« Professeur d’histoire à l’université de Zurich de 1979 à 2006, Roger Sablonier fait vaciller plusieurs piliers de l’historiographie suisse officielle : « On sait depuis longtemps que Guillaume Tell et le serment du Grütli [d’après l’histoire officielle, la Suisse a été fondée par un serment entre les représentants des peuples de trois vallées réunis sur la prairie du Grütli située dans l’actuel canton d’Uri, le 1er août 1291] sont des inventions. Mais on ne peut pas se contenter de dire ce qui n’a pas existé. Maintenant que l’on a une autre manière d’aborder les sources écrites, que l’on accepte qu’elles ont avant tout un caractère symbolique, car rédigées après coup pour justifier des rapports de pouvoir, c’était le moment de présenter une synthèse sur cette époque. Je n’ai rien inventé. Pour les spécialistes, contrairement aux autorités politiques et au grand public, il est clair depuis longtemps que l’on ne peut pas faire remonter au Moyen Age la fondation d’un Etat suisse. Par conséquent, et c’est là l’innovation, j’ai analysé l’histoire de la Suisse centrale comme celle d’une société rurale alpine et non pas comme celle d’un noyau imaginaire de la Suisse. »
La fondation de la Confédération n’a pas été cet acte conscient d’irréductibles Waldstätten unis pour délivrer leur pays de la servitude des Habsbourg. La tradition d’un peuple épris de liberté qui s’étend comme un fil rouge jusqu’à la création du jeune Etat fédéral, en 1848, voire même au Rapport du Grütli [réunion des officiers supérieurs de l’armée suisse], en 1940, en prend un coup. L’alliance entre Uri, Schwyz et Unterwald, immortalisée dans le Pacte fédéral, était plutôt un accord comme il y en a eu des centaines entre membres de la noblesse locale pour faire régner l’ordre et s’assurer le pouvoir. Il se peut même qu’il y ait eu confusion à propos d’Unterwald, qui pourrait être en fait la vallée uranaise d’Urseren. Quant au Pacte fédéral lui-même, il pourrait avoir été rédigé plus tard que 1291, au début du 14e siècle. Roger Sablonier s’appuie pour l’affirmer sur une analyse au carbone 14 d’un minuscule fragment réalisée par l’Institut de physique des particules de l’Ecole polytechnique fédérale de Zurich.
Le pacte fédéral suisse censé dater de 1291
L’authenticité d’autres documents vacille également. La Charte de Brunnen, qui renouvelait l’alliance des Confédérés, après la bataille de Morgarten, en 1315, et dont on n’a jamais douté de la date originale jusqu’à maintenant, est écrite sur un parchemin datant au minimum de la fin du 19e siècle. Comme certains privilèges impériaux, conservés précieusement aux côtés du Pacte fédéral dans le musée de Schwyz, ces textes ont été généralement écrits ou recopiés et arrangés après coup, par ceux qui détenaient le pouvoir, pour justifier de leurs prétentions. Faut-il alors fermer le Musée des chartes fédérales, à Schwyz ? « Pas du tout, répond Roger Sablonier. Le musée n’est pas seulement là pour abriter des textes. C’est en lui-même un monument. Il a une valeur historique. Sa construction et son inauguration, en 1936, sont les témoins d’une époque. Il est en revanche important que les visiteurs puissent avoir ce recul historique, qu’ils ne prennent pas les documents exposés au pied de la lettre. Cela me gêne bien plus, en revanche, que la Confédération place le texte du pacte de 1291 sur son site internet, sans explication aucune. »
De même, l’historien ne voit aucune raison de renoncer au Premier Août. « Il faut continuer à célébrer la Fête nationale, inventée en 1891. Un Etat ne peut pas se résumer à ses lois et à sa police ; à part des institutions il lui faut des représentations communes. Je n’ai rien contre les mythes. Ils ne sont pas mauvais en soi. Ils ne doivent toutefois pas servir de justification à des attitudes xénophobes ou racistes. Tout le monde sait que Guillaume Tell est une légende. Comme symbole du courage civil et de la dignité de l’individu et son aspiration à la liberté, il a tout à fait sa place dans notre histoire. » Le propos de Roger Sablonier est plus large. Il veut montrer qu’il n’y avait pas que les « Anciens Confédérés » se serrant tous les coudes face aux Habsbourg. D’autres forces politiques étaient à l’œuvre, en Suisse centrale, au tournant du 14e siècle, brouillant les pistes. Les villes, Zurich et Berne, et les grands monastères, détenaient un grand pouvoir. Ces vallées ne sont par ailleurs pas repliées sur elles-mêmes, mais fortement soumises aux influences de l’étranger, au sud et au nord. Selon Roger Sablonier, les contours de l’ancienne Confédération ne se solidifient que vers 1500. Sous l’œil bienveillant des puissances étrangères qui veillent à protéger leur réservoir de mercenaires.
Ces conclusions risquent de changer l’image que la Suisse se fait d’elle-même, l’historien en retraite active en est persuadé : « La Suisse est une part intégrale de l’Europe. Elle ne s’est pas constituée toute seule, au fil des siècles. Elle était dépendante des pays voisins, car les Alpes n’étaient pas une barrière, mais un lien. La Suisse n’est pas non plus une unité homogène, mais la somme de diverses minorités. Il n’y a pas une suissitude d’origine. C’est un processus. » Les politiciens n’ont pas encore vraiment réagi à cette petite bombe. « Le Pacte fédéral de 1291 est un document authentique témoignant de la volonté d’indépendance et de liberté des anciens Confédérés, un combat qui inaugure un très long, mais finalement efficace combat pour la liberté », écrivait, en 2007, le conseiller national [parlementaire] schwyzois UDC, Peter Föhn, pour protester contre le prêt de la Charte suisse aux Etats-Unis pour une exposition. Roger Sablonier ne s’émeut pas : « Les politiciens ont de tout temps instrumentalisé l’histoire ; je ne m’en indigne pas, c’est leur métier. La seule chose inacceptable est qu’ils imposent aux historiens leur interprétation des faits. »
Si la Confédération de 1291 n’existait pas encore, à partir de quand peut-on alors vraiment parler de la Suisse ? Pour Roger Sablonier, la réponse est claire : « La République Helvétique (de 1798 à 1803) est la période de rupture décisive avec l’organisation politique et sociale de l’Ancienne Confédération. J’ai toujours dit que l’on aurait pu faire de Napoléon un héros national… »
L’instrumentalisation de l’histoire
Le Pacte fédéral est le document le plus connu de l’histoire suisse du Moyen Age. Il entre dans l’inconscient collectif à partir de 1891, passant pour le document qui scelle le serment des Trois Suisses sur la prairie du Grütli. Son importance dans les temps modernes contraste avec celle qu’il avait au moment de sa réalisation. Nommé une première fois vers 1530, on ne retrouve sa trace qu’en 1724. Le texte pourrait avoir été rédigé en 1309, recopiant et adaptant une version de 1291. Il ne parle ni de liberté, ni de résistance.
La bataille de Morgarten, dans les projections qui en sont faites, est la démonstration de l’esprit de résistance de cette jeune pousse qu’est la Confédération. Le duc Léopold de Habsbourg, accompagné de 3000 à 5000 hommes, veut remettre au pas ces insurgés. Dans un défilé entre Zoug et Schwyz, la troupe autrichienne se fait décimer par une poignée de Confédérés. Elle n’est toutefois pas la bataille capitale décrite par la légende, et n’a eu que peu d’écho dans le reste de l’Europe. Selon Roger Sablonier, la venue de Léopold est due plutôt à des problèmes avec le couvent d’Einsiedeln. Les mercenaires schwyzois, rompus aux techniques du guet-apens, se sont mobilisés en prévision du butin. La Charte de Brunnen, censée renouveler le Pacte de 1291, a été rédigée beaucoup plus tard. Elle prévoit avant tout un soutien mutuel en cas de représailles.
La bataille de Sempach, et la mort de Léopold 3 de Habsbourg ont été perçues comme un événement dans toute l’Europe. Selon Jean-Daniel Morerod, la Suisse commence à exister à partir de ce moment-là. Son déroulement est décrit par plusieurs sources. Dans l’imagerie suisse, elle est restée célèbre à cause de l’acte héroïque du Nidwaldien Arnold Winkelried qui a ouvert la voie en rassemblant toutes les lances sur son corps. Son nom n’apparaît toutefois que bien plus tard dans les chroniques. »
Catherine COSSY, Le Temps, 31 juillet 2008
*Roger Sablonier, « Gründungszeit ohne Eidgenossen », Verlag hier+jetzt. (Une nouvelle édition de l’ouvrage sera disponible à partir du 18 août 2008).
http://www.interet-general.info/article.php3?id_article=11243
Remarque :
la position de Sablonier est sujette à contreverse. Elle est combattue actuellement, sur des bases scientifiques, par le professeur Eike Hinz (professeur au département d’histoire culturelle de l’Université d’Hambourg), dont le dernier livre pourrait faire date.
Eike Hinz, « Landsgemeinde und Bundesbriefe : Kognitive und Politische Anthropologie der Innerschweiz des 13 und 14. Jahrhunderts », Hambourg, 2016
http://www.researchgate.net/publication/282133748_Landsgemeinde_und_Bundesbriefe_Kognitive_und_Politische_Anthropologie_der_Innerschweiz_des_13._und_14._Jahrhunderts
Notez son sous-titre :
« Gründungszeit von und mit Eidgenossen ». Variationen zu Sablonier Thema « Gründungszeit ohne Eidgenossen ».
Il prouve également que le contenu et la date du pacte de 1291 peut difficilement être invalidés. Un support plus récent que 1291 peut seulement vouloir dire que le pacte a été recopié, ce qui arrivait souvent à cette époque pour des documents jugés encore utiles et relus en public régulièrement. Idem pour le pacte de Brunnen de 1315 en moyen allemand, qui le suit, et utilise le terme de « Eidgenossen » (Confédérés). Hinz fait une analyse serrée de tous les textes à disposition (plus nombreux qu’on le croit à la fin du XIIIe et au début du XIVe siècle) pour aboutir à la conclusion que ces communautés paysannes au bord du lac des Quatre-Cantons ont une claire conscience de leur existence et une volonté d’autonomie affirmée. Bien sûr, elles sont ouvertes sur le monde de leur époque.
(Patrice Delpin, novembre 2015)