QU’EST-CE QUE LA MACÉDOINE ?

Qu’est-ce que les Macédoniens ? Et d’abord y a-t-il des Macédoniens, ou bien seulement des populations chrétiennes habitant la Macédoine ? (…) Notons seulement un certain nombre de points, je ne dis pas indiscutés – car tout est discuté en Macédoine – mais généralement admis.

C’est, d’abord, l’extrême complexité de la question, et l’enchevêtrement de toutes ces races : grecque, serbe, bulgare, valaque, turque, albanaise. C’est, en second lieu, la présence d’un grand nombre de Turcs, au moins 400’000, peut-être 600’000. C’est là un des caractères qui différencient la question macédonienne des différentes questions que se sont posées au fur et à mesure de l’émancipation des nationalités balkaniques.

En troisième lieu, la présence d’une autre population musulmane, les Albanais, habitant les épais massifs de montagnes situés à l’est de la Macédoine, et dont la présence est également une gêne pour toute espèce de solution de la question macédonienne fondée sur l’autonomie des nationalités. (…)

En sixième point : la grande majorité des chrétiens de Macédoine est slave. Maintenant, ces Slaves de Macédoine sont-ils des Bulgares ou des Serbes ? (…). Remarquez que la question est extrêmement difficile, (…) étant donné qu’un Serbe et un Bulgare, parlant chacun leur langue, se comprennent, ce qui n’arrive pas toujours à deux paysans français de différentes provinces. »

R. Pinon, les Questions actuelles de politique étrangère en Europe, 1907.

Créer une Yougoslavie

E. Racki, historien du Moyen Age slave, prononce ce discours en 1867. Il est le bras droit de Mgr Strossmayer, qui souhaite la création d’une fédération yougoslave (« slave du Sud »).

« Serbes et Croates, nous sommes entrés dès le 7e siècle, dans la sphère de l’Europe chrétienne. Nous avons fondé des États libres, alors que florissaient ici la féodalité et là le césarisme.

Malgré la différence des noms géographiques, malgré celle des alphabets, Serbes et Croates, nous nous sommes reconnus frères : il n’y a plus ni fleuve ni montagne entre le Serbe, le Croate, le Slovène et le Bulgare. Nous avons fondé une littérature une et identique sur la base de la langue, qui, des bords de l’Adriatique aux bouches du Danube, résonne sur les lèvres de plusieurs millions d’hommes… »

F. Racki, 31 juillet 1867.

LES CROATES VUS PAR LES SERBES

« Les Croates n’ont ni langue particulière, ni communauté de coutumes, ni solide unité du mode de vie, ni, chose essentielle la conscience d’appartenance commune ; ils ne peuvent donc constituer une nationalité particulière.

Qui a parcouru les régions entrant dans le cadre du droit constitutionnel croate peut facilement s’en convaincre. Un paysan des environs de Zagreb non seulement ne sait pas qu’il y a en Dalmatie, en Slavonie, en Istrie, et même en Bosnie des gens qui s’appellent « Croates », mais ignore également qu’il appartient lui aussi à une certaine nationalité croate (…).

Comparez cela à la pensée nationale serbe exprimée dans les chants populaires, aux contes sur les champs de miel, à la conscience du paysan serbe de l’unité culturelle et à son désir de l’unité politique, pour avoir immédiatement la réponse à la question de savoir si les Serbes forment une nationalité particulière (…).

Les Croates ne sont donc pas et ne peuvent pas être une nationalité particulière, mais ils sont en voie de devenir une nationalité serbe. (…) En prenant le serbe pour langue littéraire, ils ont fait le pas le plus décisif vers l’unification.

Le processus de fusion s’opère aussi dans d’autres domaines, lentement mais continûment. Par la lecture de tout livre serbe et de toute poésie populaire, en chantant n’importe quel air serbe, un atome de la fraîche culture démocratique serbe passe dans leur organisme. »

N. Stoianovic, Serbes et Croates, jusqu’à l’extermination, la nôtre ou la vôtre, 1902.

Profession de foi albanaise

« Vous, Albanais, vous vous entre-tuez, en cent partis vous êtes divisés ; l’un se dit musulman, l’autre chrétien, l’un se dit Turc, l’autre Latin, celui-ci Grec, cet autre Slave, mais vous êtes tous frères, mes pauvres. Prêtres et hodjas vous ont abrutis ; ( … ) unissez-vous en frères dans une même foi, n’ayez cure de l’église ni de la mosquée, la foi des Albanais est dans l’Albanie. »

Pashko Vasa, poète albanais (1825-1892).

Les atrocités des guerres balkaniques

« La population locale est divisée en autant de fragments qu’elle comprend de nationalités qui se combattent et qui veulent se substituer les unes aux autres. C’est pour cela que ces guerres sont si sanguinaires, qu’elles amènent une perte d’hommes si considérable et qu’elles aboutissent à l’anéantissement de la population et à la ruine de régions entières. (…) Les populations elles-mêmes s’entre-tuèrent et se poursuivirent avec d’autant plus d’acharnement qu’elles se connaissaient et qu’elles nourrissaient les unes contre les autres de vieilles rancunes et des haines de longue date.

La première conséquence de ce fait est que le but de ces conflits armés, avoué ou sous-entendu, clairement compris ou vaguement senti, mais toujours et partout le même, fut l’extermination complète d’une population allogène. Dans certains cas, ce but s’est traduit par un « ordre» implacable et catégorique : tuer toute la population mâle des régions occupées. Nous possédons des lettres de soldats grecs dont l’authenticité ne peut être mise en doute (…) : «Nous n’avons fait qu’un petit nombre de prisonniers et les avons tués, car tels sont les ordres que nous avons reçus (…) afin que cette sale race bulgare ne puisse pas renaître… » (…)

Quant aux Serbes, nous en avons un témoignage authentique, une lettre d’un militaire serbe (…). Le contenu de cette lettre ne ressemble que trop à celui des lettres des soldats grecs. Il est vrai qu’il s’agit ici d’une expédition faite pour réprimer

« (…) je peux te dire qu’il se passe ici des choses affreuses. J’en suis terrifié et je me demande sans cesse comment les hommes peuvent être assez barbares pour commettre de telles cruautés. C’est horrible. Je n’ose pas (…) t’en parler davantage, mais je peux te dire que Liouma [c’est une région albanaise, le long de la rivière du même nom] n’existe plus. Tout n’est plus que cadavres, poussière et cendres. Il y a des villages de 100, 150, 200 maisons où il n’y a plus un seul homme, mais, à la lettre, plus un seul. Nous les réunissions par groupes de 40 à 50, et ensuite nous les percions de nos baÏonnettes jusqu’au dernier. »  »

Dotation Carnegie pour la paix internationale, Enquête dans les Balkans, 1914.

Les effets des guerres balkaniques sur les populations civiles

Après avoir décrit les atrocités commises par les armées adverses, le rapporteur de la commission poursuit :

« Nous arrivons ainsi au second trait caractéristique des guerres balkaniques (…). Comme la population des pays qui allaient être occupés savait d’instinct, aussi bien que par tradition et par expérience, ce qu’elle avait à craindre des armées ennemies et des pays voisins auxquels appartenaient ces armées, elle se sauvait sans attendre leur arrivée. Aussi, d’une manière générale, l’armée ennemie ne trouvait sur son chemin que des villages à demi déserts, quand ils n’étaient pas tout à fait abandonnés. Pour exécuter les ordres d’extermination qu’elle avait reçus, il lui suffisait d’y mettre le feu. Prévenue par la lueur des incendies, la population fuyait en toute hâte. Une véritable migration de peuples s’ensuivit. (…) Les Turcs y fuient les chrétiens, les Bulgares fuient les Grecs et les Turcs. Les Grecs et les Turcs fuient les Bulgares, les Albanais fuient les Serbes. »

Dotation Carnegie pour la Paix Internationale, Enquête dans les Balkans. Rapport ( … ) des membres de la Commission d’enquête, chapitre IV, Paris, 1914.