Extraits de la Constitution de Weimar (1919)

« Art. 1.- Le Reich allemand est une République. Le pouvoir politique émane du peuple.
Art. 2.- Le territoire du Reich se compose des territoires des Etats-Pays (Länder). D’autres territoires peuvent être admis par la loi du Reich dans le Reich, si leur population le désire en vertu du droit de libre détermination (…).
Art. 13.- Le droit du Reich l’emporte sur le droit des Pays. (…)
(…)
Art. 17.- Chaque Etat-Pays doit avoir une constitution républicaine. La représentation populaire doit être élue sur la base du suffrage universel, égal, immédiat et secret, par consultation de tous les hommes et de toutes les femmes qui sont citoyens du Reich, et cela suivant les principes de la proportionnelle. (…)
Art. 20.- Le Reichstag se compose des députés du peuple allemand.
Art. 21.- Les députés sont les représentants du peuple tout entier. Ils n’obéissent qu’à leur conscience et ne sont pas liés à des motions.
(…)
Art. 41.- Le Président du Reich est élu par le peuple allemand tout entier. Tout Allemand qui a vingt-cinq ans révolus est éligible.
(…)
Art. 52.- Le gouvernement se compose du Chancelier et des Ministres du Reich.
Art. 53.- Le Chancelier du Reich et, sur sa proposition, les Ministres du Reich, sont nommés ou renvoyés par le Président du Reich.
(…)
Art. 60.- Le Conseil des Etats-Pays (Le Reichsrat) est formé pour représenter les Etats-Pays allemands en ce qui concerne la législation et l’administration du Reich.
Art. 61.- Dans le Conseil, chaque Etat-Pays a au moins une voix. (…)
(…)
Art. 114.- La liberté de la personne est inviolable. Limiter ou supprimer la liberté personnelle ne peut se faire, pour les pouvoirs publics, que sur la base des lois existantes…  »


Une analyse de la Révolution en Allemagne

« Son point de départ fut le 9 novembre. Le 9 novembre [1918, en Allemagne, Ebert forme un gouvernement provisoire, auquel le mouvement de Rosa Luxemburg ne participe pas] a été une révolution pleine d’insuffisances et de faiblesses. Ce n’est pas étonnant. Cette révolution est survenue après quatre ans de guerre, après quatre ans au cours desquels, grâce à l’éducation que lui ont fait subir la social-démocratie et les syndicats libres, le prolétariat allemand a révélé une dose d’infamie et de reniement de ses tâches socialistes qui n’a son égal dans aucun autre pays. Si l’on se situe sur le terrain du développement historique – et c’est ce que nous faisons en tant que marxistes et socialistes – on ne peut s’attendre à voir surgir soudain, le 9 novembre 1918, une révolution grandiose, animée par la conscience de classe et des objectifs à atteindre, dans une Allemagne qui a offert l’image épouvantable du 4 août [1914, début de la Première Guerre mondiale] et des quatre ans qui ont suivi; ce que nous a fait vivre le 9 novembre, c’était pour les trois-quarts l’effondrement de l’impérialisme existant, plutôt que la victoire d’un principe nouveau. Simplement, pour l’impérialisme, colosse au pied d’argile, pourri de l’intérieur, l’heure était venue, il devait s’écrouler; ce qui suivit fut un mouvement plus ou moins chaotique, sans plan de bataille, très peu conscient; le seul lien cohérent, le seul principe constant et libérateur était résumé dans le mot d’ordre : création de conseils d’ouvriers et de soldats. C’était le mot-clé de cette révolution qui lui a conféré sans délai la teinture spéciale de révolution socialiste prolétarienne – malgré les insuffisances et les faiblesses des premiers instants; et quand on viendra nous servir des calomnies contre les bolcheviks russes, nous ne devrons jamais oublier de répondre : où avez-vous appris l’abc de votre révolution actuelle ? C’est chez les Russes que vous êtes allés le chercher, dans le modèle des conseils d’ouvriers et de soldats; et à la tête du gouvernement allemand soi-disant socialiste, des hommes de rien considèrent que cela fait partie de leur fonction que d’attirer, main dans la main avec les impérialistes anglais, les bolcheviks russes dans un guet-apens; eux aussi s’appuient formellement sur les conseils d’ouvriers et de soldats et ils sont bien obligés de reconnaître que c’est la révolution russe qui a émis les premiers mots d’ordre de la révolution mondiale. Nous pouvons affirmer avec certitude ce qui résulte spontanément de toute la situation actuelle : quel que soit le pays après l’Allemagne où éclatera la révolution prolétarienne, son premier geste sera la création de conseils d’ouvriers et de soldats.

C’est justement en cela que consiste le lien d’unité internationale de notre action, c’est là le mot-clé qui distingue fondamentalement notre révolution de toutes les révolutions bourgeoises qui l’ont précédée; un fait caractérise bien les contradictions dialectiques dans lesquelles se meut cette révolution, comme d’ailleurs toutes les autres : le 9 novembre, lorsqu’elle a poussé son premier cri, son cri de naissance en quelque sorte, elle a trouvé le mot qui nous conduira jusqu’au socialisme : conseils d’ouvriers et de soldats; un mot qui a rallié tout le monde; (…) C’est là qu’apparaît d’une part que la révolution actuelle est soumise à la loi toute puissante de la nécessité historique; ceci nous garantit que nous atteindrons notre but pas à pas, malgré toutes les difficultés, les complications et les fautes personnelles; d’autre part, si l’on confronte ce mot d’ordre clair aux insuffisances de la réalisation pratique qui l’a pris pour point de départ, il faut dire que ce n’étaient là que les premiers balbutiements de la révolution; il lui faudra fournir un effort formidable et parcourir une longue route avant d’être assez mûre pour réaliser intégralement ses premiers mots d’ordre. »

Rosa Luxemburg, Notre programme et la situation politique, 31 Déc. 1918Cité sur http://www.marxists.org, V 10


Les Allemands et la république, 1919

 » (…) L’Allemagne sera-t-elle longtemps une république, si impérial que soit le visage que cette République s’est donné ? Là-dessus les opinions diffèrent. Parmi mes interlocuteurs, plusieurs accordent au gouvernement actuel des chances de durée, s’il se concilie les partis bourgeois qu’une nouvelle révolution (1) effraierait. L’Allemagne glisserait peu à peu au régime démocratique et républicain avec des cadres empruntés à la monarchie et [le régime] s’installerait insensiblement dans les meubles de la royauté.

Les autres sont d’un avis contraire. On ne change pas, disent-ils, en quelques mois les institutions dans lesquelles une nation aussi moutonnière que la nation allemande a vécu enfermée ni le pli séculaire que son passé lui a imprimé. La monarchie est le régime naturel que regrettent aujourd’hui non seulement la noblesse, les militaires et la classe bourgeoise, mais toute la population paysanne et une partie même de la population ouvrière. On ne veut pas, bien entendu – en dehors de quelques hobereaux incorrigibles – d’un régime aristocratique soustrait au contrôle du parlement. La monarchie serait donc constitutionnelle et parlementaire. (…) Que représente la monarchie aux yeux des Allemands ? L’époque heureuse où l’argent coulait à flot dans l’Empire, où ils avaient en abondance de quoi manger à leur faim (…), le temps où l’administration, encore que tracassière et inquisitoriale, les mettait à l’abri des grèves, de toute interruption de la vie économique et de toute perturbation de la vie sociale (…). Que représente d’autre part la république ? L’humiliation et l’insécurité du présent avec la crainte d’un lendemain gros de privations et de souffrances. N’allez pas vous imaginer que le Michel (2) allemand fasse peser sur la tête du Kaiser la responsabilité de la guerre qui a mis fin à son bonheur et le poids du désastre national. Vous savez bien que pour cet esprit obtus et simpliste, endoctriné comme il l’est par ses maîtres, les vrais coupables sont les Français, les Anglais et le Tsar russe, ces ennemis jaloux de la race germanique. (…)  »

1) En janvier 1919, les communistes allemands (les  » Spartakistes « ) tentèrent à Berlin une révolution qui fut réprimée dans le sang.

2) Personnage mythique incarnant l’Allemand moyen.

Baron BEYENS,  » Impressions de Berlin « , in Revue des Deux Mondes, 1er novembre 1919, rapporté par Jacques BARIÉTY, République de Weimar et régime hitlérien 1918-1945. Tome 3 de l’Histoire de l’Allemagne dirigée par Jacques DROZ. Paris, Hatier, 1973.


L’Allemagne des années 1920, vue par Stresemann (1)

« Depuis la paix, nous n’avons obtenu de succès nulle part. Notre République n’a pas pu se présenter aux Allemands en affirmant qu’elle leur avait apporté la paix, la liberté et du pain. Depuis la fin de la guerre, nous avons traversé les crises les plus graves : le chômage, une insécurité politique continue, la faim et la détresse. D’où viendrait l’enthousiasme pour l’ère nouvelle et ses institutions ? Un succès engendre l’autre : or, la nouvelle Allemagne n’a connu aucun succès à l’extérieur : la politique européenne ne lui a pas apporté la stabilisation dont elle avait besoin. Ce n’est pas la faute des hommes qui dirigent l’Allemagne nouvelle (…), les hommes qui font de la politique le savent, mais la foule pense de façon primitive, elle garde la vision dorée de l’ancienne Allemagne paisible et puissante et elle est facilement entraînée à rendre les gouvernements d’aujourd’hui responsables du contraste entre le passé et le présent. (…) »

Gustav Stresemann, L’Europe nouvelle (périodique français), mars 1925 (1) Gustav Stresemann (1878-1929). Homme d’Etat allemand; ministre des Affaires étrangères (1923-1929). Prix Nobel de la Paix 1926.


L’occupation de la Ruhr

Les deux extraits de texte suivants permettent de faire comprendre les effets pervers potentiels qu’une occupation étrangère peut susciter au sein d’une population occupée. En l’occurrence ici le renforcement du nationalisme allemand (et son corollaire, la montée du nazisme).

Repères : afin de contraindre l’Allemagne à payer ses « réparations », l’occupation de la Ruhr (vaste région minière et sidérurgique du sud-ouest de l’Allemagne) fut décidée par R. Poincaré, ancien président français (1913-1920) puis ministre des Affaires étrangères (1922-1924) et président de la Commission des Réparations. Trois divisions franco-belges furent envoyées dans les principaux centres miniers de la Ruhr dès le 11 janvier 1923 afin de réquisitionner les productions minières et manufacturières. Les libertés de la population allemande furent largement restreintes. Suite à l’élaboration du Plan Dawes (16.7-16.8.1924) – qui préconisait le versement des réparations allemandes en fonction de la bonne santé de l’économie allemande à reconstruire – les troupes franco-belges évacuèrent la Ruhr dès la fin de 1924.
Articles 17 et 18, annexe II, partie VIII du Traité de Versailles.

« 17. Dans le cas de manquement de l’Allemagne à ses obligations contenues dans ce paragraphe du présent Traité, la Commission en avisera sur-le-champ les puissances intéressées, et pourra recommander telle ou telle action relative à ce manquement si elle le juge nécessaire.

18. Les mesures que les Puissances Alliées et Associées auront le droit de prendre, dans le cas de manquement volontaire par l’Allemagne, et que l’Allemagne s’engage à ne pas considérer comme actes de guerre, pourront inclure des représailles économiques et financières, et en général toutes autres mesures semblables que les Gouvernements respectifs pourraient estimer rendues nécessaires par les circonstances. »
Le sort des populations allemandes dans la Ruhr

« Il ne resta bientôt plus rien qui ne fût pas interdit ou puni par quelque arrêté émis par le général Dégoutte (1) ou l’un de ses subalternes qui, au début particulièrement, donnaient aussi indépendamment leurs propres ordres. Il y avait des arrêtés économiques contrôlant les impôts sur le charbon, les droits de douane, la réquisition du bois et des embarcations fluviales, les taxes sur le vin, le champagne, le tabac, le cognac, la réquisition du coke (2) et de ses sous-produits, le fer et les installations industrielles ; des décrets sur les pouvoirs du M.I.C.U.M. (3), des Douanes et de la Régie françaises, ainsi que sur ceux d’autres administrations. Des règlements de plus en plus nombreux affectaient de plus toutes les sphères de l’activité publique : les syndicats et les associations, la presse, la circulation, les voitures, les service de trams, les Chemins de fer, la validité des lois allemandes, le Droit civil et pénal, la prévention et la trahison, les voyages à destination et en provenance de la zone occupée, le sabotage, les théâtres et les cinémas, le prix des marchandises et leurs conditions de vente, les écluses des canaux, les services des P.T.T. (4), les otages et les poursuites administratives, les pigeons voyageurs, les explosifs, les échanges monétaires, le franc français, la propagande par dépliants et affiches, le service militaire et enfin, une loi sur la répression de la résistance passive qui interdisait la libre expression et menaçait de cinq ans de prison quiconque mettrait en doute la légitimité et la validité des arrêtés et des instructions publiés par les puissances occupantes. Les décrets du général Dégoutte atteignirent le chiffre remarquable de 174. »

d’après F. GRIMM, Von Ruhrkrieg zur Rheinlanddräumung, Hambourg, Hanseatische Verlagsanstalt, 1930, p. 50. 1) Jean Marie Joseph Dégoutte (1866-1938) : commandant en chef français des forces alliées franco-belges dans la Ruhr (1923-1924).

2) coke : résidu solide de la carbonisation ou de la distillation de certaines houilles grasses (combustible notamment utilisé en sidérurgie).

3) M.I.C.U.M. : Mission Interalliée de Contrôle des Usines et des Mines.

4) P.T.T. : Postes Téléphones Télégraphes.


L’hyper-inflation allemande (1923)

Quelques chiffres : A la fin de 1918, 1 $ valait 4 marks. Le 1 janvier 1923, 1 $ valait 7000 marks. Le 1 juin 1923, 1 $ valait 160.000 marks Le 31 décembre 1923, 1 $ valait 4200 milliards de marks !!!

« Das Brot kostete:
Dez. 1921: 3,90 Mark
Dez. 1922: 163.- Mark
Jan. 1923: 250.- Mark
Feb. 1923: 326.- Mark
März 1923: 463.- Mark
April 1923: 474.- Mark
Mai 1923: 482.- Mark
Juni 1923: 1428.- Mark
Juli 1923: 3465.- Mark
Aug. 1923: 69’000.- Mark
Sept. 1923: 1’512’000.- Mark
Okt. 1923: 1’743’000’000.- Mark
Nov. 1923: 201’000’000’000.- Mark
Dez. 1923: 399’000’000’000.- Mark »

Prix du pain tirés de S. Marc, G. Stuckert, Nationalsozialismus und Zweiter Weltkrieg, pb-verlag, 1998

« (…) A défaut de représentation graphique, voici les chiffres :
Valeur du mark-or en marks-papiers (moyennes mensuelles)

Janvier 1922 45,69
Juillet 1922 117,49
Janvier 1923 4’281
Juillet 1923 84’186
Août 1923 1’100’632
Septembre 1923 23’500’000
Octobre 1923 6’000’000’000
Novembre 1923 522’000’000’000
Décembre 1923 1’000’000’000’000

(…)
En même temps, et comme malgré ses efforts et malgré la multiplication de ses machines, la Reichsbank ne parvenait pas à fournir des quantités suffisantes de billets, des monnaies secondaires surgirent de toute part. Ce fut le Notgeld. Les villes en imprimèrent, puis les villages, puis les industries, puis tout le monde. On vit des billets portant un dessin des sports d’hiver, une glissade à skis, avec cette légende : ceci est l’image du mark.

Chacun émettait de ces papiers étranges. Une grande usine paya ainsi des millions d’ouvriers pendant plusieurs semaines et, le mark ayant continué de choir entre temps, remboursa le tout avec la contrepartie d’un dollar.

(…) Personne ne voulait plus avoir en marks que ses dettes. On recourait aux banques, qui recouraient elles-mêmes à la Reichsbank. Le taux d’intérêt des prêts devint invraisemblable : 9 % pour un jour (soit 3 230 % l’an, 400 % pour un mois (soit 4 740 % l’an) (…).

Enfin les agriculteurs refusèrent de vendre leurs bestiaux ou leur blé, ne voulant pas échanger une denrée quelconque contre des marks (…). L’Allemagne mourait de faim avec des greniers remplis. »

M. Hermont, Les paradoxes économiques de l’Allemagne moderne.


L’inflation vue par Albert Speer (futur ministre de l’armement du IIIe Reich)

« Comme nous étions en pleine inflation, je fis, pour des raisons financières, mon premier semestre à la Haute Ecole technique de Karlsruhe, tout près de chez nous. Les progrès de l’inflation m’obligeaient à aller chercher chaque semaine mon argent, et à la fin de la semaine, les sommes mirifiques ne représentaient plus rien. Au cours d’une excursion à bicyclette à travers la Forêt-Noire, j’écrivis à la mi-septembre 1923 : Très bon marché, ici ! 400 000 marks la nuit et 1 800 000 marks le dîner. 250 000 marks le demi-litre de lait. Six semaines plus tard, peu avant la fin de l’inflation, un déjeuner au restaurant coûtait dix à vingt milliards de marks et, à la même date, au restaurant universitaire, plus d’un milliard, ce qui représentait sept pfennings-or. Pour une place de théâtre on devait payer de trois cents à quatre cents millions.

A cause de cette catastrophe financière, ma famille se vit contrainte de vendre à un konzern la maison de commerce et la fabrique héritée de mon grand-père, pour une infime partie de leur valeur, mais contre bons du Trésor en dollars. Je reçus alors 16 dollars par mois, ce qui me permit de vivre à merveille et libéré de tout souci. »

Albert Speer, Au coeur du Troisième Reich , Paris, Fayard, pp. 20-21


L’importance de 1923 dans la vie des Allemands

Fils d’un fonctionnaire prussien et adolescent au moment des faits, domicilié à Berlin, Sebastian Haffner (1907 &endash; 1999) a rédigé ses souvenirs à la veille de la Seconde Guerre mondiale et de son exil en Angleterre. Ce n’est qu’après son décès que le texte a été édité et une analyse du manuscrit a confirmé que celui-ci date bien des derniers temps qui précèdent l’agression nazie contre la Pologne.

« Vint l’année 1923. C’est sans doute cette année délirante qui a marqué les Allemands d’aujourd’hui de ces traits que le reste de l’humanité dans sa totalité considère avec une incompréhension mêlée d’angoisse, et qui sont étrangers au caractère normal du peuple allemand : cynisme débridé, nihilisme qui cultive avec délectation l’impossible pour lui-même, mouvement devenu but en soi. Toute une génération d’Allemands a ainsi subi l’ablation d’un organe psychique, un organe qui confère à l’homme stabilité, équilibre, pesanteur, bien sûr, et qui prend diverses formes suivant les cas : conscience, raison, sagesse, fidélité aux principes, morale, crainte de Dieu. En 1923, toute une génération a appris – ou cru apprendre qu’on peut vivre sans lest. Les années précédentes avaient été une bonne école de nihilisme. L’an 1923 allait en être la consécration.

Aucun peuple au monde n’a connu une expérience comparable à ce que fut celle des Allemands en 1923. Tous ont connu la guerre mondiale, la plupart d’entre eux ont connu des révolutions, des crises sociales, des grèves, des revers de fortune, des dévaluations. Mais aucun n’a connu l’exagération délirante et grotesque de tous ces phénomènes à la fois telle qu’elle eut lieu en Allemagne en 1923. Aucun n’a connu ces gigantesques et carnavalesques danses macabres, ces saturnales extravagantes et sans fin où se dévaluaient toutes les valeurs, et non seulement l’argent. De l’année 1923, l’Allemagne allait sortir mûre non pas précisément pour le nazisme, mais pour n’importe quelle aventure abracadabrante. Les racines psychologiques et politiques du nazisme sont plus profondes (…). Mais il doit à cette année folle ce qui fait sa démence actuelle : son délire glacé, sa détermination aveugle, outrecuidante et effrénée d’atteindre l’impossible, en proclamant « Ce qui est juste, c’est ce qui est utile » et « Le mot « impossible » n’existe pas ». Des expériences de ce genre passent manifestement les limites de ce qu’un peuple peut endurer sans traumatisme psychique. Je frissonne en pensant qu’après la guerre toute l’Europe connaîtra une année 1923 en plus grand – à moins que la paix ne soit conclue par des hommes d’une très grande sagesse. »

(…)

« Le coût de la vie avait commencé de s’envoler, car les commerçants suivaient le dollar de près. Une livre de pommes de terre qui coûtait la veille cinquante mille marks en coûtait cent mille aujourd’hui ; la paie de soixante-cinq mille marks touchée le vendredi ne suffisait pas le mardi pour acheter un paquet de cigarettes.

Que faire ? Certaines personnes découvrirent brusquement un îlot de sécurité : les actions. C’était la seule forme de placement qui restait plus ou moins dans la course. Pas régulièrement, pas toutes dans la même mesure, mais elles parvenaient à peu près à suivre le rythme. On alla donc acheter des actions. Chaque petit fonctionnaire, chaque employé, chaque ouvrier devint actionnaire. On payait ses achats quotidiens en achetant des actions. Les jours de paie, les banques étaient prises d’assaut, et le cours des actions s’envolait comme une fusée. Les banques nageaient dans l’opulence. De nouvelles banques inconnues poussaient comme des champignons et faisaient des affaires en or. Chaque jour, la population tout entière se jetait sur les cours de la Bourse. Il arrivait que certaines actions tombent, entraînant des milliers de gens dans leur course à l’abîme. On se refilait des tuyaux dans les boutiques, dans les usines, dans les écoles.

Les vieillards et les rêveurs étaient les plus mal lotis. Beaucoup furent réduits à la mendicité, beaucoup acculés au suicide. Les jeunes et les petits malins se portaient bien. D’un jour à l’autre, ils se retrouvaient libres, riches, indépendants. La conjoncture affamait et punissait de mort les esprits lents et ceux qui se fiaient à leur expérience, et récompensait d’une fortune subite la rapidité et l’impulsivité. Les vedettes du jour étaient des banquiers de vingt et un ans, des lycéens qui suivaient les conseils financiers de camarades un peu plus âgés. Ils portaient des lavallières à la Oscar Wilde, traitaient leurs amis au champagne et entretenaient leur père quand il se trouvait dans la gêne.

Parmi tant de souffrance, de désespoir, de misère, brûlait une fièvre ardente et juvénile ; la concupiscence régnait dans une ambiance de carnaval généralisée. Voici que d’un seul coup l’argent se trouvait aux mains des jeunes et non plus des vieux ; en outre, sa nature s’était modifiée au point qu’il ne conservait sa valeur que durant quelques heures ; on le dépensait comme jamais, et pour des choses que les vieilles gens n’achètent pas. »

(…)

« Il y avait un revers à ce tableau. Les mendiants se mirent à pulluler, ainsi que les suicides relatés par la presse et les avis de « recherche pour vol avec effraction » placardés par la police sur les colonnes Morris, car les vols et les délits se multipliaient. Je vis un jour une vieille femme – je devrais peut-être dire « une vieille dame » – assise sur un banc dans un parc ; elle était étrangement raide. Un petit attroupement s’était formé autour d’elle. « Morte », dit quelqu’un. « Morte de faim », ajouta un autre. Cela ne me surprit pas outre mesure. Chez nous aussi, nous avions parfois faim. »

(…)

« Voici à quoi ressemblait la vie de la famille d’un haut fonctionnaire prussien. Le 31 ou le 1er du mois, mon père touchait son traitement, qui représentait notre unique moyen d’existence, les bons de caisse et les bons d’épargne étant dévalorisés depuis longtemps. Il était difficile d’estimer la valeur de ce traitement, qui changeait d’un mois sur l’autre ; une fois, cent millions pouvaient représenter une somme respectable, peu de temps après, un demi-milliard n’était que de l’argent de poche. Quoi qu’il en fût, mon père essayait toujours d’acheter le plus rapidement possible une carte d’abonnement mensuel pour le métro, afin de pouvoir au moins assurer les trajets entre son lieu de travail et son domicile, bien que ce moyen de transport entraînât un détour considérable et une perte de temps. Puis on signait des chèques pour le loyer et les frais de scolarité, et l’après-midi toute la famille allait chez le coiffeur. L’argent qui restait était remis à ma mère. Le lendemain, tout le monde, y compris la bonne, mais à l’exception de mon père, se levait à quatre ou cinq heures du matin pour se rendre en taxi au marché de gros. On achetait en grand, et une heure plus tard le traitement mensuel d’un conseiller au gouvernement était transformé en denrées alimentaires non périssables. On chargeait dans le taxi des fromages gigantesques, des jambons entiers, des quintaux de pommes de terre. S’il n’y avait pas assez de place, la bonne et l’un d’entre nous se procuraient une charrette à bras. Vers huit heures, avant le début des cours, nous rentrions à la maison, les provisions plus ou moins assurées pour tenir un siège d’un mois. Et c’était fini. Pendant tout un mois, on ne voyait plus un sou. Un aimable boulanger nous livrait du pain à crédit. Pour le reste, on vivait de pommes de terre, de viande fumée, de conserves, de bouillon en cubes. On touchait parfois un petit supplément de traitement inattendu, mais il était fort possible que l’on fût pauvre pendant un mois, pauvre comme le plus pauvre des pauvres, même pas en mesure de payer un ticket de tramway ou un journal. Je ne sais pas ce qui se serait produit si nous avions été frappés par une maladie grave ou quelque autre coup du sort. »

Sebastian Haffner. Histoire d’un Allemand. Souvenirs (1914 – 1933). Arles, Actes Sud/Babel, 2004, pp. 83 – 84, 89 – 90, 92, 93 – 94.


Lettre de Stresemann au Kronprinz (7 septembre 1925)

« … Voici posée la question de notre entrée dans la Société des Nations. À mon avis, la politique de l’Allemagne a, pour le prochain avenir, trois grands buts. D’abord la solution de la question rhénane dans un sens tolérable pour l’Allemagne et l’assurance de vivre en paix, sans quoi l’Allemagne ne pourra pas recouvrer toutes ses forces. En second lieu, la protection des dix à douze millions d’Allemands qui vivent maintenant sous le joug étranger. Troisièmement, la rectification de nos frontières orientales, reprise de Dantzig, du corridor polonais et modifications du tracé de la frontière de haute Silésie. À plus longue échéance, rattachement de l’Autriche à l’Allemagne, bien que je me rende compte que ce rattachement ne soit pas de nature à n’apporter à l’Allemagne que des avantages, car il compliquera beaucoup le problème de notre organisation.

Si nous voulons atteindre ces buts, il faut faire converger vers eux nos efforts. De là le pacte de sécurité qui doit nous assurer la paix, notre frontière ouest étant dorénavant garantie par l’Angleterre et même, si Mussolini se met de la partie, par l’Italie. Ce pacte comportera de notre part un abandon, en ce sens que nous renonçons à un conflit armé avec la France pour reconquérir l’Alsace-Lorraine; mais cet abandon n’a qu’un intérêt théorique puisqu’en fait, nous n’avons aucune possibilité de faire la guerre à la France…

… Entrer dans la SDN ne signifie pas que nous options pour l’Ouest en tournant le dos à l’Est. On ne peut opter que quand on a derrière soi une force militaire. Malheureusement nous ne l’avons pas. Nous ne pouvons, ni être le mercenaire au service de l’Angleterre sur le continent, comme le croient certains, ni nous prêter à une alliance avec la Russie. Chercher les bonnes grâces du bolchevisme me paraît une utopie dangereuse. Si les Russes s’installent à Berlin, il commenceront par arborer sur le château le drapeau rouge; puisque la Russie souhaite la révolution universelle, elle sera très heureuse d’avoir bolchevisé l’Europe jusqu’à l’Elbe et donnera le reste de l’Allemagne en pâture à la France. Nous sommes d’ailleurs parfaitement prêts à nous entendre sur une autre base avec l’État russe, qui, je crois, n’est pas au bout de son évolution, et nous n’avons pas du tout l’intention de nous vendre à l’Europe occidentale en entrant dans la SDN; c’est un fait au sujet duquel je serais heureux de m’entretenir un jour verbalement avec Votre Altesse impériale. Mais l’essentiel est le premier des points que j’énumérais tout à l’heure, la libération de notre sol, la disparition des troupes d’occupation; il faut tout d’abord que nos étrangleurs lâchent prise; c’est pourquoi la politique allemande devra pour commencer suivre la formule que Metternich, je crois, adoptait en Autriche après 1809 : finasser et se dérober aux grandes décisions. »

in Les papiers Stresemann, Paris, Plon, 1932, t. II.

La République de Weimar et l’hyper-inflation de 1923
Düsseldorf, douaniers [occupation française de la Ruhr] : [photographie de presse] / [Agence Rol]