article d’Umberto ECO, « À propos de la « supériorité » occidentale », in Le Monde, 10 octobre 2001.

Comparer les civilisations

« Toutes les guerres de religion qui ont ensanglanté le monde durant des siècles sont nées d’adhésions passionnelles à des oppositions simplistes : Nous et les Autres, bons et méchants, Blancs et Noirs. (…) Élément de confusion : souvent, on ne réussit pas à saisir la différence qui existe entre l’identification et ses propres racines, la compréhension de ceux qui ont d’autres racines, et le jugement de ce qui est bien ou mal. (…) Bref, chacun s’identifie avec la culture dans laquelle il a grandi, et les cas de transplantation radicale, s’il y en a quelques-uns, sont une minorité. Lawrence d’Arabie s’habillait exactement comme les Arabes, mais il est quand même finalement retourné chez lui.

Passons maintenant à la comparaison des civilisations, car c’est de cela qu’il s’agit. L’Occident, bien que ce soit souvent pour des raisons d’expansion économique, a été curieux des autres civilisations. Il les a, trop de fois, liquidées avec mépris. (…) A partir de la seconde moitié du XIXe siècle, l’anthropologie culturelle s’est développée comme une tentative de guérir l’Occident du remords de ses comparaisons avec les Autres, et particulièrement ces Autres qui étaient définis comme sauvages, sociétés sans histoire, peuples primitifs. Le but de l’anthropologie culturelle était de démontrer qu’il existait des logiques différentes des logiques occidentales, et qu’elles devaient être prises au sérieux et non méprisées et réprimées.

La vraie leçon que l’on doit tirer de l’anthropologie culturelle est que, pour dire si une culture est supérieure à une autre, il faut fixer des paramètres. Une chose est de dire qu’il s’agit d’une culture, et une autre de dire sur la base de quels paramètres nous la jugeons. Une culture peut être décrite d’une manière relativement objective : ces individus se comportent ainsi, il croient aux esprits ou en une divinité unique qui est répandue dans toute la nature, ils s’unissent en clans parentaux selon telle et telle règle, ils considèrent que c’est beau d’avoir le nez percé (ce qui pourrait être une description de la culture de la jeunesse occidentale) (…). Les paramètres du jugement sont autre chose, ils dépendent de nos racines, de nos préférences, de nos usages, de nos passions, d’un système de valeurs qui nous appartient. Un exemple : considérons-nous que porter la durée moyenne de la vie de quarante ans à quatre-vingts ans soit une valeur ? Personnellement, je le crois (…) : s’il en est ainsi, la médecine et la science occidentales sont certainement supérieures à beaucoup d’autres pratiques et savoirs médicaux. (…) Et l’on voit donc bien que, pour déterminer qu’une culture est meilleure que l’autre, il ne suffit pas de la décrire (comme le fait l’anthropologue), mais qu’il convient de recourir à un système de valeurs auquel nous considérons ne pouvoir renoncer. C’est seulement dans ces conditions que nous pouvons dire que notre culture, pour nous, est meilleure. (…)

Les choses changent. Il est inutile de rappeler que les Arabes d’Espagne étaient très tolérants à l’égard des chrétiens et des juifs, à l’époque où, chez nous, on assaillait les ghettos. Ou que Saladin, quand il a reconquis Jérusalem, a été plus miséricordieux que ne l’avaient été les chrétiens envers les Sarrasins quand ils avaient conquis Jérusalem. Toutes choses exactes mais, aujourd’hui, il y a dans le monde islamique des régimes fondamentalistes et théocratiques qui ne tolèrent pas les chrétiens, et Ben Laden n’a pas été miséricordieux avec New York. (…) A l’inverse, les Français ont fait le massacre de la Saint-Barthélemy mais, aujourd’hui, cela n’autorise personne a dire qu’ils sont des barbares.

Ne sollicitons pas l’histoire, car c’est une arme à double tranchant. (…) Les pirates sarrasins n’y allaient pas avec le dos de la cuiller, mais les corsaires de Sa Majesté britannique, forts de leurs lettres de marque, mettaient à feu et à sang les colonies espagnoles dans les Caraïbes. Ben Laden et Saddam Hussein sont des ennemis féroces de la civilisation occidentale, mais à l’intérieur de la civilisation occidentale nous avons eu des messieurs qui s’appelaient Hitler ou Staline (…).

Non, le problème des paramètres ne se pose pas en termes historiques mais en termes contemporains. Or l’une des choses les plus estimables des cultures occidentales (libres et pluralistes, et ce sont là les valeurs que nous considérons comme inaliénables) est qu’elles se sont rendu compte depuis longtemps que la même personne peut être portée à employer des paramètres distincts et contradictoires entre eux, sur des questions différentes. (…) La culture occidentale a élaboré la capacité de mettre librement à nu ses propres contradictions. Elle ne les résout peut-être pas, mais elle sait quelles elles sont, et elle le dit. (…) Nous remettons continuellement nos paramètres en discussion. Le monde occidental est ainsi fait qu’il accepte que ses propres citoyens puissent nier toute valeur positive au paramètre du développement technologique et se faire bouddhistes, ou aller vivre dans une communauté où l’on refuse de se servir de pneus, même pour les charrettes à chevaux. (…)

L’Occident a consacré de l’argent et de l’énergie à étudier les us et coutumes des Autres, mais personne n’a réellement permis aux Autres d’étudier les us et coutumes de l’Occident, si ce n’est dans les écoles tenues outre-mer par les Blancs (…). Imaginez que des fondamentalistes musulmans soient invités à mener des études sur le fondamentalisme chrétien (en ne s’occupant pas pour cette fois des catholiques, mais des protestants américains, plus fanatiques qu’un ayatollah, qui cherchent à expurger l’école de toute référence à Darwin). (…) Ils étudieront notre concept de guerre sainte (…), et ils verront peut-être d’un oeil plus critique l’idée de guerre sainte telle qu’elle existe chez eux. »

Umberto ECO, « À propos de la « supériorité » occidentale », in Le Monde, 10 octobre 2001.