« L’Europe en tant que concept politique n’existe pas. La partie du monde qui porte ce nom recèle un chaos de peuples et d’Etats, une poudrière de conflits internationaux ; elle est le creuset des guerres futures. La question européenne : les haines réciproques des Européens infectent l’atmosphère internationale et inquiètent perpétuellement les pays même les plus pacifiques du monde.

C’est pourquoi le problème européen n’est pas un problème local, mais un problème international. Tant qu’il n’aura pas été résolu, on ne peut songer à un développement pacifique du monde. La question européenne a, aujourd’hui, à peu près la même signification pour le monde que celle que les Balkans eurent pour l’Europe un siècle durant : elle représente une source perpétuelle insécurité et de troubles permanents.

La question européenne ne sera résolue que par l’union des peuples de l’Europe. Cette union se fera ou volontairement, par la construction d’une fédération paneuropéenne, ou forcée par une conquête russe.

Que la question européenne doive être résolue par l’Europe elle-même ou que la Russie doive y donner une solution, il est en tous cas impossible que cette poussière d’Etats européenne ne maintienne d’une manière durable à côté des quatre grands empires mondiaux de l’avenir : les mondes britannique, russe, américain et extrême-oriental.

L’Europe a irrémédiablement perdue sa suprématie sur le monde, mais il lui reste encore son indépendance, sa culture, son avenir, son empire colonial.

Si elle s’unissait à temps, elle pourrait, comme cinquième groupement et avec les mêmes droits que les autres, prendre encore part au partage de la Terre ; tandis que si elle est divisée, elle sombrera obligatoirement dans l’insignifiance politique jusqu’au jour où, ayant perdu ses colonies, banqueroutière, réduite à la misère et endettée, elle sera la proie de l’invasion russe. (…) »
Déclin de l’Europe (pages 25-26)

« Si l’Europe ne tire pas de leçon de l’histoire, elle subira le même destin que l’empire Romain Germanique. Politiquement et militairement, elle va devenir l’échiquier du monde, l’objet de la politique mondiale dont elle était jadis le sujet. On l’oubliera dans le partage des marchés et des pays producteurs de matières premières. Des empires mondiaux, comme la Russie et l’Empire britannique régleront sur le Rhin leurs différents asiatiques par l’intermédiaire de soldats allemands et français. Comme hier en Chine ou en Turquie, l’Europe sera demain partagée en sphères d’influences anglaises, russes et américaines. (…)

Dans la politique mondiale, un politicien nationaliste d’Europe sera bientôt aussi ridicule que l’était autrefois le politicien de clocher.

Et ce jusqu’à ce qu’enfin, à la révolution russe succède un Napoléon russe qui constitue avec les petits Etats d’Europe orientale une nouvelle confédération du Rhin, avec l’aide de laquelle il portera à l’Europe un coup mortel. (…) »

La PAN-EUROPE (pages 32 à 34)
Ses frontières

« L’Europe, en tant que nation politique, comprend tous les états démocratiques du continent auxquels s’ajoute l’Islande, associée au Danemark par une union personnelle.

J’appelle PAN-EUROPE le concept politique d’Europe par opposition au concept géographique.

Je sais qu’on n’admettra pas sans difficultés cette désignation, qu’on objectera qu’une Europe sans la Russie et sans l’Angleterre ne peut être appelée « Pan-Europe », « Europe entière ». (…) »
Etendue relative de la Pan-Europe

« La Pan-Europe se compose de 26 grands Etats et de 7 petits pays.

Cet ensemble d’Etats a une superficie de 5 millions de kilomètres carrés environ et une population d’à peu près 300 millions d’habitants. (…)

Ainsi, y compris ses colonies, la Pan-Europe a une superficie de 23 millions de kilomètres carrés et une population de 431 millions d’habitants. (…)

Cette juxtaposition montre une nécessité supplémentaire pour l’europe de s’unir pour des raisons de politique mondiale. Alors que séparés les Etats de l’Europe devraient à la longue s’incliner, politiquement et économiquement, devant les empires mondiaux, par leur union dans la Pan-Europe, ils pourraient devenir un des plus forts groupements, sinon le plus fort. Par la population, la Pan-Europe est au second rang, par la superficie elle arrive au troisième. Elle serait assez forte pour repousser toute invasion militaire et résister victorieusement à toute concurrence économique.

Par une organisation militaire et une mise en valeur rationnelle de son empire colonial africain (…) , la Pan-Europe pourrait produire elle-même toutes les matières premières et tous les produits alimentaires qui lui sont nécessaires et conquérir ainsi son indépendance économique. (…) »
III- L’Europe et l’Angleterre (pages 35-36)
1. Petite Europe ou Grande Europe ?
Questions préalables

« L’idée des « Etats-Unis d’Europe » est très ancienne. Beaucoup d’Européens voient en elle l’idéal désirable , le seul salut dans le chaos du présent, le seul salut en face de l’écroulement futur.

Pourtant cet idéal reste inopérant, il est resté un problème littéraire, sans jamais devenir un programme politique. Objet de rêve pour beaucoup, il n’ a été que pour un petit nombre objet de réalisation. Beaucoup jouent avec cette idée ; mais presque personne ne met la main à la pâte pour tenter de le réaliser.

Si aucun changement radical ne se produit dans la manière d’envisager l’idée européenne, les Etats-Unis d’Europe resteront un éternel idéal, sans jamais entrer dans la réalité politique.

L’une des causes essentielles de cette curieuse irréalité de la pensée européenne réside dans le désaccord qui se manifeste à propos des frontières de l’Europe. Les esprits se séparent déjà sur la question préalable. La Russie et l’Angleterre ou l’une des deux ou aucune des deux, doivent-elles faire partie de ces Etats-Unis ?

Cette question reçoit diverses réponses ; par là même elle barre la route à toute action paneuropéenne. En effet, de nombreux partisans d’une fédération ne peuvent s’imaginer l’Europe sans l’Angleterre, d’autres sans la Russie ; pour cette raison, ni les politiciens officiels, ni les cabinets européens ne peuvent examiner le problème dans son ensemble.

Depuis que la Russie s’est placée en dehors de l’Europe, en rompant avec le système démocratique, la question a été notablement simplifiée. Une étroite fédération est, en effet, pratiquement irréalisable entre une puissance soviétique et des Etats démocratiques.

Ainsi il ne reste plus à l’Europe que la question anglaise à résoudre avant de pouvoir entreprendre des démarches positives en vue de la création de la Pan-Europe. (…) »
La Petite Europe au lieu de la grande Europe (page 37)

« Les partisans de la Grande Europe ne peuvent se représenter les Etats-Unis d’Europe sans l’Angleterre ; ils veulent faire de l’empire britannique l’un des Etats de la fédération européenne. Par une telle politique, ce que l’Europe gagnerait en puissance, elle le perdrait en cohésion. (…)

Il y a théoriquement , encore une deuxième forme de la solution type Grande Europe : la réunion à la Pan-Europe , de la Grande-Bretagne et de l’Irlande, mais sans leurs colonies et leurs dominations.

Cette solution ne peut pratiquement être mise en application : elle signifierait, en effet, la dissolution de l’empire britannique. (…)

De la même manière, l’Angleterre, Etat confédéré, sacrifierait toujours l’intérêt de l’Europe aux intérêts de l’Empire britannique. »