La notion de « métis » au sens biologique trouve rapidement ses limites dans le fait qu’elle est conditionnée à une pensée raciale. Affirmer qu’il existe des métis équivaut à postuler qu’il y a des races. Or, si l’on n’est pas métis en soi, on l’est pour le regard extérieur. Il existe donc une expérience historique métisse, laquelle est objet d’histoire.
Pour Serge Gruzinski, le métis n’est pas seulement l’enfant d’une Amérindienne ou d’une esclave africaine et d’un Européen. Le traducteur amérindien ou le prêtre installé dans une communauté amérindienne sont également des métis. Le métissage est aussi une absence de statut précis au regard des normes du temps.

Les relations entre vainqueurs et vaincus ont aussi pris la forme de métissages qui brouillèrent les limites que les autorités nouvelles cherchaient à maintenir entre les deux populations. Dès les tout premiers temps, le métissage biologique, c’est-à-dire le mélange des corps – souvent assorti du métissage des pratiques et des croyances -, a introduit un nouvel élément perturbateur.

Dans leur écrasante majorité, les premiers émigrants européens étaient des hommes : soldats, clercs, marchands, aventuriers […] Célibataires ou séparés de leurs épouses (demeurées en Castille ou sur les îles des Antilles), ces Européens […] se comportèrent d’autant plus librement qu’ils se trouvaient en terre païenne, pratiquement hors du contrôle de l’Église […] et les quelques curés qui accompagnaient les conquistadores ne cherchèrent pas toujours à freiner leurs excès. Les Indiennes constituèrent des proies faciles pour les envahisseurs, qui entretinrent avec ces femmes des rapports souvent violents et éphémères […] Viols, concubinages, plus rarement mariages engendrèrent une population d’un type nouveau au statut imprécis – les métis – dont on ne savait trop s’il fallait les intégrer à l’univers espagnol ou aux communautés indigènes. En principe, ces sang-mêlé n’avaient pas leur place dans une société juridiquement divisée en une « république des Indiens » et une « république des Espagnols ». A fortiori, s’il s’agissait de mulâtres nés de Noires et d’Espagnols, ou de Noirs et d’Indiennes […]

Pour toutes ces raisons, Indiens, Noirs et Espagnols durent inventer jour après jour des modes de coexistence ou, pour les premiers en particulier, des solutions de survie. Dans tous les domaines, l’improvisation l’emporta sur la norme et la coutume.

Serge Gruzinski, La pensée métisse, Fayard, 1999, p. 73.