Le philosophe et sociologue Edgar Morin qui vient de fêter ses 104 ans, le 8 juillet 2025, est l’auteur d’une oeuvre pluridisciplinaire considérable. Au cours de sa longue vie, il a aussi participé activement à l’action et aux débats politiques de son siècle.
Dans son ouvrage Autocritique publié en 1959 et qui a fait l’objet de plusieurs rééditions depuis cette date, Edgar Morin analyse le parcours qui l’a conduit en tant que résistant à adhérer au PCF et au stalinisme en 1941, puis ses doutes et déchirements à partir de 1947, jusqu’à son exclusion du Parti au printemps 1951. Loin d’être un simple récit autobiographique, Edgar Morin cherche à comprendre les ressorts politiques et psychologiques qui l’ont conduit, comme des millions d’hommes et de femmes à la même époque, à adhérer à la foi communiste et à communier dans la grande religion du salut terrestre que fut le stalinisme.
L’extrait d’Autocritique que nous présentons est issu du chapitre VII intitulé L’exclusion. Edgar Morin fait le récit des circonstances et du processus de son exclusion (pour ne pas dire excommunication…) du Parti communiste français. C’est un récit autobiographique publié 8 ans après les faits, mais vu l’importance de l’événement pour la vie de l’auteur et la violence symbolique que représente la procédure d’exclusion, on conçoit qu’Edgar Morin en ait gardé un souvenir précis.
La raison principale de l’exclusion d’Edgar Morin est la publication d’un de ses articles dans un journal non communiste, l’Observateur (devenu le Nouvel Observateur en 1964), qualifié par le PCF de « journal de l’Intelligence Service ». On remarquera que si l’exclusion est votée, à l’unanimité, par les militants de base de la cellule du Parti dont Morin est membre, l’enquête et la procédure sont en réalité pilotées par les instances dirigeantes du PCF.
Annie Besse de la Fédération de la Seine, chargée ici de la besogne, est plus connue sous son nom d’historienne du communisme français : Annie Kriegel.
L’exclusion (extraits du chapitre 7 d’Autocritique)
[…]
Deux semaines passèrent. J’ignorais que Dominique Desanti et autres Kanapas avaient manifesté leur “étonnement” et leur “indignation” auprès des instances responsables. Une “enquête” avait été décidée. Je fus convoqué par Annie Besse à la Fédération de la Seine.
Je ne connaissais pas cette jeune Walkyrie. Elle était blonde, un peu plantureuse, l’air glacé et innocent. Elle avait un beau regard bleu de militante.
-Tu devines pourquoi je t’ai convoqué ?
Ma foi non. J’étais étonné. Elle dut penser que j’étais habile.
– Que penses-tu d’un communiste qui écrit dans le journal de l’Intelligence Service?
Je lui répondis que j’en pensais le plus grand mal et je me tus.
-Tu ne vois vraiment pas de quoi je parle?
Nous en vînmes au fait. Il s’agissait de l’Observateur.
– Le directeur de l’Observateur est Claude Bourdet. Claude Bourdet, c’est bien connu, est l’agent patenté, officiel, de l’Intelligence Service en France.
Je répondis que je n’en étais pas informé. Evidemment, n’étant pas membre de l’Intelligence Service, je n’en pouvais connaître les agents.
Comme Annie Besse ne pouvait me faire avouer que Claude Bourdet fût un agent de l’Intelligence Service, du moins voulut-elle me faire reconnaître que l’Observateur était un journal d’ennemis du parti. Je dis que Martinet, Bettelheim, Armel n’étaient pas des ennemis du parti : “Ce sont des progressistes, des socialistes unitaires,”
-Est-ce la place d’un communiste que d’écrire à l’Observateur?
Sur ce terrain, il y avait évidemment matière à discussions. Je reconnus qu’un dirigeant du parti n’avait pas à écrire dans l’Observateur, mais qu’un communiste, dans des secteurs particuliers ou des circonstances particulières, comme dans le cas de mon article, pouvait y collaborer sans scandale.
Annie Besse notait mes réponses. Elle ouvrit un dossier où je reconnus mon article. Certains passages étaient brutalement soulignés. Elle me regarda dans les yeux.
– De quel droit te permets-tu de calomnier notre grand camarade Mao Tsé-Toung?
Et comme je profitais de mon sourire pour feindre l’étonnement, elle me lut le passage, où son crayon rouge s’était écrasé, qui évoquait l’exclusion de Mao.
– Mais c’est Mao Tsé-toung lui-même qui raconte dans Mémoires qu’il a été exclu de l’Internationale. N’as-tu pas lu ses Mémoires dans Parallèle 50 ?
Annie Besse n’osa, ni me donner quitus, ni réfuter cette ignoble calomnie anticommuniste. Elle me regardait comme un être vraiment malsain.
Elle me demanda alors de reconnaître que mon article n’était pas animé par l’esprit de parti et ne se plaçait pas sur les positions idéologiques du parti. Je le reconnus : mon article était marxiste, il n’était nullement anti-parti, mais il ne se plaçait pas sur les positions idéologiques de la Nouvelle Critique.Je reconnus également mes désaccords sur certaines positions idéologiques, mais j’affirmai mon accord politique global avec le parti. […]
Je quittai Annie Besse assez content. Elle n’avait pas pu me coincer. L’histoire de L’Intelligence Service me faisait rigoler. Des jours passèrent encore. La campagne électorale s’amorçait. Un soir, Tousseul, un ouvrier voisin, membre ma cellule, passa chez moi pour m’informer que ma présence était indispensable à une réunion qui se tenait le surlendemain. Il viendrait me chercher. Comme je ne fréquentais plus la cellule, je crus comprendre qu’il s’agissait d’une assemblée pour Combattants de la Paix. Aussi, le jour dit, je mis mon complet croisé et fis quelques frais de toilette afin d’impressionner favorablement les petits-bourgeois progressistes de Vanves.
Tousseul vint me chercher, accompagné de la camarade Dudhuy. […]
Tousseul et la camarade Dudhuy me guidaient dans crépuscule du côté des baraquements et des terrains vagues proches des boulevards extérieurs. Ils se taisaient et moi faisais de temps en temps quelques remarques que Tousseul relevait vaguement. Je me sentais assez bien et j’attribuais leur silence à la fatigue du militant électoral. Enfin, ils me firent pénétrer dans un hangar où, autour d’une longue table, se tenaient des ouvriers pour la plupart et pour la plupart inconnu de moi. C’était la cellule.
On semblait attendre quelqu’un. J’étais dans un coin, un peu gêné devant ces militants qui parlaient de tracts, d’affiche.
Annie Besse entra et mon cœur se serra.
– Bonjour, Annie, dirent ceux qui la connaissaient.
Et Tousseul la présenta :
La camarade Annie Besse, de la Fédération.
À toute vitesse mon cerveau échafaudait des hypothèses in de me masquer ce que j’avais compris en un éclair. La séance commença. On donna aussitôt la parole à Annie Besse. Elle en vint aussitôt au fait :
– Camarades. Au nom de la Fédération de notre parti communiste, je viens soumettre à votre cellule le cas du camarade Edgar Morin,
Annie Besse expliqua qu’il y avait un journal de l’Intelligence Service, en France. J’y avais écrit, De plus, l’agent de l’Intelligence Service, Claude Bourdet, directeur de ce journal, était tête de liste dans le cinquième secteur contre notre vénéré camarade Marcel Cachin. Il brandirait mon article pendant campagne électorale en s’écriant : “Voilà ce qu’écrivent les intellectuels communistes.” Ce qui évidemment était de nature à semer le désarroi dans le corps électoral.
Passant à l’article lui-même, Annie Besse se dispensa non seulement de le lire ou d’en citer des passages, mais même indiquer le sujet. Elle déclara qu’il était totalement dénué de l’esprit de parti et que je lui avais même avoué “qu’en aucun cas je ne donnerais mon adhésion aux positions idéologiques du parti.” il n’était dès lors pas étonnant que je sois au centre d’Etudes sociologiques de Friedmann, renégat et apôtre de la sociologie policière, où l’on accueille à bras ouverts l’Américain Moreno, venu ouvrir en France une officine d’espionnage.
On glissa très vite du désaccord idéologique au désaccord politique. La preuve en était que je ne militais, ni sur le plan de la cellule, ni sur le plan du parti. C’est pour ces désaccords politiques et idéologiques que la Fédération demandait mon exclusion.
Les militants étaient fortement impressionnés par l’exposé d’Annie Besse. Ils ignoraient jusqu’au nom de l’Observateur et ils savaient que je ne fréquentais pas la cellule.
Je demandai la parole. Je dis que j’avais écrit un article sociologique où je défendais des thèses marxistes. L’Observateur ne pouvait être considéré comme une feuille anticommuniste. Ses positions, comme celles de Claude Bourdet, étaient tantôt analogues aux nôtres, tantôt opposées. J’ignorais quels étaient les agents de l’Intelligence Service, la liste n’en étant pas rendue publique par cet organisme. […]
Très ému, je reconnus des désaccords idéologiques. Ils étaient anciens. Le parti ne les ignorait pas. Je niai tout désaccord politique. Je demandai aux camarades de réfléchir, d’examiner la question à tête reposée. On ne pouvait exclure, à la suite d’un article que nul n’avait lu dans la cellule, un camarade qui avait dix années d’appartenance au parti. Je parlais difficilement et j’avais les larmes aux yeux.
Les camarades semblaient ébranlés, c’est-à-dire prêts m’accorder le délai de grâce que je sollicitais. Annie Besse repartit à la charge. Elle reprit tous les chefs d’accusation en les aggravant. Elle répéta qu’elle parlait au nom de la direction du parti. Elle conclut:
– Notre Parti se fortifie en s’épurant. C’est un signe de force qu’en pleine campagne électorale, notre parti se débarrasse d’éléments tels que Morin.
Elle ajouta, et cela était profondément vrai, que ma place n’était pas dans le parti.
Les membres de la cellule furent invités à dire leur mot. L’un fit remarquer que j’étais un mauvais militant – ce qui était clair – “et militer c’est la pierre de touche, camarades”. Un autre indiqua qu’à la rigueur on comprendrait qu’un jeune, un pas éduqué politiquement, écrive par mégarde dans l’Intelligence Service, mais après dix ans de parti, non, non… La camarade Dudhuy, hors de propos, ou plutôt anticipant, déclara qu’il ne faut jamais fréquenter un exclu. Ne pas même lui adresser la parole. Elle l’avait toujours dit : un exclu est le pire ennemi du parti. Et comme je réagissais, Annie Besse me dit en me regardant rêveusement avec ses yeux de lac :
– Je ne sais pas si tu n’es pas un ennemi du parti.
Le bon Tousseul dit au contraire pour adoucir le futur :
-Moi, si j’étais exclu, j’irais trouver le dimanche les copains qui vendent l’Huma et je leur dirais : “Allons, donne m’en un petit paquet que je te donne un petit coup de main”.
Je demandai à nouveau d’attendre, de surseoir. Annie Besse fit voter. Je vis une forêt de bras dressés. Devant moi, celui, fièrement planté, candide et farouche, de la fille Tousseul. A côté de moi, légèrement incliné, mais ferme, celui de Tousseul. Unanimité. Le temps s’était arrêté. J’étais exclu à l’unanimité des présents.
Annie Besse transforma brusquement son expression qui de judiciaire devint extatique:
Maurice est de retour… Jeannette est allée le chercher… Maurice Thorez venait de rentrer d’une longue cure en URSS. […]
Annie Besse se leva. Elle avait d’autres cellules à visiter, Autres tâches à accomplir encore, cette nuit. Je me levai aussi.
– Je vais te raccompagner, Annie, dit Tousseul.
Je lançai un faible bonsoir que nul ne releva. Je sentais on me voyait sans me voir, comme un clochard loqueteux qui va peut-être vous demander la charité. Je ne sais pourquoi me rendis compte que je portais mon beau costume croisé pour Combattants de la Paix.
Dans la nuit, Annie Besse était guidée par Tousseul et je suivais derrière. Je ne pensais qu’à dire bonsoir ou ne pas dire bonsoir ; si je disais bonsoir, ils ne me rendraient peut-être mon bonsoir, si je ne disais pas bonsoir, ils penseraient je ne veux pas dire bonsoir. On rejoignit la rue. Annie Besse et Tousseul se serraient fraternellement la main. J’attendis, un peu à l’écart, murmurai “salut”, et partis de mon côté.
Au bout de quelques pas je me retournai :
Annie Besse ?
– Oui ?
À qui s’adresser pour faire appel ?
Fédération de la Seine, 122, rue Lafayette.
– Merci. Bonsoir.
– Bonsoir. […]
Edgar Morin, Autocritique, 1959, éditions du Seuil, Paris, extraits.