Extrait

“ Quand mon père regardait les journaux télévisés, ses commentaires traduisaient une allergie épidermique à la droite et à l’extrême droite. En 1965, pendant la campagne présidentielle, puis pendant et après Mai 68, il s’emportait tout seul devant son poste en entendant les propos de Tixier-Vignancour, représentant caricatural de la vieille extrême droite française. Ce dernier ayant dénoncé “le drapeau rouge du communisme” que l’on agitait dans les rues de Paris, mon père avait tempêté : “ le drapeau rouge, c’est le drapeau des ouvriers.” Plus tard, il se sentira également agressé et offensé par la manière dont Giscard d’Estaing imposera dans tous les foyers français, par l’intermédiaire de la télévision, son ethos de grand bourgeois, ses gestes affectés, son élocution grotesque. Il lançait aussi des insultes aux journalistes qui animaient les émissions politiques, et se réjouissait quand celui – tel ou tel apparatchik stalinien à l’acent ouvrier – qu’il considérait comme le porte-parole de ce qu’il pensait et ressentait, cassant les règles du jeu institué comme plus personne n’oserait le faire aujourd’hui, tant la soumission des responsables politiques et de la plupart des intellectuels au pouvoir médiatique est devenue totale ou presque, et parlant des problèmes réels des ouvriers au lieu de répondre aux questions de politique politicienne dans lesquelles on essayait de l’enfermer, venait rendre justice à tous ceux qu’on entend jamais dans ce genre de circonstances, à tous ceux dont l’existence même est systématiquement exclue du paysage de la politique légitime.” (pp.45-46)

Didier Eribon, Retour à Reims, Flammarion, coll. « Champs essais », 2010.


Commentaires

Ce texte est issu du livre du sociologue de renommée internationale Didier Eribon, Retour à Reims. C’est un ouvrage très original, une sorte d’essai de sociologie à base autobiographique. Né à Reims où il a passé son enfance et une partie de son adolescence dans le milieu ouvrier, il entreprend ici une réflexion sur ses origines familiales, sur son parcours individuel et son ascension sociale, à la lumière des outils théoriques de la sociologie. L’essai foisonne donc d’évocations intéressantes et pertinentes sur le milieu ouvrier des années 1960-1970-1980 que l’auteur a connu de l’intérieur. Et c’est à ce titre qu’il peut être une source documentaire utile pour l’historien.

L’extrait ci-dessus évoque les réactions du père de l’auteur face aux émissions politiques de la télé publique pendant les années 1960-1970. Ouvrier, on devine que le père, sans être encarté, votait sans doute régulièrement pour les candidats du PCF.

Suite à la réforme constitutionnelle de 1962 instituant l’élection du président de la république au suffrage universel direct, 1965 représente une  timide ouverture de la télé gaullienne au pluralisme politique, avec la décision prise par le Pouvoir de laisser un temps de parole égale aux candidats qui brigueraient la magistrature suprême. Tixier-Vignancour était effectivement le candidat de « la vieille extrême droite française » et il semble que l’aversion du père était largement partagée par les Français, puisque celui-ci n’obtint que 5,2% des suffrages exprimées.

Le septennat de Giscard d’Estaing (1974-1981), dans le contexte libérateur de l’après Mai-68, représente une nouvelle étape dans l’expression à la télévision de la diversité politique du pays, avec la diffusion hebdomadaire d’émissions politiques  aux heures de grande écoute.

« L’apparatchik stalinien à l’accent ouvrier » est une allusion limpide au secrétaire général du PCF Georges Marchais, dont chaque prestation était suivie par des millions de spectateurs.

https://www.youtube.com/watch?reload=9&v=F-tXQLbovHA

Au delà de cette analyse factuelle, l’extrait présente un autre intérêt. Au temps où l’activité industrielle en France représentait plus d’un tiers de l’emploi, il existait une classe ouvrière, structurée par un fort sentiment d’appartenance de classe qui fait que le père de l’auteur, « dont les études n’allèrent pas au-delà de l’école primaire » (p. 50), perçoit et réagit avec un regard critique aux émissions politiques de la télé au travers de sa condition et de sa culture ouvrières. En des temps où une large majorité des ouvriers votait à gauche, on entrevoit ici le rôle joué par le Parti communiste français comme porte-parole auto-proclamé de la classe ouvrière et comme une organisation centrale dans la structuration d’une identité ouvrière, après la  guerre. Cette « fonction tribunicienne » a été incarnée à la télé dans les années 1970 par Georges Marchais, mieux que par personne d’autre. Selon l’auteur, celui-ci représentait « le porte-parole de ce qu’il (l’ouvrier) pensait et ressentait, cassant les règles du jeu institué comme plus personne n’oserait le faire aujourd’hui, tant la soumission des responsables politiques et de la plupart des intellectuels au pouvoir médiatique est devenue totale ou presque »Sans doute… Mais  cette fonction tribunicienne incarnée par le chef d’un PCF encore puissant reposait aussi sur une répartition implicite des rôles entre la « voix des ouvriers » et les journalistes supposés être inféodés au « pouvoir du grand capital », donnant ainsi au débat politique la dimension d’un spectacle télévisé.