Essai sur le gouvernement civil, John Locke, philosophe anglais, 1690

En 1690, le philosophe anglais John Locke (1632-1704) publie ensemble deux traités sur le gouvernement. Le deuxième, dont sont extraits les textes ci-dessous, est intitulé « Essay concerning the true Origine, Extent and End of Civil Government » (Traité du gouvernement civil. De sa véritable origine, de son étendue et de sa fin).

Cette œuvre connut un succès énorme au XVIIIe siècle, au point de devenir une sorte de « Bible politique » des Lumières ; elle inspira les fondateurs des USA et les révolutionnaires français de la fin de ce siècle.

Extraits rapides

« Les hommes se trouvant tous par nature libres, égaux et indépendants, on n’en peut faire sortir aucun de cet état ni le soumettre au pouvoir politique d’un autre, sans son propre consentement. La seule façon pour quelqu’un de se départir de sa liberté naturelle (…), c’est de s’entendre avec d’autres pour se rassembler (…). Et lorsqu’un certain nombre d’hommes ont consenti à former une communauté ou un gouvernement, ils deviennent, par là-même, indépendants et constituent un seul corps politique, où la majorité a le droit de régir et d’obliger les autres (…). Ainsi, ce qui donne naissance à une société politique n’est autre que le consentement par lequel un certain nombre d’hommes libres, prêts à accepter le principe majoritaire, acceptent de s’unir pour former un seul corps social. C’est cela seulement qui a pu ou pourrait donner naissance à un gouvernement légitime. »

Autre passage

« La liberté naturelle de l’homme, c’est de ne reconnaître sur terre aucun pouvoir qui lui soit supérieur, de n’être assujetti à la volonté de personne (Š).

La liberté de l’homme en société, c’est de n’être soumis qu’au seul pouvoir législatif établi d’un commun accord dans l’Etat et de ne reconnaître aucune autorité ni aucune loi en dehors de celle que crée ce pouvoir conformément à la mission qui lui est confiée (Š).

Il est clair, dès lors, que la monarchie absolue, considérée par certains comme le seul gouvernement au monde, est en fait incompatible avec la société civile (Š).

La grande fin pour laquelle les hommes entrent en société, c’est de jouir de leurs biens dans la paix et la sécurité. Or établir des lois dans cette société constitue le meilleur moyen pour réaliser cette fin. Par suite, dans les Etats, la première et fondamentale loi positive est celle qui établit le pouvoir législatif (Š).

Et aucun édit, quelle que soit sa forme ou la puissance qui l’appuie, n’a la force obligatoire d’une loi, s’il n’est approuvé par le pouvoir législatif, choisi et désigné par le peuple. (…) »

Cité dans « Histoire Seconde« ,collection Le Pellec, éditions Bertrand-Lacoste 1996, p. 189.

idem…

John Locke et le pouvoir législatif

« Le pouvoir législatif constitue non seulement le pouvoir suprême de l’État mais il reste sacré et immuable entre les mains de ceux à qui la communauté l’a une fois remis. Et aucun édit (…) n’a la force obligatoire d’une loi, s’il n’est approuvé par le pouvoir législatif choisi et désigné par le peuple. Sans cela, la loi ne comporterait pas ce qui est nécessaire pour constituer une loi – le consentement de la société. Il est nécessaire qu’il y ait un pouvoir toujours en exercice pour veiller à l’exécution des lois qui sont faites et restent en vigueur ; c’est pourquoi on en vient souvent à séparer le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif. Dans un État bien constitué, il ne peut cependant y avoir qu’un seul pouvoir suprême : le pouvoir législatif. »

John Locke, Essai sur le gouvernement civil, 1690.

Les droits de l’homme selon John Locke

« La liberté naturelle de l’homme, c’est de ne reconnaître sur terre aucun pouvoir qui lui soit supérieur, de n’être assujetti à la volonté ou à l’autorité législative de personne, et de n’avoir pour règle que la seule loi naturelle. La liberté de l’homme en société, c’est de n’être soumis qu’au seul pouvoir législatif, établi d’un commun accord dans l’État, et de ne reconnaître aucune autorité ni aucune loi en dehors de celles que crée ce pouvoir, conformément à la mission qui lui est confiée (…). Chaque fois qu’un certain nombre d’hommes, s’unissant pour former une société, renoncent, chacun pour son compte, à leur pouvoir de faire exécuter la loi naturelle et le cèdent à la collectivité, alors et alors seulement naît une société politique ou civile (…). La grande fin pour laquelle les hommes entrent en société, c’est de jouir de leurs biens dans la paix et la sécurité. Or, établir des lois dans cette société constitue le meilleur moyen pour réaliser cette fin. Par suite, dans tous les États, la première et fondamentale loi positive est celle qui établit le pouvoir législatif. Ce pouvoir législatif constitue non seulement le pouvoir suprême de l’État, mais il reste sacré et immuable entre les mains de ceux à qui la communauté l’a une fois remis (…). Dès que cesse la loi, la tyrannie commence, s’il y a transgression au détriment d’autrui. Dès lors, tout personnage au pouvoir qui abuse de l’autorité concédée par la loi cesse par là même d’être un magistrat. Et puisqu’il agit sans autorité, on peut lui résister comme à tout homme qui empiète par la force sur les droits d’un autre. »

John Locke, Deux Essais sur le pouvoir civil, 1690.

Le droit de résistance à l’oppression selon John Locke

« La raison pour laquelle les hommes entrent en société, c’est qu’ils veulent sauvegarder leur propriété ; la fin qu’ils se proposent lorsqu’ils choisissent et habilitent un pouvoir législatif, c’est de faire adopter des lois et établir des règles, qui servent de protection et de clôture à la propriété dans la société entière, de façon que chaque élément, ou chaque membre de celle-ci, détienne seulement un pouvoir limité et une autorité tempérée. En aucun cas, on ne saurait imaginer que la société veuille habiliter le pouvoir législatif à détruire l’objet même que chacun se proposait de sauvegarder quand il s’est joint à elle et que le peuple avait en vue quand il s’est donné des législateurs de son choix ; chaque fois que les législateurs tentent de saisir et de détruire les biens du peuple, ou de le réduire à l’esclavage d’un pouvoir arbitraire, ils entrent en guerre contre lui ; dès lors, il est dispensé d’obéir et il n’a plus qu’à se fier au remède que Dieu a donné à tous les hommes contre la force et la violence. Aussi, dès que le pouvoir législatif transgresse cette règle fondamentale de la société, dès que l’ambition, la peur, la folie, ou la corruption l’incitent à essayer, soit de saisir lui-même une puissance qui le rende absolument maître de la vie des sujets, de leurs libertés et de leurs patrimoines, soit de placer une telle puissance entre les mains d’un tiers, cet abus de confiance le fait déchoir des fonctions d’autorité dont le peuple l’avait chargé à des fins absolument opposées ; le pouvoir fait retour au peuple, qui a le droit de reprendre sa liberté originelle et d’établir telle législature nouvelle que bon lui semble pour assurer sa sûreté et sa sécurité, qui sont la fin qu’il poursuit dans l’état social. Ce que je viens de dire du pouvoir législatif (…) s’applique aussi à l’exécuteur suprême (…) . Le peuple supportera, sans mutinerie, ni murmure, certaines erreurs graves de ses gouvernants, de nombreuses lois injustes (…) et tous les écarts de la faiblesse humaine. Par contre, si une longue suite d’abus, de prévarications et de fraudes révèle une unité de dessein qui ne saurait échapper au peuple, celui-ci prend conscience du poids qui l’opprime et il voit ce qui l’attend ; on ne doit pas s’étonner, alors, qu’il se soulève et qu’il s’efforce de porter au pouvoir des hommes qui soient capables de garantir les avantages qui constituent la fin même du gouvernement. »

J. Locke, Deuxième Traité du Gouvernement civil, 1690, trad. Gilson, Vrin éd., pp. 203-206.

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Voici des extraits plus larges et référencés du même ouvrage

« &4. Pour bien entendre en quoi consiste le pouvoir politique , et connaître sa véritable origine, il faut considérer dans quel état tous les hommes sont naturellement. C’est un état de parfaite liberté, un état dans lequel, sans demander de permissions à personne, et sans dépendre de la volonté d’aucun autre homme, ils peuvent faire ce qu’il leur plaît, et disposer de ce qu’ils possèdent et de leurs personnes, comme ils jugent à propos, pourvu qu’ils se tiennent dans les bornes de la loi de la Nature.

Cet état est aussi un état d’égalité ; en sorte que tout pouvoir et toute juridiction est réciproque, un homme n’en ayant pas plus qu’un autre. (…)

&88. (…) Mais quoique chacun de ceux qui sont entrés en société ait abandonné le pouvoir qu’il avait de punir les infractions des lois de la nature, et de juger lui-même des cas qui pouvaient se présenter, il faut remarquer néanmoins qu’avec le droit de juger des offenses, qu’il a remis à l’autorité législative, pour toutes les causes dans lesquelles il peut appeler au Magistrat, il a remis en même temps à la société le droit d’employer toute sa force pour l’exécution des jugements de la société, toutes les fois que la nécessité le requerra : en sorte que ces jugements sont au fond ses propres jugements, puisqu’ils sont faits par lui-même ou par ceux qui le représentent. Et ici nous voyons la vraie origine du pouvoir législatif et exécutif de la société civile, lequel consiste à juger par des lois établies et constantes, de quelle manière les offenses, commises dans la société, doivent être punies ; (…).

&89. C’est pourquoi partout où il y a un certain nombre de gens unis de telle sorte en société, que chacun d’eux ait renoncé à son pouvoir exécutif des lois de la nature et l’ait remis au public, là et là seulement, se trouve une société politique ou civile .(…) Les hommes donc sortent de l’état de nature, et entrent dans une société politique, lorsqu’ils créent et établissent des Juges et des Souverains sur la terre, à qui ils communiquent l’autorité de terminer tous les différends, et de punir toutes les injures qui peuvent être faites à quelqu’un des membres de la société ; (…).

&90. Il paraît évidemment, par tout ce qu’on vient de lire, que la monarchie absolue, qui semble être considérée par quelques uns comme le seul gouvernement qui doive avoir lieu dans le monde, est, à vrai dire, incompatible avec la société civile, et ne peut nullement être réputé une forme de gouvernement civil. Car la fin de la société civile étant de remédier aux inconvénients qui se trouvent dans l’état de nature, et qui naissent de la liberté où chacun est, d’être juge dans sa propre cause ; et dans cette vue, d’établir une certaine autorité publique et approuvée, à laquelle chaque membre de la société puisse appeler et avoir recours, pour des injures reçues, ou pour des disputes et des procès qui peuvent s’élever, et être obligés d’obéir ; partout où il y a des gens qui ne peuvent point appeler et avoir recours à une autorité de cette sorte, et faire terminer par elle leurs différends, ces gens-là sont assurément toujours dans l’état de nature, aussi bien que tout Prince absolu y est, à l’égard de ceux qui sont sous sa domination.

&91. En effet, ce Prince absolu, que nous supposons, s’attribuant à lui seul, tant le pouvoir législatif, que le pouvoir exécutif, on ne saurait trouver parmi ceux sur qui il exerce son pouvoir, un Juge à qui l’on puisse appeler, comme à un homme qui soit capable de décider et régler toutes choses librement, sans prendre parti et avec autorité, et de qui l’on puisse espérer de la consolation et quelque réparation, au sujet de quelque injure ou de quelque dommage qu’on aura reçu, soit de lui-même, ou par son ordre. (…)

&149. Dans un Etat formé, qui subsiste, et se soutient, en demeurant appuyé sur les fondements, et qui agit conformément à sa nature, c’est-à-dire, par rapport à la conservation de la société, il n’y a qu’un pouvoir suprême, qui est le pouvoir législatif, auquel tous les autres doivent être subordonnés ; mais cela n’empêche pas que le pouvoir législatif ayant été confié, afin que ceux qui l’administreraient agissent pour certaines fins, le peuple ne se réserve toujours le pouvoir souverain d’abolir le gouvernement ou de le changer, lorsqu’il voit que les conducteurs, en qui il avait mis tant de confiance, agissent d’une manière contraire à la fin pour laquelle ils avaient été revêtus d’autorité. Car tout le pouvoir qui est donné et confié en vue d’une fin, étant limité par cette fin-là, dès que cette fin vient à être négligée par les personnes qui ont reçu le pouvoir dont nous parlons, et qu’ils font des choses qui y sont directement opposées ; la confiance qu’on avait mise en eux doit nécessairement cesser et l’autorité qui leur avait été remise est dévolue au peuple, qui peut la placer de nouveau où il jugera à propos, pour sa sûreté et pour son avantage. Ainsi, le peuple garde toujours le pouvoir souverain de se délivrer des entreprise de toutes sortes de personnes, même de ses législateurs, s’ils venaient à être assez fous ou assez méchants, pour former des desseins contre les libertés et les propriétés des sujets. (…)

&222. La raison pour laquelle on entre dans une société politique, c’est de conserver ses biens propres ; et la fin pour laquelle on choisit et revêt de l’autorité législative certaines personnes, c’est d’avoir des lois et des règlements qui protègent et conservent ce qui appartient en propre à toute la société, et qui limitent le pouvoir et tempèrent la domination de chaque membre de l’Etat. (…) Or, ce que j’ai dit, en général, touchant le pouvoir législatif, regarde aussi la personne de celui qui est revêtu du pouvoir exécutif, et qui ayant deux avantages très considérables, l’un, d’avoir sa part de l’autorité législative ; l’autre, de faire souverainement exécuter les lois, se rend doublement et extrêmement coupable, lorsqu’il entreprend de substituer sa volonté arbitraire aux lois de la société. (…)

&225. Mais si une longue suite d’abus, de prévarications et d’artifices, qui tendent à une même fin, donnent à entendre manifestement à un peuple, et lui font sentir qu’on a formé des desseins funestes contre lui, et qu’il est exposé aux plus grands dangers, alors, il ne faut point s’étonner s’il se soulève, et s’il s’efforce de remettre les rênes du gouvernement entre les mains qui puissent le mettre en sûreté, conformément aux fins pour lesquelles le gouvernement a été établi, (…).

&228. Mais si ceux qui objectent que ce que nous avons dit est propre à produire des rébellions, entendent par là, qu’enseigner aux peuples qu’ils sont absous du devoir de l’obéissance, et qu’ils peuvent s’opposer à la violence et aux injustices de leurs Princes et de leurs Magistrats, lorsque ces Princes et ces Magistrats font des entreprises illicites contre eux, qu’ils s’en prennent à leurs libertés, qu’ils leur ravissent ce qui leur appartient en propre, qu’ils font des choses contraires à la confiance qu’on avait mise en leurs personnes, et à la nature de l’autorité dont on les avait revêtus : si, dis-je, ces Messieurs entendent que cette doctrine ne peut que donner occasion à des guerres civiles et à des brouilleries intestines ; qu’elle ne tend qu’à détruire la paix dans le monde, et que par conséquent, elle ne doit pas être approuvée et soufferte ; ils peuvent dire, avec autant de sujet, et sur le même fondement, que les honnêtes gens ne doivent pas s’opposer aux voleurs et aux pirates, parce que cela pourrait donner occasion à des désordres et à l’effusion de sang. (…)

&243. Donc, pour conclure, le pouvoir que chaque particulier remet à la société dans laquelle il entre, ne peut jamais retourner aux particuliers pendant que la société subsiste, mais réside toujours dans la communauté ; parce que, sans cela, il ne saurait y avoir de communauté ni d’Etat, ce qui pourtant serait tout à fait contraire à la convention originaire. C’est pourquoi, quand le peuple a placé le pouvoir législatif dans une assemblée, et arrêté que ce pouvoir continuerait à être exercé par l’assemblée et par ses successeurs, auxquels elle aurait elle-même soin de pourvoir, le pouvoir législatifne peut jamais retourner au peuple, pendant que le gouvernement subsiste ; parce qu’ayant établi une puissance législative pour toujours, il lui a remis tout le pouvoir politique ; et ainsi, il ne peut point le reprendre. Mais s’il a prescrit certaines limites à la durée de la puissance législative, et a voulu que le pouvoir suprême résidât dans une seule personne ou dans une assemblée, pour un certain temps seulement ; ou bien, si ceux qui sont constitués en autorité ont, par leur mauvaise conduite, perdu leur droit et leur pouvoir ; quand les conducteurs ont perdu ainsi leur pouvoir et leur droit, ou que le temps déterminé est fini, le pouvoir suprême retourne à la société, et le peuple a droit d’agir en qualité de souverain, et d’exercer l’autorité législative, ou bien d’ériger une nouvelle forme de gouvernement, et de remettre la suprême puissance, dont il se trouve alors entièrement et pleinement revêtu, entre de nouvelles mains, comme il juge à propos. FIN »

Extraits de l’édition GF-Flammarion de 1992, d’après la traduction de David Mazel, publiée en l’an III de la République (1795) à Paris.

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Lettre sur la tolérance

Point de vue d’un précurseur de la séparation des Eglises et de l’Etat

Extraits de : John Locke (1689), Epistola de tolerantia (= Lettre sur la tolérance) dont la première édition en latin parut anonymement en 1689 en Hollande. La même année, elle fut suivie d’une traduction anglaise, puis assez rapidement en diverses langues européennes. La Lettre sur la tolérance a sans doute été écrite par John Locke en 1685 alors qu’il avait trouvé refuge à Amsterdam. Le texte est tiré de la traduction française de Jean Le Clerc (Paris : GF-Flammarion, 1992).

« Monsieur[1],

Puisque vous jugez à propos de me demander qu’elle est mon opinion sur la tolérance que les différentes sectes [= groupes religieux] des chrétiens doivent avoir les unes pour les autres, je vous répondrai franchement qu’elle est, à mon avis, le principal caractère de la véritable Eglise. (…)

J’avoue qu’il me paraît fort étrange (et je crois ne pas être le seul de mon avis), qu’un homme qui souhaite avec ardeur le salut de son semblable, le fasse expirer au milieu des tourments, lors même qu’il n’est pas converti. Mais il n’y a personne, je m’assure, qui puisse croire qu’une telle conduite parte d’un fond de charité, d’amour ou de bienveillance. (…) Si, à l’exemple du capitaine de notre salut [= Jésus, le Christ], ils souhaitaient avec ardeur de sauver les hommes, ils marcheraient sur ses traces, et ils imiteraient la conduite de ce prince de paix qui, lorsqu’il envoya ses soldats [= les apôtres du Christ] pour subjuguer les nations et les faire entrer dans son Eglise, ne les arma ni d’épées ni d’aucun instrument de contrainte, mais leur donna pour tout appareil l’Evangile de paix, et la sainteté exemplaire de leurs moeurs. C’était là sa méthode. (…)

La tolérance, en faveur de ceux qui diffèrent des autres en matière de religion, est si conforme à l’évangile de Jésus-Christ, et au sens commun [= le bon sens] de tous les hommes, qu’on peut regarder comme une chose monstrueuse, qu’il y ait des gens assez aveugles, pour n’en voir pas la nécessité et l’avantage, au milieu de tant de lumière qui les environne. (…) [J]e crois qu’il est d’une nécessité absolue de distinguer ici, avec toute l’exactitude possible, ce qui regarde [= concerne] le gouvernement civil, de ce qui appartient à la religion, et de marquer les justes bornes qui séparent les droits de l’un et ceux de l’autre. Sans cela, il n’y aura jamais de fin aux disputes qui s’élèveront entre ceux qui s’intéressent, ou qui prétendent s’intéresser, d’un côté au salut des âmes, et de l’autre au bien de l’Etat. (…)

L’Etat, selon mes idées, est une société d’hommes instituée dans la seule vue de l’établissement, de la conservation et de l’avancement de leurs INTERETS CIVILS.

J’appelle intérêts civils, la vie, la liberté, la santé du corps ; la possession des biens extérieurs, tels que sont l’argent, les terres, les maisons, les meubles, et autres choses de cette nature.

(…) Le soin des âmes ne saurait appartenir au magistrat civil, parce que son pouvoir est borné à la force extérieure. Mais la vraie religion consiste (…) dans la persuasion intérieure de l’esprit, sans laquelle il est impossible de plaire à Dieu. Ajoutez à cela que notre entendement est d’une telle nature, qu’on ne saurait le porter à croire quoi que ce soit par la contrainte. La confiscation des biens, les cachots, les tourments et les supplices, rien de tout cela ne peut altérer ou anéantir le jugement intérieur que nous faisons des choses.

On me dira sans doute, que « le magistrat peut se servir de raisons, pour faire entrer les hérétiques dans le chemin de la vérité, et leur procurer le salut. » Je l’avoue ; mais il a cela de commun avec tous les autres hommes. En instruisant, enseignant et corrigeant par la raison ceux qui sont dans l’erreur, il peut sans doute faire ce que tout honnête homme doit faire. La magistrature ne l’oblige à se dépouiller ni de la qualité d’homme, ni de celle de chrétien. Mais persuader ou commander, employer des arguments ou des peines, sont des choses bien différentes. Le pouvoir civil tout seul a droit à l’une, et la bienveillance suffit pour autoriser tout homme à l’autre. Nous avons tous mission d’avertir notre prochain que nous le croyons dans l’er­reur, et de l’amener à la connaissance de la vérité par de bonnes preuves. Mais donner des lois, exiger la soumission et contraindre par la force, tout cela n’ap­partient qu’au magistrat seul. C’est aussi sur ce fon­dement que je soutiens que le pouvoir du magistrat ne s’étend pas jusqu’à établir, par ses lois, des articles de foi ni des formes de culte religieux. Car les lois n’ont aucune vigueur sans les peines ; et les peines sont tout à fait inutiles, pour ne pas dire injustes, dans cette occasion, puisqu’elles ne sauraient convaincre l’esprit. (…) Il n’y a que la lumière et l’évidence qui aient le pouvoir de changer les opinions des hommes ; et cette lumière ne peut jamais être produite par les souffrances corpo­relles, ni par aucune peine extérieure.

(…) Le soin du salut des âmes ne sau­rait appartenir au magistrat (…). En voici [une autre] raison, c’est que la vérité est unique, et qu’il n’y a qu’un seul chemin qui conduise au ciel. Or, quelle espérance qu’on y amè­nera plus de gens, s’ils n’ont d’autre règle que la reli­gion de la cour ; s’ils sont obligés de renoncer à leurs propres lumières, de combattre le sentiment intérieur de leur conscience, et de se soumettre en aveugles à la volonté de ceux qui gouvernent, et à la religion que l’ignorance, l’ambition, ou même la superstition, ont peut-être établie dans le pays où ils sont nés ?

[1] J. Locke adresse très probablement sa Lettre sur la tolérance à un ami hollandais, Philipp van Limborch, qui est professeur de théologie protestante à Amsterdam et pasteur.

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La mise en garde de John Locke (1667)

Au moment où Locke écrit ces lignes, la monarchie anglaise prête main forte à une partie de l’Eglise anglicane qui vise « l’uniformité » religieuse, c’est-à-dire le ralliement de toute la population au culte anglican. C’est donc la lutte contre les « dissidents » protestants, en particulier les puritains, qui se sont dissociés de l’anglicanisme, qui est à l’ordre du jour. Locke a un avis sur la question dont il fait part aux élites politique et religieuse. Quelques années plus tard, il approfondira sa réflexion dans sa célèbre Lettre sur la tolérance (1689).

« La force est un mauvais moyen pour faire que les dissidents reviennent de leurs opinions ; en revanche, lorsque vous les convainquez de partager votre opinion, vous les attachez solidement au char de l’Etat ; mais pour ceux qui demeurent fermes en leurs convictions, et qui continuent d’avoir des opinions [religieuses] différentes, la force ne réussira certainement pas à en faire pour vous des amis. (…)

Supposons que l’uni­formité [religieuse] soit aussi nécessaire à l’Angleterre que beau­coup le prétendent, et supposons qu’on recourt à la contrainte pour l’établir; je demande à ceux qui déploient tant de zèle en faveur de cette uniformité s’ils entendent vraiment la réaliser par la contrain­te ? Si ce n’est pas le cas, il n’est pas seulement imprudent mais également criminel de troubler et de tourmenter ainsi leurs frères sous prétexte d’unifor­mité, en leur appliquant des châtiments qu’ils savent être inefficaces. Je veux leur montrer à quel point la persécution est peu capable d’établir l’uniformité à moins qu’elle ne se porte aux pires extrémités. Je leur pose donc cette seule et unique question : y a-t-il jamais eu une libre tolérance dans ce royaume? S’il n’y en a jamais eu, j’aimerais bien que l’un des mem­bres du clergé qui a eu à souffrir des confiscations passées me dise (…) si la rigueur et les mesures contrai­gnantes ont été capables de préserver l’Eglise d’Angle­terre et d’empêcher la multiplication des puritains, même avant la guerre civile. Par conséquent, si l’on veut établir l’uniformité par la violence, il est inutile de finasser, car la seule rigueur qui permettra de l’éta­blir est celle qui ne s’arrêtera pas devant la destruction et l’extirpation complète et simultanée de tous les dis­sidents. Quant à savoir si une telle rigueur peut s’ac­corder avec la doctrine chrétienne, avec les principes de notre Eglise [d’Angleterre] et avec la Réforme qui nous a séparés du papisme [c.-à-d. de l’autorité du pape], j’en fais juges ceux qui pensent que les massacres perpétrés en France sont dignes qu’ils les imitent ; et je souhaite qu’ils considèrent si, lorsque l’absence de participation à la prière commune et le défaut de réunion à tous les rites de notre Eglise [d’Angleterre] seront punis de mort (car rien de moins ne saurait produire l’uniformité), une telle législation sera en mesure de rétablir le calme et d’assurer la sécurité et le bon gouvernement du royaume. (…)

Mais en voilà assez pour montrer le danger de l’établissement de l’uniformité. »

Tiré de : John Locke (1667), Essai sur la tolérance, traduction française par J. Le Clerc, Paris : GF-Flammarion.

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