Il est frappant de découvrir à quel point les imaginaires politiques de notre temps sont concentrés sur le passé et non sur l’avenir. Donald Trump veut « Make America Great Again » ; Daesch veut « Make Islam Great Again » : Victor Orbán fait rêver les Hongrois à un passé imaginaire sans juifs ni tziganes ; […]

Le diagnostic posé en 2019 par l’historien des idées Mark Lilla, dans l’avant-propos de L’esprit de réaction1 , reste plus que jamais d’actualité en 2025. Un peu partout dans le monde, les idées réactionnaires ont le vent en poupe. Mais qu’est-ce qu’un réactionnaire ?

La définition proposée ci-dessous est extraite de l’ouvrage L’esprit de réaction de Mark Lilla publié en anglais en 2016 et dont la version française a été traduite en 2019. Mark Lilla, né en 1956, est un historien des idées et essayiste  américain, professeur à l’université Columbia de New York. Dans son avant-propos, Mark Lilla, familier de la France, affirme que c’est à Paris vers la fin des années 1980, suite à une visite à l’église traditionnaliste de Saint-Nicolas-du-Chardonnay et d’une librairie spécialisée, qu’il découvrit que « le réactionnaire a mille visages ».

réactionnaire

L’esprit de réaction publié en 2016 est le fruit de près de trente ans de recherche sur les multiples aspects de la pensée réactionnaire. Il est divisé en 10 chapitres qui peuvent se lire en autant d’essais que Mark Lilla consacre à des penseurs, à des courants de pensée réactionnaires et à des événements récents révélateurs de certaines formes de réaction contemporaines.

La définition de la réaction proposée par Mark Lilla fait un parallèle intéressant entre l’esprit révolutionnaire et l’esprit réactionnaire ; et nous rappelle ainsi comment l’imaginaire et les sentiments nourrissent et irriguent les grandes idéologies politiques du passé et du présent.

1 : Mark Lilla, L’esprit de réaction, Desclée de Brouwer, 2019


[…] Le réactionnaire a mille visages. Il est Protée. Les révolutionnaires, quelles que soient leurs querelles de doctrine, et contradictoires, quelles que soient leurs utopies folles et contradictoires, se concentraient sur un objectif commun : un avenir plus juste. Les réactionnaires, si dégoûtés par le présent qu’ils ont du mal à imaginer l’avenir, se réfèrent plutôt, quant à eux, se réfèrent plutôt, quant à eux, à un passé idéalisé, dont il existe un nombre et une variété infinis. Il n’y a rien d’irrationnel à regarder vers le passé pour mieux comprendre le présent. Au contraire, c’est essentiel. En politique, la conscience historique peut être une force émancipatrice qui nous libère des dogmes de notre époque. Même les grands révolutionnaires s’en sont servis.
Mais le réactionnaire n’est pas un étudiant en histoire, il est un idolâtre du passé. Pour vivre, il a besoin d’un récit qui explique comment l’insupportable présent est le résultat nécessaire d’une catastrophe historique imputable à des forces des ténèbres bien précises. Peu importe qui sont les adversaires de son mélodrame intérieur, où s’opposent les Anciens contre les Modernes, la Foi contre les Infidèles, la race contre les déracinés. Ce qui compte, c’est que l’imprévisible,  la nature aléatoire et paradoxale de l’histoire, soit effacée. Que le récit nous révèle l’harmonie que nous avons perdue, et nous donne quelque espoir d’une restauration éventuelle. La réaction, c’est l’art et la manière de toujours retomber… sur ses genoux.

Mark Lilla, L’esprit de réaction, édition Desclée de Brouwer, 2019, extrait pages 11-12