdN dans les questions qui font déjà l’objet de ses études méthodiques (en préparant, notamment, par des échanges de vues et des négociations amiables, l’entrée en vigueur, dans les relations des Etats d’Europe, des conventions établies ou des recommandations formulées par la SdN);

– soit enfin de provoquer les conférences, européennes ou générales, de la SdN dans les questions susceptibles d’être traitées par elle, mais qui ne l’ont pas encore été. (A toute conférence européenne les Etats extra-européens seraient invités à se faire représenter par des observateurs, et toute convention qui serait établie par une conférence convoquée à la demande des Etats d’Europe, pour autant qu’elle ne serait pas strictement continentale par son objet, demeurerait ouverte à l’adhésion des Etats extra-européens.)

C. Détermination de tous modes de collaboration entre l’Union européenne et les pays situés en dehors de cette union.

En sollicitant, sur les quatre points ci-dessus indiqués, l’avis des vingt-six Gouvernements européens dont il a reçu mandat d’enquête, le Gouvernement de la République tient à formuler cette observation générale, qu’il a cru devoir s’attacher, pour des raisons purement pratiques, à une conception aussi élémentaire que possible de sa consultation: non qu’il entende limiter, dans ses v¦ux, les possibilités de développement futur d’une organisation fédérale de l’Europe, mais parce que, dans l’état actuel du monde européen et pour accroître les chances d’assentiment unanime à une première proposition concrète, susceptible de concilier tous intérêts et toutes situations particulières en cause, il importe essentiellement de s’en tenir aux données initiales de quelques vues très simples. Aussi bien est-il de bonne méthode de procéder du plus simple au plus complexe, en s’en remettant au temps du soin d’assurer, avec la vie, par une évolution constante et par une sorte de création continue, le plein épanouissement des ressources naturelles que l’Union européenne pourrait porter en elle-même.

C’est une telle conception qui guidait déjà le Représentant de la France, quand, devant la première réunion européenne convoquée à Genève, il se bornait à suggérer, à titre immédiat, la recherche d’un simple lien fédéral à instituer entre Gouvernements européens membres de la SdN pour assurer pratiquement leur coopération .

Il ne s’agit point, en effet, d’édifier de toutes pièces une construction idéale répondant abstraitement à tous les besoins logiques d’une vaste ébauche de mécanisme fédéral européen, mais, en se gardant au contraire de toute anticipation de l’esprit, de s’attacher pratiquement à la réalisation effective d’un premier mode de contact et de solidarité constante entre Gouvernements européens, pour le règlement en commun de tous problèmes intéressant l’organisation de la paix européenne et aménagement rationnel des forces vitales de l’Europe.

Le Gouvernement de la République attacherait du prix à recevoir avant le 15 juillet la réponse des Gouvernements consultés, avec toutes observations ou suggestions spontanées dont ils croiraient devoir accompagner leur communication. Il exprime le ferme espoir que ces réponses, inspirées du large souci de faire droit à l’attente des peuples et aux aspirations de la conscience européenne, fourniront les éléments d’entente et de conciliation permettant d’instituer, avec un premier embryon d’organisation fédérale, le cadre durable de cette coopération européenne dont le programme pourra être arrêté à la prochaine réunion de Genève.

L’heure n’a jamais été plus propice ni plus pressante pour l’inauguration d’une ¦uvre constructive en Europe. Le règlement des principaux problèmes, matériels et moraux, consécutifs à la dernière guerre aura bientôt libéré l’Europe nouvelle de ce qui grevait le plus lourdement sa psychologie, autant que son économie. Elle apparaît dès maintenant disponible pour un effort positif et qui réponde à un ordre nouveau. Heure décisive, où l’Europe attentive peut disposer elle-même de son propre destin.

S’unir pour vivre et prospérer: telle est la stricte nécessité devant laquelle se trouvent désormais les Nations d’Europe. Il semble que le sentiment des peuples se soit déjà clairement manifesté à ce sujet. Aux Gouvernements d’assumer aujourd’hui leurs responsabilités, sous peine d’abandonner au risque d’initiatives particulières et d’entreprises désordonnées le groupement des forces matérielles et morales dont il leur appartient de garder la maîtrise collective, au bénéfice de la communauté européenne autant que de l’humanité. »