Dans un texte demeuré longtemps inédit (un manuscrit constitué de 39 feuillets numérotés. La date de rédaction en est incertaine. Peut-être 1892) et consacré au socialisme dans l’œuvre du philosophe Fichte, Jean Jaurès offre, en toute fin de propos, sa vision de ce qu’est le collectivisme.

Non sans avoir quelque peu égratigné les doctrines passées et avec des élans parfois quasi messianiques, le grand penseur de gauche écrit que le socialisme « n’est pas un caprice d’originalité » mais qu’ « il est la tradition, la foi persévérante de plusieurs qui ont pensé, et de beaucoup qui ont souffert« .


(…) Le collectivisme est entré en relations directes avec le peuple et ces relations ne cesseront plus. Elles sont à la fois sa force pratique et, en un certain sens, sa justification théorique. Qu’oppose-t-on en effet à tous les vastes systèmes de transformation sociale ? Qu’ils sont seulement la chimère de quelques esprits. Les théoriciens de 1848 ont heurté doctrine contre doctrine et rêve contre rêve, et l’engouement passager qui leur a livré une partie du peuple s’est tourné bien vite en indifférence ou en moquerie. Pourquoi revenir là-dessus ? À quoi bon ressusciter du passé toute la vanité des songes ? Oui, mais voici un rêve qui depuis un siècle dure et se répand : il ne s’est pas enfermé dans une société secrète comme le babouvisme : il n’a pas comme le communisme de Cabet précipité quelques illuminés dans une aventure : il a pris corps dans toute une série d’œuvres filles les unes des autres : il n’est pas un caprice d’originalité : il est la tradition, la foi persévérante de plusieurs qui ont pensé, et de beaucoup qui ont souffert. Ceux qui viennent à lui sont heureux avant tout de se sentir et de se dire des disciples : et, chose admirable, ce prétendu rêve non seulement a pu, sans perdre sa forme, traverser les intelligences les plus originales et les plus diverses : mais il arrive intact, dans sa plénitude et sa rigueur, à la grande foule qui le saisit et qui soudain y retrouve sa pensée. J’ai entendu il y a quelques semaines, au fond de la province, dans une réunion publique, à un ouvrier qui n’avait lu assurément ni un livre ni un journal collectiviste : « que nous parle-t-on de crise pour abaisser nos salaires ? Notre travail est toujours notre travail ». Il n’y a pas en un point du pays une grève, c’est à dire une souffrance un peu prolongée, sans que toute cette misère absorbe le collectivisme comme la terre aride absorbe l’eau. La critique devant ce système dépouille l’ironie facile : elle s’arme de science et se pénètre de respect, et ceux qui le pratiquent pour le combattre ne tardent pas à se demander ce qu’ils en pourraient retenir ».

Jean Jaurès, « Le socialisme dans Fichte et dans Schäffle » in Qu’est que le socialisme ? Fondation Jean Jaurès, 2019, pp.92-93.