« Il se produisit dans l’Europe de la fin du XIIe et du XIIIe s. un mouvement démocratique, ou plus exactement communautaire, rural et spécifiquement alpestre : dans le nord de l’Italie, le Tyrol, le Dauphiné notamment. Sur le versant nord du massif du Saint-Gothard, ce mouvement fut plus tardif qu’ailleurs ; son originalité est qu’il triompha au moment où les autres régressaient.
En dépit du système féodal, le vieux droit alaman avait laissé des traces dans les Alpes centrales. La distinction entre serfs et hommes libres était plus faible qu’ailleurs ; les populations de montagne avaient une liberté de mouvement inconnue dans les plaines. En outre, une économie pastorale de montagne suppose une organisation communautaire. Il est nécessaire que les exploitants se réunissent – au printemps, comme c’est encore le cas dans les cantons qui ont conservé cette coutume – pour régler les questions relatives aux réparations des chalets, à l’entretien des chemins, à la désignation des bergers, à la fixation de la date de la montée à l’alpage, à la répartition des produits de l’année précédente. Cette assemblée de la communauté ou corporation, appelée Landsgemeinde, constituait une des rares occasions pour les habitants de se réunir, de parler des préoccupations du moment ; d’économique, elle pouvait devenir politique.
Les habitants des vallées situées entre le Gothard et Lucerne, les Waldstätten ou pays forestiers, formaient quatre corporations : Uri, Schwyz et les deux Unterwald, au-dessus et au-dessous (Ob – et Nidwald) de la forêt qui les sépare.
Uri
Pendant longtemps, la vallée d’Uri avait été un cul-de-sac. La construction d’un chemin au Saint-Gothard lui donna tout à coup de l’importance. Politiquement, elle avait été donnée en 853 par Louis le Germanique au couvent du Fraumunster de Zurich. Mais il est clair que pour l’abbesse cette possession se réduisait à une source de revenus et qu’elle ne pouvait exercer elle-même le commandement militaire et l’exercice de la justice ; ceux-ci étaient confiés à un avoué. Le droit d’avouerie appartenait à l’empereur, qui le remettait à un seigneur local : jusqu’en 1218 ce fut un Zähringen, ensuite un Habsbourg.
Or, en 1231, le roi Henri qui gouvernait l’empire au nom de son père Frédéric II accorda à la corporation d’Uri une charte lui conférant l’immédiateté : les comtes de Habsbourg étaient donc dépossédés de leur droit d’avouerie. Il est possible que les Uranais, enrichis par le trafic naissant du col, les aient indemnisés ; en tout cas, ils ne contestèrent jamais la charte qui fut le fondement juridique des libertés des Waldstätten.
Schwyz
Le fondement politique, c’est à Schwyz qu’on le trouve. Ce territoire appartenait à une branche de la famille des Habsbourg. Ces princes avaient adopté une pratique de gouvernement que les Etats « modernes » tendaient à généraliser : au lieu de remettre l’administration de leurs domaines à des vassaux fieffés qui risquaient d’agir avec trop d’indépendance, ils la confiaient à des fonctionnaires nommés par eux et révocables, appelés ministériaux. Souvent pris dans la domesticité du prince, donc d’origine servile, ils recevaient les attributs de la noblesse, droit de porter les armes et droit de juger. Ceci était considéré comme une violation du droit coutumier, selon lequel chacun avait le droit d’être jugé par ses pairs.
En 1240, il y eut une rupture entre les Habsbourg et l’empereur. Or l’intérêt économique des Schwyzois était de se trouver dans le même camp que les Uranais ; aussi obtinrent-ils de Frédéric II, à Faenza en Italie, une charte qui les plaçait « sous la protection tant de l’Empire que de lui-même » ; la formule, assez vague, ne conférait pas expressément l’immédiateté ; les Habsbourg, non mentionnés, n’étaient pas dépossédés, mais ils contestèrent le document pendant plus d’un siècle.
Unterwald
Unterwald enfin, sur la rive sud du lac, à l’écart du chemin du Gothard, présentait moins d’intérêt ; les deux vallées tentèrent sans succès vers 1240 d’obtenir le même avantage que Schwyz. Pendant l’interrègne, l’anarchie domine ; Uri jouit d’une autonomie complète, mais est privé de protecteur. En tout cas, Rodolphe de Habsbourg renforce son influence : en 1258, il arbitre un conflit entre deux familles uranaises ; en 1273, il rachète à ses cousins leurs droits sur Schwyz et Unterwald ; la même année, il est élu empereur.
Rodolphe I
On aurait pu croire que cette élévation conférerait indirectement l’immédiateté à Schwyz ; il n’en fut rien, ce fut plutôt Uri qui la perdit, car Rodolphe I se comporta non en empereur romain, mais en chef de sa maison. Il confirme la charte de 1231, mais pas celle de Faenza ; il garantit toutefois en 1282 aux Schwyzois qu’ils ne comparaîtront en justice que devant lui-même ou ses fils, ou encore un juge de leur choix ; quelques semaines avant sa mort, il leur promet à tout le moins qu’ils ne devront pas répondre de leurs actes devant un juge non libre, c’est-à-dire un ministérial. Mais par ailleurs il s’empare de la vallée d’Urseren en 1283 ; en 1291, il achète Lucerne. La tenaille se referme.
La mort de Rodolphe, survenue le 15 juillet 1291 à Spire, eut donc lieu dans un climat de tension : on ne savait pas qui lui succéderait sur le trône impérial et quelle attitude ses fils adopteraient. Aussi, au début d’août – le document dut sans doute circuler pendant quelques jours entre les communautés -, un pacte fut conclu entre les représentants des trois vallées. Il fut considéré comme l’acte fondateur de la Confédération et le jour du 1er août adopté, à la fin du XIX e s., comme fête nationale.
Le pacte de 1291 : conservateur ou révolutionnaire ?
A l’époque de la Révolution française, Guillaume Tell et les Trois Suisses furent considérés comme des héros contestataires qui avaient libéré leur pays de l’étendard sanglant de la tyrannie ; à l’inverse Schiller fait dire à ses personnages : « Nous voulons être libres, comme nos pères l’étaient » ; et la population de la Suisse centrale passe pour être plutôt conservatrice.
Assistance mutuelle
Il faut se replacer dans les circonstances de l’époque : les auteurs du texte – des notables, puisqu’il était écrit en latin – n’avaient nullement conscience de fonder un Etat ; le Pacte n’est pas une «déclaration d’indépendance ». Ils voulaient beaucoup plus simplement conclure un traité d’assistance mutuelle, dans la conjoncture incertaine que la mort de Rodolphe Ier ouvrait. La « malice des temps » rend une promesse de « secours, appui et assistance » nécessaire. Mais on exprime la réserve que « chacun, selon sa condition personnelle », d’homme libre ou de serf, « reste soumis, comme il convient, à son seigneur, et lui rende les prestations auxquelles il est tenu ». Il n’y a pas de rébellion, la chancellerie des Habsbourg n’aurait rien pu trouver à redire dans une pareille déclaration.
Clauses pénales
La seconde moitié du document est presque entièrement consacrée à des stipulations d’ordre judiciaire, plus exactement pénal : il s’agit de mettre de l’ordre, d’éviter qu’un criminel échappe au châtiment en s’enfuyant sur les terres de la communauté voisine ; c’est un début d’ «unification» judiciaire, mais elle ne met pas en question la situation existante : chacun est tenu d’obéir à son juge et doit, au besoin, indiquer de quel juge il relève.
Défense des droits acquis
La clause revendicatrice, c’est celle qui refuse de reconnaître « un juge qui aurait payé sa charge (.) ou qui ne serait pas de chez nous ». Mais c’est un retour au passé, à la liberté dont « les pères » jouissaient, que l’on réclame ; les Waldstätten entendent lutter contre les fâcheuses innovations de la politique des Habsbourg, en particulier contre l’institution des ministériaux ; ils s’opposent au modernisme de l’administration autrichienne, leur « révolte » est une défense des acquis.
Arbitrage
Enfin, ce qui est fondateur et porteur d’avenir, ce n’est pas tant la perpétuité – trop de documents « perpétuels » n’ont duré que l’espace d’un matin – que la procédure d’arbitrage : « Si un conflit surgit entre quelques-uns, les plus sages des Confédérés doivent intervenir en médiateurs pour apaiser le différend ». Cette attitude est devenue un des traits dominants du système et de l’ « esprit » suisses ; on la retrouve jusque dans la convention de la Paix du travail en 1937. Voilà le passage qui a gardé toute sa valeur aujourd’hui.
Documents et traditions
Le document affirme qu’il renouvelle « le texte de l’ancien pacte corroboré par un serment » ; il ne serait donc que le plus ancien pacte conservé, ou plus exactement retrouvé, puisqu’il fut égaré pendant des siècles et redécouvert en 1758 à Schwyz. C’est pourquoi, pendant longtemps, la tradition a pris pour acte de fondation le serment du Rütli et pour date celle, totalement arbitraire, de 1307. »
http://www.memo.fr/article.asp?ID=PAY_SUI_MOY_007