Dimanche 14 octobre [1492]

À l’aube, je donnai ordre d’appareiller à la chaloupe de la nef et aux barquettes des caravelles : je m’en fus vers le nord-est, le long de l’île, pour en voir l’autre côté qui était opposé à l’est, et aussi pour en visiter les villages. Bientôt, j’en vis deux ou trois, dont les habitants venaient tous à la plage, nous appelant et rendant grâces à Dieu. Les uns nous apportaient de l’eau, d’autres différentes choses à manger ; d’autres, quand ils voyaient que je ne me pressais pas d’aller à terre, se jetaient à la mer et en nageant s’approchaient, et nous comprenions qu’ils nous demandaient si nous étions venus du ciel. Et un vieux monta dans ma chaloupe, et d’autres à haute voix appelaient tous les hommes et toutes les femmes : « Venez voir les hommes qui viennent du ciel, apportez-leur à manger et à boire. » Beaucoup d’hommes vinrent, et beaucoup de femmes, chacun avec quelque chose, rendant grâces à Dieu, se prosternant et levant les mains au ciel ; et après, à grands cris, ils nous priaient de venir à terre. Mais je craignais d’approcher, ayant vu qu’un grand banc d’écueils entourait toute cette île. Ces récifs ménagent un port, assez profond pour toutes les nefs qui sont en la Chrétienté, et dont l’entrée est fort étroite. Il est vrai de dire qu’une fois en cette enceinte on trouve quelques bas-fonds, mais la mer ne s’y meut pas plus que l’eau dans un puits. Pour voir tout cela, je partis ce matin afin de pouvoir donner relation de tout à Vos Altesses, et aussi pour rechercher un endroit où se pourrait construire une forteresse. Et j’ai vu une langue de terre où il y avait six maisons et qui semble une île, bien qu’elle ne le soit point mais pourrait le devenir par l’effort de deux jours. Toutefois, je n’en vois pas la nécessité, parce que ces gens sont fort simples en matière d’armes, comme le verront Vos Altesses par les sept que je fis prendre pour les emmener, leur apprendre notre langue puis les renvoyer ; bien que, quand Vos Altesses l’ordonneraient, Elles pourraient les faire tous mener en Castille [Espagne] ou les garder captifs dans cette même île, parce qu’avec cinquante hommes Elles les tiendraient tous en sujétion et feraient d’eux tout ce qu’Elles pourraient vouloir. Plus loin, près de ladite petite île, il y a un verger d’arbres tels que jamais je n’en ai vu de si verts, avec leurs feuilles comme en Castille au mois d’avril et de mai. Et il y a beaucoup d’eau.

J’examinai bien ce port, puis je retournai à la nef et je mis à la voile, et je vis tant d’îles que je ne savais décider à laquelle j’irais tout d’abord. Les hommes que j’avais pris me disaient par signes qu’il y en avait tant qu’on ne pouvait les compter et ils m’en citèrent par leur nom plus de cent. En conséquence, je m’efforçai de reconnaître la plus grande et je décidai d’aller vers elle, et c’est ce que je fais.

Et de San Salvador (1) cette île est éloignée d’environ cinq lieues, les autres davantage et quelques-unes moins. Toutes sont très plates, sans montagnes, très fertiles et toutes peuplées. Et elles se font la guerre les unes aux autres, quoique leurs habitants soient très simples et des hommes de belle allure.

Christophe COLOMB, La découverte de l’Amérique – journal de bord, trad. S. Estorach & M. Lequenne, Paris, Maspéro, 1979, tome I, p. 64-65

(1) Première île sur laquelle Colomb a mis le pied, dans les Bahamas (Amérique centrale)