L’esclavage dans l’Islam moderne et contemporain

La règle légale
« On m’a demandé, à propos d’esclaves venant du pays d’Abyssinie qui professent le monothéisme et acceptent les règles de la Loi sainte : est-il légal ou non de les acheter et de les vendre ? S’ils se convertissent à l’islam alors qu’ils sont la propriété de leurs maîtres, ceux-ci ont-ils ou non le droit de les vendre ? Et si la Sunna permet la vente des esclaves, d’où vient que professer une foi monothéiste qui sauve [un prisonnier infidèle] de la mort et d’une punition dans l’autre monde ne le sauve pas de l’humiliation et des souffrances de l’esclavage ? Il est certain qu’être possédé est un esclavage et un amoindrissement pour un individu ennobli par la foi. Et quelle est la signification de l’adage des docteurs de la Loi sainte : « l’esclavage est incroyance (kufr) » ? Cela s’applique-t-il après que quelqu’un est devenu croyant ? (…)

S’il est connu que toute une section ou toute une communauté parmi les habitants d’une région ont adopté l’islam ou ont été conquis par lui, il est certain qu’il faudrait, dans un tel cas, pour éviter des erreurs, interdire la possession de ces esclaves.

Mais si la conversion à l’islam est postérieure à l’établissement d’un droit de propriété [sur ces esclaves], alors l’islam n’exige pas la libération, parce que l’esclavage a eu pour cause l’incroyance. L’état de servitude persiste après la disparition de l’incroyance, en raison de son existence passée, et dans le dessein de la décourager. »

Ahmad al-Wancharisi, Kitab al-Mi‘yar al-Mughrib [XVe siècle], in Bernard Lewis, Islam, Paris, Gallimard (Quarto), 2005, p. 403

Les droits de l’esclave

« [ Les droits de propriété relatifs à l’esclavage] obéissent (…) à des lois qui régissent les relations sociales et que l’on doit respecter. Parmi les dernières injonctions du prophète de Dieu, que Dieu le bénisse et le protège, il y a ceci : « Crains Dieu regardant ceux que tu possèdes [« littéralement ceux que possède ta main droite »]. Nourris-les comme tu te nourris, habille-les comme tu t’habilles, et ne leur assigne pas des tâches au-dessus de leurs forces. Ceux que tu aimes, garde-les ; ceux que tu n’aimes pas, vends-les. Ne tourmente pas les créatures de Dieu. Dieu t’a fait leur possesseur ; et, s’Il l’avait voulu, Il aurait pu faire qu’ils te possédassent. » (…)

En résumé, le droit de l’esclave est que son maître partage avec lui sa nourriture et ses vêtements, ne lui assigne pas un travail au-delà de ses forces, ne le considère pas avec arrogance et mépris, lui pardonne ses offenses et, s’il est en colère contre lui pour quelque défaillance ou quelque outrage, qu’il pense à ses propres péchés et outrages envers Dieu tout-puissant, à ses manques d’obéissance envers Dieu, et qu’il se souvienne que le pouvoir de Dieu sur lui est plus grand que celui qu’il a sur son esclave. »

[fin du XVIe – début du XVIIe siècle], in Bernard Lewis, Islam, Paris, Gallimard (Quarto), 2005, pp. 400-402
et le sultan du Maroc

Correspondance entre le consul général britannique et le sultan du Maroc

« à sa Majesté impériale Mulai Abd Errachman Ben Heecham, sultan du Maroc, etc. L’agent et consul général de Sa Majesté britannique Drummond Hay – avec son profond respect.

Suivant les instructions du principal secrétaire d’État aux Affaires étrangères de la reine, ma gracieuse souveraine, j’ai le grand honneur de demander à Votre Majesté impériale, s’il lui plaît ainsi, de bien vouloir permettre que je sois informé de toute loi ou acte administratif émanant de Votre Majesté ou de ses royaux prédécesseurs, ou de tout gouverneur de district, ou encore d’officiers municipaux soumis à l’autorité impériale, ayant pour objet de réglementer, de restreindre ou d’empêcher le commerce d’esclaves ; et s’il y a eu promulgation de tels actes ou de telles lois, je dois solliciter votre Majesté d’ordonner selon son bon plaisir que m’en soient fournies les copies authentifiées, que ces actes aient eu un caractère temporaire ou définitif.

J’ajouterai pour fournir un exemple de la requête faite à Votre Majesté impériale qu’il serait souhaitable qu’il plaise à Votre Majesté de me faire instruire de toute loi ou de tout règlement dans quelque partie des domaines de Votre Majesté où le commerce d’esclaves – s’il n’est pas totalement interdit – a été de quelque façon modéré ou contenu dans certaines limites ; ou, par exemple, s’il y a eu une interdiction à tout marchand d’acheter des hommes, des femmes ou des enfants de quelque couleur que ce soit, pour les exporter comme esclaves, et s’il est légalement possible de les exporter des domaines de Votre Majesté, par terre ou par mer.

Daté à Tanger du 22 janvier de l’an 1842 du messie Jésus-Christ.

(signé) E. W. A. Drummond Hay  »

« Au nom de Dieu le Miséricordieux, Il n’y a de puissance et de force qu’en Dieu, le Très-Haut, le Tout-Puissant. À l’employé qui demande attention et sollicitude à nos services chérifiens, Drummond Hay, consul de la nation française [sic] résidant à Tanger, ce qui suit :

Nous avons reçu la lettre que vous avez adressée à notre personne élevée par Dieu, où vous affirmez que le ministre des Affaires étrangères de la reine de votre nation vous a mandaté pour enquêter sur le commerce d’esclaves, et savoir s’il est légal ou non selon notre loi bien-aimée.

Sachez donc que le commerce d’esclaves est un sujet sur lequel toutes les sectes et toutes les nations sont d’accord depuis l’époque des fils d’Adam, que la paix de Dieu soit avec lui, jusqu’à aujourd’hui, et que nous ne connaissons aucune secte dont les lois l’interdisent, et nul n’a à poser ce genre de question, car la chose est manifeste à tous les niveaux et ne réclame pas plus de démonstration que la lumière du jour ; mais s’il y a eu un événement particulier, veuillez nous en informer expressément, afin que notre réponse à la question soit pertinente.

Terminé le 23 doolhadja 1257 (4 février 1842).

Copie conforme au vice-consul Henry John Murray. »

« Au noble prince élevé par Dieu, le seigneur Mulai Abd Errachman Ben Heecham, sultan du Maroc, etc., l’agent et consul de Sa Majesté britannique E. W. A. Drummond Hay – avec son profond respect.

J’ai eu l’honneur de recevoir la lettre de Votre Majesté datée du 23 doolhadja, qui cherche à répondre à la lettre que j’avais adressée à Votre Majesté sur le sujet du trafic d’esclaves ; mais il apparaît à certaines expressions de la lettre de Votre Majesté que Votre Majesté n’a pas pleinement apprécié le sens de la demande faite de la part du gouvernement de Sa Majesté, ma gracieuse souveraine.

Ce gouvernement sage et éclairé sait parfaitement que l’esclavage et le commerce d’esclaves ne sont pas interdits par la loi de l’islam, pas plus que par les lois plus anciennes des tribus d’Israël, et qu’en effet l’esclavage et le commerce d’esclaves n’étaient pas – jusqu’à une période relativement récente – interdits par les lois de n’importe quel État chrétien.

Votre Majesté impériale ayant daigné exprimer le désir que je l’informe en particulier d’un événement nouveau qui permettrait de rendre pertinente la réponse à la question, j’ai l’honneur de présenter à Votre Majesté impériale, sous une forme aussi brève que le permet un aussi vaste sujet, un aperçu général des progrès réalisés – au cours des quelques trente années passées – en faveur de l’humanité souffrante, concernant les esclaves et le commerce d’esclaves, et où il sera clairement montré que beaucoup de nations – et de différentes religions – ont désapprouvé le trafic d’esclaves, l’ont modifié, et que quelques-unes l’ont même totalement supprimé.

Le gouvernement de Grande-Bretagne a eu le grand honneur d’avoir pris la tête en Europe de cette juste œuvre de charité, en interdisant le trafic d’esclaves aux sujets britanniques ; on a calculé que, pendant une longue suite d’années, plus de trois cent mille esclaves au total étaient chaque année enlevés de côtes de l’Afrique par diverses nations et convoyés, affreusement enchaînés, par-delà l’océan, pour être vendus dans des pays éloignés.

Finalement, il y a six ou sept ans, le gouvernement britannique a aboli l’esclavage lui-même, sur toute la surface de son vaste empire ; cela lui a coûté vingt millions de livres sterling ou environ cent millions de dollars pour indemniser tous les sujets britanniques possesseurs d’esclaves ; il émancipait ainsi plus de sept cent cinquante mille de nos frères humains ; et il n’est pas indigne de l’esprit élevé de Votre Majesté de considérer que, si cette glorieuse œuvre de charité a été accomplie par le gouvernement britannique avec une munificence inouïe jusqu’alors dans l’histoire de l’humanité, l’énorme somme – affectée aux compensations – offre un exemple admirable et frappant d’une résolution libérale et juste qui soutient et conforte les droits de propriété.

À l’occasion de ce grand événement dans la législation britannique, il fut décrété que tout sujet de la couronne britannique ou tout individu résidant dans une partie quelconque des dominions britanniques qui se lancerait dans le trafic d’esclaves ou convoierait des esclaves sur mer serait considéré comme coupable du crime de piraterie – ce qui entraîne la peine de mort ; ou que quiconque fournirait sciemment du capital ou toute autre aide à ce trafic, même s’il n’est pas personnellement engagé, serait considéré comme coupable d’un crime – dont la punition est la relégation dans un chantier pénal.

Il y a plus de vingt-six ans, les efforts de la Grande-Bretagne joints aux efforts de ses alliés avaient déjà réussi à obtenir des représentants de huit des plus grandes puissances d’Europe – assemblées en congrès à Vienne – qu’ils déclarent à l’unanimité, après une délibération solennelle, que le trafic d’esclaves est contraire aux principes humanitaires et à la morale universelle, et que le désir le plus sincère de leurs souverains était de mettre fin à cette plaie qui avait si longtemps affecté l’humanité, avili les nations européennes qui s’étaient livrées à la traite, et porté la désolation en Afrique.

Par la suite, presque toutes les puissances européennes ont mis en pratique, par des décisions législatives et des traités qui les engagent, les principes humanitaires proclamés dans cette déclaration mémorable ; et une très grande partie des États-Unis d’Amérique s’est associée à cette cause généreuse.

Mais j’ai un plaisir encore plus grand à informer Votre Majesté impériale que les dirigeants de plusieurs États musulmans – à savoir ceux de Mascate, d’Égypte et de Tunis – ont déjà manifesté une disposition généreuse à suivre les gouvernements chrétiens dans la voie de la bienfaisance. L’information qui m’a été récemment communiquée, si elle n’est pas officielle, n’en paraît pas moins avérée. Il est vrai que les circonstances ont – pour le moment – retardé la réalisation de l’objectif du Pacha Mohammed Ali, comme il l’a annoncé il y a quelque temps aux agents du gouvernement britannique, mais le prince imam de Mascate, qui règne sur d’importantes possessions de la côte est de l’Afrique ainsi que sur un vaste territoire dans le sud de l’Arabie, ce que Votre Majesté doit certainement savoir, a interdit l’exportation d’esclaves hors de ses domaines ; et le bey de Tunis a, au cours des quelques mois écoulés, pris des mesures abolissant la traite à l’intérieur de la régence. Il y a peut-être d’autres princes musulmans entrés dans la même glorieuse carrière dont le but est de soulager les peines de nos frères humains, mais je n’ai pour le moment pas d’informations supplémentaires à communiquer à Votre Majesté concernant ce très intéressant sujet ; mais il est encore, dans l’histoire du monde d’aujourd’hui, des événements qui ne peuvent que satisfaire hautement le généreux esprit de Votre Majesté impériale : le roi de Bonny [région du sud du Soudan] a signé avec le gouvernement britannique, il y a tout juste six mois, une convention destinée à abolir le commerce d’esclaves sur toute l’étendue de son territoire ; étant donné que le royaume de ce potentat comporte aussi une partie de zone côtière, l’accord stipule en outre qu’aucun esclave ne pourra être importé ou exporté de ses domaines. L’importance de l’accord fait dans un dessein commun de charité sera appréciée à sa juste valeur quand on saura que – jusque tout dernièrement – on n’exportait pas moins de vingt mille esclaves par an du seul royaume de Bonny.

À la même époque à peu près, des traités ont été conclus, par les officiers de la reine, ma gracieuse souveraine, avec les rois d’Eboé et d’Iddah, pour l’abolition totale du commerce d’esclaves à l’intérieur de leurs domaines – il s’agit aussi de régions du Soudan à travers lesquelles coule la grande rivière Quorra qui se dirige vers le nord de l’État de Bonny, où elle rejoint la côte : les royaumes d’Eboé et d’Iddah ont depuis toujours, comme celui de Bonny, offert de vastes marchés aux négriers.

Ayant rapporté ces choses afin de satisfaire de mon mieux le désir exprimé par Votre Majesté – je demanderais l’autorisation de faire observer à Votre Majesté impériale que, s’il est vrai que les prophètes et les autres législateurs des anciennes nations n’ont pas jugé utile de mettre au point des lois pour l’interdiction du commerce d’esclaves, en raison du caractère peu cultivé de l’époque où ils vivaient, on ne trouve en revanche dans aucune pays et à aucune époque que l’asservissement d’êtres humains ait été prescrit ou présenté comme un usage louable (sauf pour punir des dépravés), ou encore comme un acte qui puisse plaire au Dieu unique et tout-puissant ; c’était simplement une pratique permise parce qu’elle résultait d’habitudes primitives.

En conclusion, j’invoque la bienveillante attention de Votre Majesté, en répétant ceci : j’ai le devoir – en tant qu’agent de la reine, ma gracieuse souveraine, auprès de Votre Majesté – de m’informer s’il a été promulgué, à une époque quelconque, des ordonnances ou des règlements limitant ou modifiant en quelque façon le commerce d’esclaves (bien que la loi de l’islam n’interdise pas ce commerce) ; que ces ordonnances et règlements aient été promulgués par Votre Majesté, par l’un des prédécesseurs de Votre Majesté, ou par l’un quelconque des officiers placés sous votre, ou sous leur autorité impériale, je dois demander à Votre Majesté qu’il lui soit agréable de bien vouloir m’en faire parvenir des copies authentifiées.

Je me repose sur le respect qu’a Votre Majesté pour la reine, ma souveraine, et pour le grand empire dont la grâce divine lui a confié le soin, pour espérer que Votre Majesté acceptera cette communication dans l’esprit d’amitié même avec lequel je la soumets à Votre Majesté pour un examen plus approfondi.

Le gouvernement de reine, puis-je ajouter, est tellement soucieux de voir s’éteindre le trafic d’esclaves dans toutes les parties du monde qu’il ne veut laisser passer aucune occasion qui permette d’espérer une diminution de ce mal dans tous les pays où il existe ; et le moment paraît favorable à cette enquête, étant donné les institutions, usages et règlements en vigueur concernant l’esclavage et son commerce dans la Barbarie occidentale ; ce beau pays est heureusement placé sous le gouvernement d’un prince aussi éclairé que Votre Majesté impériale, et la gestion de ses domaines montre que Votre Majesté impériale est père bienveillant d’un peuple reconnaissant.

Tanger, à la date du 26 février 1842 de l’année du messie Jésus-Christ (16 moharrem du premier mois de l’an 1258).

Drummond Hay

Agent de Sa Majesté britannique

Consul général au Maroc »

Au nom de Dieu le Miséricordieux ! Il n’y a de force ou de puissance qu’en Dieu le Très-Haut, le Tout-Puissant ! À l’employé qui reçoit de nos services chérifiens diligence et sollicitude, Drummond Hay, consul pour la nation anglaise, résident à Tanger la protégée, ce qui suit :

Nous avons reçu votre lettre expliquant l’objectif du ministre du potentat de votre nation, en référence à son enquête concernant les esclaves, et nous avons pris connaissance des développements de cette affaire ainsi que des frais supportés lors du rachat à leurs maîtres de tous les esclaves de vos possessions ; [nous avons appris] aussi qu’au Soudan et dans d’autres endroits cet exemple avait été suivi. Sachez que la religion de l’islam – que Dieu l’exalte ! – a des fondations solides dont les piliers sont sûrs et que sa perfection a été portée à notre connaissance par Dieu – à qui appartient toute louange – dans son livre Furkan qui n’admet ni ajout ni retranchement.

En ce qui concerne la réduction en esclavage et le commerce des esclaves, ils sont confirmés par notre Livre ainsi que par la Sunna de Notre Prophète, que la paix et la bénédiction de Dieu soient sur lui – et il n’y a par ailleurs pas de controverses entre les Oolamma sur ce sujet, et nul ne peut permettre ce que la loi interdit ni interdire ce qu’elle permet. Toute innovation contraire [à la loi], quel qu’en soit l’initiateur, sera rejetée, attendu que notre sainte religion n’est pas réglée par les délibérations ou les conseils des hommes, car elle procède de l’inspiration du Seigneur de toutes les créatures, par la voix de notre Pieux Prophète, que la paix et la bénédiction de Dieu soient avec lui !

Terminé le 5 safar 1258 (18 mars 1842).

Traduction certifiée conforme.

E. W. A. Drummond Hay  »

Bernard Lewis, Islam, Paris, Gallimard (Quarto), 2005, pp. 405-412