a) Au nom des Résistants torturés
» Qui oserait parler ici de pardon ? Puisque l’esprit a enfin compris qu’il ne pouvait vaincre l’épée que par l’épée, puisqu’il a pris les armes et atteint la victoire, qui voudrait lui demander d’oublier ? Ce n’est pas la haine qui parlera demain, mais la justice elle-même, fondée sur la mémoire. Et c’est de la justice la plus éternelle et la plus sacrée que de pardonner peut-être pour tous ceux d’entre nous qui sont morts sans avoir parlé, avec la paix supérieure d’un coeur qui n’a jamais trahi, mais de frapper terriblement pour les plus courageux d’entre nous, dont on a fait des lâches en dégradant leur âme, et qui sont morts désespérés, emportant dans un coeur pour toujours ravagé leur haine des autres et leur mépris d’eux-mêmes. «
Albert Camus, Combat, 30 août 1944.
b) Contre l’hypocrisie
» Le maréchal Pétain [dont se déroule alors le procès] a librement assumé, devant Dieu et devant les hommes, des responsabilités dont il n’appartient à personne de le décharger. Mais nous serions des hypocrites si, avant de mêler nos voix à toutes celles qui l’accusent, chacun de nous ne se demandait : « qu’ai-je dit, qu’ai-je écrit ou pensé au moment de Munich ? De quel cœur ai-je accueilli l’armistice ? » Au lendemain de Munich, cette foule immense qui, à sa descente d’avion, acclamait le pâle Daladier (stupéfait lui-même de ne pas avoir de crachats à essuyer sur sa figure) donnait aux complices masqués ou déclarés du Führer l’assurance qu’ils pouvaient aller de l’avant et qu’ils seraient portés par la faiblesse, par la démission de tout un peuple. Les Français mêlés à cette foule ravie, ou qui en ont partagé les sentiments, qu’ils gardent donc le silence aujourd’hui, car, en vérité, ce procès n’est-il pas aussi un peu leur procès ? (…)
Si nous avons mérité d’avoir Pétain, nous avons mérité aussi, grâce à Dieu, d’avoir de Gaulle : l’esprit d’abandon et l’esprit de résistance, l’un et l’autre se sont incarnés parmi les Français et se sont mesurés dans un duel à mort. Mais chacun de ces deux hommes représentait infiniment plus que lui-même, et puisque le plus modeste d’entre nous partage la gloire du premier Résistant de France, ne reculons pas devant cette pensée qu’une part de nous-même fut peut-être complice, à certaines heures, de ce vieillard foudroyé. »
François Mauriac, Le Figaro, 26 juillet 1945.
c) L’impuissance
» Il est certain désormais que l’épuration en France est non seulement manquée, mais encore déconsidérée. Le mot d’épuration était déjà assez pénible en lui-même, La chose est devenue odieuse. Elle n’avait qu’une chance de ne point le devenir, qui était d’être entreprise sans esprit de vengeance ou de légèreté. Il faut croire que le chemin de la simple justice n’est pas facile à trouver entre les clameurs de la haine, d’une part, et les plaidoyers de la mauvaise conscience d’autre part. L’échec, en tout cas, est complet.
C’est qu’aussi bien la politique s’en est mêlée, avec tous ses aveuglements. Trop de gens ont crié à la mort comme si les travaux forcés, par exemple, étaient une peine qui ne tirait pas à conséquence. Mais trop de gens, au contraire, ont hurlé à la terreur lorsque quelques années de prison venaient récompenser l’exercice de la délation et du déshonneur. Dans tous les cas, nous voici impuissants. «
Albert Camus, Combat, 30 août 1945.