« […] La peur, qui s’était d’abord arrêtée dans le haut de la société, descendit alors jusque dans le fond de la classe populaire, et une terreur universelle s’empara de tout le pays. C’est en cet état que je le trouvai, lorsque j’y arrivai vers le milieu de mars. Je fus frappé aussitôt d’un spectacle qui m’étonna et me charma. Une certaine agitation démagogique régnait, il est vrai, parmi les ouvriers des villes, mais dans les campagnes tous les propriétaires, quels que fussent leur origine, leurs antécédents, leur éducation, leurs biens, s’étaient rapprochés les uns des autres, et ne semblaient former qu’une seule classe ; les anciennes haines d’opinion, les anciennes rivalités de caste et de fortune n’étaient plus visibles. Plus de jalousies ou d’orgueil entre le paysan et le riche, entre le gentilhomme et le bourgeois ; mais une confiance mutuelle, des égards et une bienveillance réciproques. La propriété chez tous ceux qui en jouissaient, était devenue une sorte de fraternité […]
Ce qui me frappa le plus après le spectacle que je viens de décrire, ce fut de voir la haine universelle mêlée à la terreur universelle qu’inspirait pour la première fois Paris. (…) Cette fois, Paris et ceux qui parlaient en son nom avaient tellement abusé de sa puissance, et semblaient tenir si peu de compte du reste du pays, que l’idée de secouer le joug et d’agir enfin par eux-mêmes se présentait à beaucoup d’esprits qui ne l’avaient jamais conçue […] On voulait aller aux élections, car choisir des ennemis de la démagogie parisienne se présentait moins aux esprits comme l’usage régulier d’un droit que comme le moyen le moins dangereux dont on pouvait se servir pour affronter le maître […]»
Alexis de Tocqueville, Souvenirs, 1893, deuxième partie, IV [rédigée fin 1850-début 1851], repris in Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique. Souvenirs. L’Ancien Régime et la Révolution. Paris, Robert Laffont, coll. «Bouquins», 1986, p. 776-7.
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