Le grand incendie de Londres
Du 2 au 6 septembre 1666, 13 000 maisons et 87 églises furent détruites par les flammes, soit les deux tiers de Londres.
Voici le récit qu’en fait Samuel Pepys, riche bourgeois de Londres, dans son journal intime du 1er au 17 septembre 1666.
1er. Levé et au bureau toute la matinée et dîner à la maison. Ordonnai que mon nouveau cabinet fût nettoyé à fond pour demain. Avec sir William Penn, ma femme et Mrs Mercer, me rendis à une représentation de Polichinelle ; nous fûmes absolument effarés d’y voir arriver le jeune Killigrew en compagnie de bon nombre d’autres petits maîtres ; mais nous nous sommes dissimulés et pensons ne pas avoir été vus. Au bout d’un moment, ils s’en allèrent et nous pûmes à nouveau respirer; la pièce terminée, nous avons gagné Islington pour manger et boire dans la bonne humeur ; retour à la maison en chantant; et après avoir écrit une lettre ou deux au bureau, allai dormir.
2. Jour du Seigneur. Quelques-unes de nos servantes veillèrent tard la nuit dernière pour préparer la fête d’aujourd’hui et Jane nous réveilla à environ 3 heures du matin, pour signaler un grand incendie qu’elle avait remarqué dans la Cité. Je me levai, passai ma robe de chambre et, de sa fenêtre, je fus à même de situer l’incendie au-delà du quartier de Marklane, tout au plus. Mais, n’étant pas accoutumé à des incendies tels que celui qui suivit, j’estimai qu’il était suffisamment loin et regagnai mon lit pour m’y rendormir. Vers 7 heures, je me levai pour m’habiller et, lorsque je regardai par la fenêtre, il me sembla que l’incendie s’était réduit et éloigné. Je gagnai mon cabinet pour le remettre en ordre après le nettoyage de la veille. Jane ne tarda pas à venir me dire que, selon la rumeur, environ 300 maisons avaient brûlé cette nuit du fait de l’incendie que nous avions observé, et que le feu faisait présentement rage tout au long de Fish Street, près du Pont de Londres. Je me hâtai de me préparer et marchai jusqu’à la Tour où je gagnai un point d’observation élevé en compagnie du petit garçon de sir John Robinson. De là, je vis les maisons à ce bout du Pont en proie aux flammes et un immense brasier de part et d’autre de. la rue conduisant au Pont – ce qui ne laissa pas de m’alarmer sur le sort du pauvre petit Mitchell et de notre chère Sarah sur le Pont. Une fois redescendu, et l’angoisse au coeur, je me rendis chez le lieutenant de la Tour, qui me dit que tout avait commencé ce matin dans la boulangerie royale de Pudding Lane, que les flammes avaient déjà détruit l’église de St Magne et la plus grande partie de Fish Street. Me rendis alors au bord du fleuve et, à bord d’une barque, passai le Pont et là, un tableau désolant s’offrit à mes yeux. La maison du malheureux Mitchell et tout le quartier adjacent jusque l’Ancien Cygne étaient déjà la proie des flammes et le feu se propageait si vite que, durant le temps que j’observai la scène, il atteignit le Steelyard. Chacun tentait d’emporter ses biens, de les jeter dans le fleuve ou de les porter dans des chalands à quelque distance de la rive. Des malheureux refusaient de quitter leurs logis jusqu’à ce qu’ils fussent léchés par les flammes, pour enfin se ruer dans les embarcations ou, à force de bras, passer d’une volée d’escalier à une autre, du côté du fleuve. J’observai, en particulier, que les malheureux pigeons, qui répugnaient à abandonner leur séjour, voletaient à l’entour des fenêtres et des balcons jusqu’à ce que nombre d’entre eux, les ailes brûlées, chutent comme des pierres.
M’étant arrêté et ayant vu, en l’espace d’une heure, l’incendie faire rage de toutes parts et observé que personne ne tentait de l’éteindre, chacun ne se souciant que de sauver ses propres biens en abandonnant le reste aux flammes, j’observai en outre que l’incendie s’étendait maintenant jusqu’au Steelyard et qu’un vent très puissant propageait les flammes dans la ville, tout matériau s’avérant combustible après une aussi longue sécheresse, et jusqu’à la pierre des églises, comme ce fut le cas pour le malheureux clocher (à l’ombre duquel vivait la jolie Mrs X qui était au nombre des ouailles de mon ancien condisciple Elborough), lequel s’enflamma par le haut et se consuma avant de s’effondrer. Je partis pour Whitehall avec un quidam qui désirait s’éloigner de la Tour pour voir l’incendie de mon embarcation ; une fois arrivé, je montai à l’oratoire du roi dans la chapelle, où l’on me pressa de questions ; ils furent tous accablés par le compte rendu que je leur fis ; le roi en fut informé, qui me fit venir auprès de lui ; je lui narrai, ainsi qu’au duc d’York, ce que j’avais vu, leur précisant que rien ne pourrait arrêter l’incendie, à moins que Sa Majesté n’ordonnât qu’on abattît les maisons. Mes propos les rendirent très soucieux et le roi m’ordonna d’aller signifier de sa part au lord-maire de n’épargner aucune maison, mais d’abattre dans toutes les directions celles qui étaient à la lisière de l’incendie. Le duc d’York me pria de lui dire que s’il requérait davantage de soldats, il les aurait : milord Arlington me dit de même par la suite mais sous le sceau du plus grand secret. Je rencontrai là le capitaine Cocke ; je montai dans sa voiture qu’il me prêta et, en compagnie de Creed, gagnai Saint-Paul. Je parcourus Watling Street non sans mal, car tout le monde était sorti, chargé de biens qu’on tentait de sauver, avec, de temps à autre, des malades qu’on emportait dans des lits. Des biens de grande valeur étaient transportés dans des charrettes ou à dos d’homme. Je rencontrai enfin le lordmaire dans Canning Street ; il avait l’air d’un homme exténué, avec un mouchoir autour du cou. Lorsque les instructions royales lui furent signifiées, il s’exclama comme une femme près de s’évanouir : » Seigneur! que puis-je faire ? Je suis à bout de forces. Les gens refusent de m’obéir. Je n’ai cessé d’abattre des maisons mais l’incendie nous rattrape ; il avance plus vite que nous. » Il dit encore ne pas avoir besoin de renforts en soldats et qu’en ce qui le concernait, il lui fallait reprendre des forces car il était resté debout toute la nuit. Sur ce, nous nous quittâmes et je marchai jusqu’à mon domicile, en remarquant que les gens étaient dans un état voisin de l’égarement et qu’aucun moyen n’était mis en place pour éteindre l’incendie. Mais aussi que les maisons étaient si serrées dans tout le voisinage et pleines de matières combustibles comme la poix et le goudron dans Thames Street, sans compter les entrepôts d’huile, de vin, d’eau-de-vie et d’autres choses encore. C’est là que je vis Mr Isaac Houblon, bel homme dont les habits élégants étaient souillés, se tenant à sa porte à Dowgate pour recevoir les biens de ses frères dont la maison était en feu, biens dont il me dit que par deux fois déjà, ils ont dû être déménagés, et il pressentait (les faits ne devaient pas tarder à lui donner raison) qu’ils devraient sous peu être, une fois de plus, déménagés de sa propre maison. Bien triste perspective. Et que dire des églises qui se remplissaient de biens apportés par des gens qui auraient dû, à cette heure, s’y trouver dans le calme ?
Il était déjà aux environs de midi ; aussi gagnai-je mon domicile où je trouvai mes invités, Mr Wood et sa femme, née Barbara Sheldon, ainsi que Mr Moone ; la dame était très élégante et son mari, autant que je pus en juger, un jeune homme qui promet. Mais le plaisir que j’escomptais tirer en montrant à Mr Moone et en lui laissant admirer mon cabinet – faveur qu’il avait sollicitée depuis longtemps – me fut totalement dénié, tant nous étions angoissés et bouleversés par cet incendie dont nous ne savions trop que penser. Nous eûmes pourtant un dîner d’une qualité peu commune et nous fûmes d’aussi bonne humeur que le permettaient les circonstances.
Durant le dîner, Mrs Batelier vint s’enquérir de Mr Wolfe et de Mr Staines qui sont, semble-t-il, de sa famille et dont les maisons dans Fish Street ont totalement brûlé, eux-mêmes étant dans un triste état. Elle ne voulut pas rester, tant elle était affolée.
Dès le dîner terminé, Moone et moi partîmes pour parcourir la Cité dont les rues grouillaient de gens, de chevaux, de charrettes chargées de biens, prêts à passer les uns sur les autres et transportant des biens d’une maison incendiée à une autre – à ce moment, ils en étaient à déménager Canning Street (qui avait accueilli des biens le matin même) pour transporter ces derniers dans Lombard Street et d’autres rues plus éloignées ; j’aperçus, parmi d’autres, mon petit orfèvre, Stokes, occupé à recevoir les biens de quelque ami – lui dont la maison devait être incendiée le jour d’après. Nous nous séparâmes à Saint-Paul et je gagnai l’embarcadère de Saint-Paul où j’avais retenu une embarcation. Je pris à bord Mr Carkesse et son frère, que j’avais rencontrés dans la rue et les emmenai en aval et en amont du Pont, et cela à plusieurs reprises, pour observer l’incendie qui s’était encore étendu à la fois en aval et en amont et il était impossible que l’on pût l’arrêter. Rencontrai le roi et le duc d’York dans le canot royal et me rendis avec eux à Queenhithe et là, je fis venir sir Richard Browne auprès d’eux. Leurs seules instructions étaient d’abattre les maisons au plus vite en aval du Pont le long du fleuve mais les flammes fondaient sur elles avec une telle rapidité qu’il était malaisé de faire – et qu’on ne fit pas – grand-chose. On avait bon espoir d’arrêter le feu à l’embarcadère des Trois Grues en amont et au quai de Botolph en aval du Pont, à condition de bien s’y prendre ; mais le vent porta le feu dans la Cité, si bien que du bord de l’eau, on pouvait malaisément juger des ravages qu’il faisait. Sur le fleuve d’innombrables chalands qui s’emplissaient de biens et des objets de valeur flottaient sur l’eau ; et j’observai que, dans une sur trois environ des embarcations ou barques emportant les biens d’une famille, se trouvait un virginal. Ayant vu tout ce que je voulais voir, gagnai White-hall comme convenu et me rendis à pied au parc de St James, où je retrouvai ma femme en compagnie de Creed, de Wood et de la femme de ce dernier; puis regagnai mon embarcation avec eux et de nouveau, nous descendîmes et remontâmes le fleuve, en longeant l’incendie qui, sous un vent violent, redoublait d’intensité. Nous nous approchâmes du feu d’aussi près que le permettait la fumée ; et sur toute la Tamise, dès lors qu’on était vent debout, on était presque brûlé par une pluie de gouttelettes de feu – le fait est absolument véridique -, ces gouttes et ces flocons de feu incendiant les maisons par groupes de trois ou quatre, voire de cinq ou six, le feu se communiquant de l’une à l’autre. Lorsqu’il ne nous fut plus possible de tenir sur l’eau, nous gagnâmes une petite taverne à Bankside, à la hauteur des Trois Grues, et y restâmes, presque jusqu’à la tombée de la nuit, à observer l’extension de l’incendie ; et à mesure qu’il faisait plus sombre, il apparaissait dans toute son ampleur, faisant rage aux carrefours, sur les clochers, dans l’espace entre les églises et les maisons, et aussi loin que le regard pouvait porter en remontant la colline de la Cité, tout était la proie d’une flamme monstrueuse, maléfique, rouge sang, toute différente de la flamme claire d’un feu ordinaire. Barbara et son mari partirent avant nous. Nous sommes restés jusqu’à ce qu’il fasse presque nuit noire et vîmes l’incendie former comme une seule arche de feu sur toute la longueur du Pont et dessiner sur la colline un arc ou une arche de plus d’un mille de long, à cette vue, je fondis en larmes. Les églises, les maisons et tout le reste en feu ou s’embrasant instantanément dans le vacarme épouvantable des flammes et le fracas des maisons qui s’effondraient. Retour chez moi, le coeur débordant de tristesse pour y trouver chacun occupé à débattre de l’incendie et à s’en lamenter. Et le malheureux Tom Hater d’arriver avec le peu de choses qu’il avait pu sauver, sa maison sur la colline de Fish Street étant incendiée. Je l’invitai à coucher chez nous et y abriterai ses affaires ; mais le repos que je lui offris ne devait être qu’illusoire puisque le vacarme incessant produit par l’extension de l’incendie nous contraignit à commencer d’emballer nos propres affaires pour les emporter. La nuit était belle, sèche et le temps doux et c’est au clair de lune que je fis porter une bonne partie de mes affaires dans le jardin. Mr Hater et moi avons transporté mon argent et mes coffres dans la cave que je jugeai être l’endroit le plus sûr. Quant à mes sacs d’or, je les fis déposer dans mon bureau pour pouvoir les emporter à tout moment, ainsi que mes principaux livres de comptes et mes tailles dans une boite, à part. Si grande était notre peur que sir William Batten fit venir des charrettes de la campagne pour emporter ses biens dans le cours de la nuit. Nous avons bien mis ce pauvre Mr Hater au lit pour quelque temps mais il prit très peu de repos, tant le déménagement de mes affaires occasionna de bruit.
3. Aux alentours de 4 heures du matin, milady Batten m’envoya une charrette pour emporter mon argent, mon argenterie et ce que j’avais de plus précieux à Bethnal Green, chez sir William Rider ; opération que j’effectuai moi-même, montant en robe de chambre dans la charrette. Quel spectacle, Seigneur ! que celui de ces rues, de ces artères grouillantes de gens qui se précipitaient à pied, à cheval ou essayaient de se procurer des charrettes à tout prix pour emporter ce qui leur appartenait. Je trouvai sir William Rider exténué car il avait été sollicité toute la nuit d’abriter les biens de plusieurs de ses amis et, notamment, ceux de sir William Batten et de sir William Penn; sa maison en regorge. Cela me réconforta de voir mon trésor en si parfaite sécurité. Je regagnai mon domicile en me frayant un chemin avec peine. N’ai pas fermé l’oeil de toute la nuit, non plus que ma pauvre femme. Tout au long de la journée qui suivit, je m’employai avec elle et tous mes gens à déménager le reste de mes affaires et obtins de Mr Tooker qu’il me fournît un chaland pour les emporter; nous les transportâmes (je mis moi-même la main à la tâche) en passant par la colline de la Tour grouillante de gens venus y apporter leurs biens ; nous redescendîmes jusqu’au chaland amarré au quai voisin en amont du bassin de la Tour. J’y rencontrai la femme de mon voisin, Mrs Y en compagnie de son enfant qui est si gracieux ; elle transportait quelques-unes de ses affaires pour lesquelles je ménageai volontiers une place dans le chaland pour qu’elles fussent mises en sûreté avec les miennes. Mais il était impossible de passer chargé de quoi que ce fût par la poterne, si grande était la presse.
Le duc d’York s’est rendu ce jour dans notre service, nous a parlé et s’est fait voir chevauchant avec sa garde, au travers de la Cité, pour que l’ordre soit maintenu (il est maintenant à la tête des troupes et responsable de tout).
Mrs Mercer n’étant pas.à la maison aujourd’hui mais s’étant, malgré les instructions expresses de sa maîtresse, rendue chez sa mère, ma femme l’y trouva lorsqu’elle se rendit chez Will Hewer pour parler; elle en conçut quelque déplaisir; la mère de Mrs Mercer objectant qu’elle n’était pas une simple apprentie tenue de solliciter une autorisation pour la moindre absence, ma femme, et non sans raison, de se mettre en colère si bien que, lorsque l’intéressée rentra chez nous, ma ferme la pria de s’en retourner. Elle partit donc, ce qui me contraria – mais peut-être moins que ce n’eût été le cas précédemment – du fait que nous craignons d’avoir à vivre désormais sur un plus petit pied et de moins aisément. pouvoir payer les services d’une domestique de son rang. Cette nuit, je m’allongeai quelque temps sur le couvre-pieds de Will Hewer au bureau (tous mes effets personnels étant emballés ou partis); et après moi, ma pauvre femme fit de même ; nous nous étions nourris des reliefs du dîner d’hier, n’ayant ni feu, ni vaisselle, ni la moindre possibilité d’accommoder quelque mets que ce fût.
4. Levé dès potron-minet pour emporter le reliquat de mes affaires, ce que je fis grâce à un chaland amarré à l’embarcadère de la porte de fer, et j’avais si peu de portefaix à ma disposition que je n’ai pu tout évacuer avant le début de l’après-midi.
Sir William Penn et moi nous rendîmes dans Tower Street où nous fûmes confrontés aux flammes qui faisaient rage à deux ou trois portes du logis de Mr Howell ; les affaires appartenant au malheureux (ses plateaux et sa vaisselle, ses pelles et tout le reste ont été jetés dans le caniveau de Tower Street, et les gens en font usage d’un bout de la rue à l’autre) ; le feu a attaqué cette rue étroite, des deux côtés, avec une fureur prodigieuse. Sir William Batten, ne sachant comment faire pour déménager son vin, a creusé une fosse dans son jardin et l’a entreposé là ; j’ai profité de l’occasion pour y déposer tous les papiers de mon bureau dont je ne savais comment disposer autrement. Et ce soir, sir William Penn et moi avons creusé une autre fosse ; nous y avons déposé notre vin ; quant à moi, outre mon vin et quelques denrées, j’y ai mis mon parmesan.
Le duc d’York s’est rendu dans notre service, ce jour, chez sir William Penn ; mais je me trouvai être absent. Cet après-midi, sir William Penn et moi, assis dans mon jardin, étions l’un et l’autre fort abattus à la pensée qu’à défaut de mettre en oeuvre des moyens exceptionnels, l’incendie de notre bureau était chose assurée. Je suggérai qu’on fasse intervenir tous nos ouvriers des arsenaux de Woolwich et de Deptford (on n’en a pas encore vu un seul) et d’écrire à sir William Coventry de solliciter la permission du duc d’York d’abattre de nouvelles maisons plutôt que de voir disparaître le bureau, ce qui porterait grand préjudice aux affaires du roi. Sir William partit donc ce soir afin de faire intervenir ces renforts demain matin, et j’écrivis de mon côté a sir William Coventry à propos de l’affaire, mais ne reçus aucune réponse.
Cette nuit, Mrs Turner (qui, la malheureuse, n’a pas cessé de la journée de déménager ses biens, des biens de valeur qu’elle a entreposés dans le jardin, ne sachant qu’en faire) ainsi que son mari ont soupé avec ma femme et moi, au bureau, d’une épaule de mouton fournie par le cuisinier ; nous n’avions pas même une serviette mais gardâmes dans ce dénuement extrême notre bonne humeur. Et cependant, en sortant de temps à autre dans le jardin, nous pouvions observer l’aspect effroyable du ciel tout embrasé dans la nuit, de quoi nous faire perdre la raison. Et de fait, c’était chose affreuse, comme si le ciel en avait après nous et que le firmament eût été en feu. Je descendis après souper dans l’obscurité jusqu’à Tower Street et constatai que Trinity House, d’un côté de la rue, et la taverne du Dauphin, de l’autre, étaient la proie des flammes, à portée immédiate de notre domicile, et que l’incendie faisait rage avec une violence inouïe. On se met maintenant à recourir à la nouvelle technique consistant à faire sauter les maisons, celles qui dans Tower Street sont les plus proches de la Tour – ce qui eut pour premier résultat d’effrayer les gens plus que tout le reste ; mais là où elle fut employée, elle arrêta le feu. En abattant les maisons à l’endroit où elles se trouvaient, on pouvait éteindre facilement les flammes qui subsistaient, pratiquement réduites à l’état de flammèches. Will Hewer est parti aujourd’hui voir ce qu’il advenait de sa mère et est rentré tard à la maison. Il me confia qu’il avait été contraint de lui faire gagner Islington, car sa maison dans Pye Corner avait brûlé. Si prodigieuse est l’extension de l’incendie qu’il a gagné l’Old Bailey et descend jusqu’à Fleet Street. Saint-Paul est incendié et tout Cheapside. Écrivis à mon père ce soir ; mais comme la maison des postes a brûlé, ce courrier n’a pu partir.
5. Je me suis encore étendu, au bureau, sur l’édredon de Will Hewer, totalement épuisé et les pieds si douloureux, à force de marcher, que c’est tout juste si je suis encore capable de me tenir debout. Vers 2 heures du matin, ma femme me réveilla pour me dire qu’on venait de crier » Au feu ! » de l’église de Barking, située au fond de notre venelle. Me levai et, constatant qu’elle disait vrai, décidai de la faire partir sur-le-champ; ce que je fis, emmenant, outre mon or (qui se montait à environ 2 350 livres), Will Hewer et Jane à Woolwich dans le bateau de Poundy. Quel triste spectacle, grand Dieu ! que celui de la Cité au clair de lune, presque totalement en flammes, spectacle aussi nettement visible de Woolwich que si l’on était sur place ! A mon arrivée, je trouvai les grilles de l’arsenal fermées, sans la moindre sentinelle, ce qui ne manqua pas de m’inquiéter du fait des rumeurs qui ont commencé de circuler et qui attribuent tout cela à un complot dont les Français sont les instigateurs. Je fis ouvrir les grilles et me rendis chez Mr Sheldon où je mis sous clef mon or et ordonnai à ma femme et à Will Hewer de veiller à ce qu’en permanence, de jour comme de nuit, l’un d’entre eux fût présent dans la pièce. Retour à Londres où j’observai que mes biens étaient en sécurité sur les chalands à Deptford et sous bonne garde. J’arrivai chez moi où je m’attendais à trouver notre maison en flammes, comme il était maintenant environ 7 heures, mais tel n’était pas le cas. Pour ce qui était de l’incendie, je trouvai plus de raisons d’espérer que je ne l’escomptais; car ma conviction de trouver notre bureau en flammes était si forte que je ne songeai même pas à m’enquérir de ce qu’il en était sur ce point, et ce jusqu’à ce que, parvenu sur place, je fusse à même de constater que le bureau n’avait pas brûlé. Mais en me rendant sur le front de l’incendie, j’observai que la technique consistant à faire sauter les maisons comme l’aide considérable apportée par les ouvriers venus des arsenaux royaux et dépêchés par sir William Penn avaient arrêté net la propagation de l’incendie aussi bien du côté de Marklane que de notre côté – les flammes ont seulement brûlé le cadran solaire de l’église de Barking et une partie du porche et ont été arrêtées là. Je grimpai au faîte du clocher et de là, je contemplai la plus navrante scène de désolation qu’il m’ait jamais été donné de voir. Partout, des incendies gigantesques. Des entrepôts pleins d’huile, de soufre et d autres matières encore, se consumaient. Je pris peur de rester là longtemps et redescendis donc quatre à quatre ; l’incendie s’était étendu aussi loin que portait le regard ; me rendis chez sir William Penn où je mangeai un morceau de viande froide, n’ayant rien mangé depuis dimanche, à l’exception des reliefs du dîner de dimanche.
Rencontrai là Mr -Young et Mr Whistler; ayant mis mes biens en sécurité et ayant de bonnes raisons d’espérer que l’incendie avait cessé de notre côté, j’allai avec eux à pied en ville et trouvai Fenchurch Street, Gracions Street et Lombard Street réduites à l’état de cendres. La Bourse offrait un triste spectacle ; de toutes les colonnes et statues, il ne restait debout que la statue de sir Thomas Gresham dans le coin. Nous fîmes une incursion à Moorfields (nos pieds près de brûler alors que nous foulions les braises). L’endroit était grouillant de monde; des malheureux venaient y porter leurs biens et chacun montait bonne garde à proximité immédiate (c’est une bénédiction pour eux que le beau temps leur permette de rester dehors, de jour et de nuit) ; y pris une boisson et payai deux pence une simple miche de pain d’un penny. Retour à mon domicile après être passé par Cheapside et le marché de Newgate (tout y a brûlé), et vu la maison d’Anthony Joyce en flammes. J’ai ramassé dans la rue au milieu d’autres débris et conservé par devers moi un morceau de verre de la chapelle des Merciers qui a fondu et s’est . recroquevillé comme du parchemin. J’ai aussi vu un pauvre chat que. l’on retirait d’un trou dans une cheminée adjacente au mur de la Bourse, le poil était entièrement brûlé, et pourtant toujours vivant. Je rentrai à mon domicile le soir et y eus bon espoir de sauver notre bureau – mais je m’évertuai à assurer une veille tout au long de la nuit et à disposer d’hommes en permanence ; aussi les logeâmes-nous dans le bureau et on leur apporta de quoi boire, du pain et du fromage. Je m’allongeai vers la minuit et passai une bonne nuit, encore qu’à mon réveil on m’eût annoncé qu’il y avait eu une grande alerte, suite à l’annonce d’une invasion de Français et de Hollandais – ce qui se révéla être une fausse nouvelle. Mais depuis dimanche dernier, le temps s’est étiré d’étrange manière au point que l’on dirait qu’une bonne semaine s’est écoulée depuis, tant mes activités ont été nombreuses et diverses, et mon sommeil écourté. J’en avais presque oublié le jour de la semaine.
6. Levé vers 5 heures, rencontrai Mr Gauden à la porte du bureau; (je comptais sortir, comme j’avais pris l’habitude de le faire, à intervalles réguliers pour voir où en était l’incendie) ; il venait appeler nos hommes à la rescousse pour qu’ils se rendissent à Bishopsgate, jusque-là épargné, mais où un incendie venait d’éclater – ce qui ne laisse pas de renforcer l’opinion de ceux qui croient, comme moi, qu’il existe quelque complot derrière tout cela (et, de ce fait, il y a eu, à l’heure qu’il est, de nombreuses arrestations, et il est devenu dangereux pour tout inconnu de circuler par les rues) ; mais j’allai sur place avec mes hommes et, en peu de temps, nous parvînmes à éteindre un foyer d’incendie et à tout régler. Il faisait beau voir avec quelle énergie les femmes se sont employées à collecter l’eau dans les caniveaux; mais ensuite, elles se mirent à réclamer à boire à cor et à cri et à s’enivrer comme des bacchantes. J’ai vu de gros tonneaux de sucre qu’on défonçait dans la rue et les gens aller y plonger les mains et mettre le sucre dans leur bière, avant de boire le mélange. La situation rétablie, je pris le bateau et traversai le fleuve jusqu’à Southwark et, de là, un autre bateau de l’autre côté du Pont pour gagner Westminster avec l’intention de m’y changer, car j’étais crasseux de la tête aux pieds ; mais je ne pus nulle part m’acheter une chemise ou une paire de gants. La Grand-Salle de Westminster était remplie des biens des particuliers – les habitants de Westminster ayant déménagé les leurs et l’argent de l’Échiquier ayant été déposé dans des bateaux pour être transféré au palais de Nonsuch. Je me rendis au Cygne où je me fis raser, puis à Whitehall où je ne vis personne et, sur ce, je rentrai chez moi. Quel triste spectacle offre le fleuve – pas une maison, pas, une église, le long de ses rives , et cela jusqu’au quartier du Temple où l’incendie s’est arrêté. Une fois rentré, et en compagnie de sir William Batten et de notre voisin Knightly lequel, (à une autre exception près) fut le seul homme de qualité qui restât sur place dans tout le voisinage, tous les autres ayant abandonné leur maison à la merci des flammes, une fois leurs biens mis à l’abri, j’allai dîner chez sir Richard Ford d’une poitrine frite de mouton servie dans une écuelle de terre cuite et nous étions nombreux. Mais le climat était à la bonne humeur et si grossier qu’il fût, ce repas n’en resta pas moins l’un des meilleurs que j’aie pris de mon existence. De là, je descendis le fleuve jusqu’à Deptford où, à ma grande satisfaction, je pus y débarquer tous mes biens que je mis en sûreté chez sir George Carteret, sans perte aucune ou dommage. Cela réglé à mon grand soulagement, rentrai chez moi; puis j’allai chez sir William Batten où je soupai fort bien en compagnie de sir Richard Ford, de Mr Knightly et d’un certain Withers, fieffé coquin et menteur sans vergogne. Bien dîné, fort joyeux et toutes nos craintes apaisées. En les quittant, allai au bureau et y dormis au milieu des hommes de peine qui parlaient, dormaient et ne cessèrent pas de traverser la pièce toute la nuit. Tableau singulier que celui qu’offrait la maison des drapiers en feu depuis trois jours et trois nuits, et qui ne faisait plus qu’un brasier, du fait de ses caves pleines d’huile.
7. Levé à 5 heures ; Dieu soit béni ! je constate que la situation est satisfaisante; par voie d’eau jusqu’à l’embarcadère de Saint-Paul. De là, partis à pied et vis toute la ville incendiée. Saint-Paul (avec tous ses toits effondrés et l’ensemble du choeur écroulé dans la crypte de Sainte-Foi) offrait un spectacle pitoyable. Il en allait de même du collège Saint-Paul, de Ludgate, de Fleet Street, de la maison de mon père, de l’église paroissiale et de la majeure partie de l’église des Templiers. Je me rendis dans le voisinage de la nouvelle Bourse au domicile de Creed que je trouvai allongé sur un lit – la maison vidée de tous ses meubles par crainte que l’incendie ne l’atteignît. Lui empruntai une chemise et me lavai. Allai à St James chez sir William Coventry qui dort sans rideaux, ayant fait emporter tous ses biens – comme l’a fait le roi à Whitehall, comme chacun l’a fait ou le fait présentement. Il espère que nous n’aurons pas de désordres populaires du fait de cet incendie – ce que chacun redoute, à cause des rumeurs accusant les Français d’y avoir prêté la main. La conjoncture est certes propice aux mécontentements, mais chacun est surtout soucieux de se protéger et de sauvegarder ses biens. La milice est partout sur le pied de guerre. Et sir William m’informe que nos flottes ont été en vue I’une de l’autre, mais furent malencontreusement séparées du fait de la tempête ; et c’est grand dommage pour nous, car l’on en est venu à la conclusion, qui paraît raisonnable, que les Hollandais ne sont sortis que pour faire une démonstration et donner satisfaction à leur opinion publique, mais qu’ils sont en méchante condition pour ce qui est de l’équipement, de l’approvisionnement et des équipages. Ils sont à Boulogne et notre flotte rentrée dans la rade de Sainte-Hélène. Nous n’avons pas fait de prise mais perdu un navire dont il ignore le nom.
De là, au Cygne où je bus, avant de rentrer chez moi où tout va bien. Milord Brouncker, chez sir William Batten, nous dit que l’amiral a été invité à venir conférer avec le roi sur la situation présente et à veiller à ce qu’il n’y ait aucun trouble – ce qui est lui faire beaucoup d’honneur, mais je suis sûr qu’il s’agit là d’une feinte. Retour chez moi où je donnai des ordres pour qu’on nettoyât la maison. Puis descendis le fleuve jusqu’à Woolwich où tout va bien. Dînai et Mrs Markham vint voir ma femme ; puis repartis pour Deptford, en quête de certains biens appartenant à Will Hewer qui y vint avec moi. Rentrai chez moi puis allai passer la soirée en compagnie de sir Richard Ford, Mr Knightly et sir William Penn chez sir William Batten. Ce jour, et pour la première fois, les marchands de Londres se sont réunis à Gresham College et ont publiquement proclamé que ce serait désormais leur Bourse. Des chiffres étonnants circulent quant aux sommes qui seraient proposées pour des maisons – un ami de sir William Rider ayant obtenu 150 livres pour ce qu’il avait coutume de louer 40 livres l’an. Les débats vont bon train sur l’emplacement futur de l’hôtel des douanes; et, dans le même ordre d’idées, pour ce qui est du développement à venir de la Cité, on dit que milord le trésorier général, entre autres, voudrait qu’il se fasse à l’autre extrémité de la ville. Rentrai tard chez sir William Penn qui me donna bien un lit mais dépourvu de rideaux et de tentures, tout ayant été enlevé. Je m’allongeai pour la première fois dans un lit ouvert à tous les vents, n’ayant gardé sur moi que mon caleçon et y eut un bon sommeil mais sans prendre de véritable repos car, endormi ou éveillé, je continuai, en mon for intérieur, de redouter l’incendie. Par toute la ville, on blâme la sottise dont fait montre en général le lord-maire et, tout particulièrement, pour ce qui touche à l’incendie : on fait tout retomber sur lui. Il a été annoncé publiquement que les marchés devaient se tenir à LeadenhaIl, Mile End Green et en plusieurs autres emplacements en ville, ainsi que sur la colline de la Tour, et que toutes les églises devaient rester ouvertes pour accueillir les pauvres.
8. Levé et, par voie d’eau, je gagnai Whitehall avec sir William Batten et sir . William Penn qui, eux, se rendaient à St James. Je m’arrêtai chez sir George Carteret pour lui demander de venir avec nous et de s’enquérir des subsides. Mais à ma première demande il ne peut accéder et il en va de même pour la seconde, car il me dit: » Quand pourrons-nous les obtenir ou que nous faudra-t-il faire à cette fin ? » Il semble qu’il soit quotidiennement accaparé par la correspondance entre la Cité et le roi et occupé à aplanir les difficultés. Je le trouvai très inquiet quant à la tournure que vont prendre les événements. Le laissai et me rendis à St James où nous nous réunîmes d’abord dans le cabinet de sir William Coventry pour y régler ce qui pouvait l’être sans recourir aux livres de comptes. Comme tout le reste, nos propos ne laissèrent pas d’être confus. La flotte est à Portsmouth, attendant des vents favorables pour la pousser jusqu’aux Downs ou vers Boulogne qu’a rallié, à ce que l’on dit, la flotte hollandaise qui y reste. Nous avons décidé, n’étant pas en mesure de satisfaire financièrement les demandes d’aucun de ceux qui viendraient nous voir, de ne tenir pour quelque temps que des réunions privées. Ai acheté deux anguilles au bord de la Tamise ; elles me coûtèrent 6 shillings. Me rendis avec sir William Batten au Cockpit où venait d’arriver le duc d’Albemarle. Il semble que le roi tienne sa présence pour si indispensable en ce moment qu’il l’a fait quérir et qu’il entend qu’il reste à Whitehall. Effectivement, le crédit dont il jouit auprès de la Cité est aussi connu que son souci de maintenir l’ordre public; on peut en déduire qu’il rendra de grands services en la matière. Nous lui présentâmes nos -respects. Chacun, semble-t-il, lui fait la cour. Il fut très aimable avec nous. Je perçus qu’il avait, pour l’heure, chassé .de son esprit tout ce qui a trait à la flotte pour s’occuper de la Cité et le voilà qui, déjà, se hâte de gagner Gresham College. pour débattre avec les échevins. Sir William Batten et moi rentrons et je trouve à mon domicile mon frère John, monté à Londres voir où les choses en sont en ce qui nous concerne. Et sans tarder, l’emmenai à Gresham College où la foule se pressait, soit par curiosité, afin de voir le nouvel endroit, soit pour s’enquérir et s’informer mutuellement de ce qu’il était advenu de chacun. Je rencontrai nombre de gens ruinés et davantage encore qui ont souffert des pertes très considérables. D’aucuns donnaient leurs sentiments fort divers tant sur l’origine de l’incendie que sur la reconstruction de la Cité. Puis, j’emmenai mon frère chez sir William Batten où nous déjeunâmes avec un grand nombre de ses voisins; on y tint des propos fort sensés touchant, notamment, à la mesquinerie de certains des riches marchands de la Cité qui se montrèrent très parcimonieux dans leur manière d’encourager les pauvres à lutter pour sauver leurs maisons. Entre autres, l’échevin Starling, richissime et sans enfant: sa maison jouxtait dans notre ruelle une maison en feu ; après que nos hommes eurent sauvé sa demeure, il leur donna 2 shillings et 6 pence à se partager entre 30 hommes ; il se querella de plus avec certains d’entre eux qui voulaient enlever des décombres pour que le feu n’y prît pas, les accusant de venir le voler. Sir William Coventry me mentionna ce matin dans Holborn un autre cas, dont il fit état auprès du roi, concernant un propriétaire qui, lorsque ses voisins lui proposèrent d’arrêter le feu qui faisait rage à proximité de sa maison moyennant une récompense qui n’excédait pas 2 shillings et 6 pence par tête, n’entendit donner que 18 pence. De là, à Bethnal Green en voiture avec mon frère où je pus voir que tout allait bien et d’où je rapportai mon journal pour y consigner les événements des cinq derniers jours. Retournai au bureau où je trouvai Bagwell et sa femme qui étaient rentrés. Il fut convenu que je me rendrais chez eux le lendemain ; quant à lui, je le renvoyai à son bateau, aujourd’hui même. Au bureau où j’écrivis des lettres jusque tard dans la soirée ; puis chez sir William Penn, mon frère couchant chez moi, cette nuit, et sir William Penn étant allé prendre quelque repos à Woolwich. Mais fus très effrayé et maintenu éveillé par un bruit qui dura fort longtemps au bas des escaliers, et par le fait que mes gens ne répondirent pas à mes coups contre le mur. C’était qu’ils avaient découvert qu’on volait le vin appartenant à des voisins et entreposé dans des tonneaux restés dans la rue. Sur ce, je m’endormis. Et ma nuit fut paisible de bout en bout.
9. Dimanche. Levé et me fis raser; envoyai mon frère à Woolwich auprès de ma femme pour qu’il déjeune avec elle. Allai à l’église où notre pasteur fit un bon sermon mais fort triste, et un bon nombre, la plupart même, de ses ouailles pleurèrent, surtout les femmes. L’église était bondée mais on y voyait peu de beau monde et beaucoup d’inconnus. J’allai jusqu’à Bethnal Green et là, chez sir William Rider nous eûmes un bon repas, à l’exception d’un mauvais pâté de venaison. Ce sont de braves gens et leurs propos leur ressemblent. Quant à sa fille Myddelton, c’est une femme belle et sage. De retour chez moi, je repartis pour l’église et cette fois, c’était le doyen Hardy qui prêchait ; quoique bien adapté aux circonstances, son sermon me parut fort médiocre, faible et dépourvu d’éloquence lorsqu’il mentionna que la taille de la Cité s’est réduite de celle d’un grand folio à celle d’un in-douze. Retour au bureau pour rédiger mon journal et prendre congé de mon frère que je renvoie cet après-midi, bien que le temps soit à la pluie – ce qui ne s’est pas produit depuis un bon moment. Mais je n’ai ni la place ni le confort nécessaire pour le recevoir ici, tant que ma maison n’est pas aménagée : au reste, j’ai été très prévenant envers lui et lui sais gré d’être venu me voir. Je lui donnai 40 shillings pour son argent de poche ; dès qu’il fut parti, il se mit à pleuvoir. En fus désolé pour lui, bien que ce fût bon pour mettre fin à l’incendie. Rentrai chez sir William Penn et au lit ; demandai à Tom, mon petit laquais, de me faire la lecture jusqu’à ce que je m’endorme.
10. Toute la matinée occupée à nettoyer nos caves et à mettre en pièces tous mes vieux meubles, pour faire de la place et empêcher que prenne le feu. Ensuite chez sir William Batten où dînai ; y appris que, d’après sir William Rider, la ville tout entière bruit de rumeurs sur les richesses entreposées chez lui et, de ce fait, il aimerait que ses amis assurent la sécurité des biens qu’ils y ont déposés. Cela m’incita à prendre une charrette et à ramener tout mon argent ; je pris un fiacre (leur station est désormais à Allgate), des richesses considérables sont effectivement entreposées chez lui. Dieu en soit loué ! j’ai pu aller y récupérer intégralement ma part et l’ai déposée dans mon bureau ; encore que je sois contrarié d’avoir à l’exposer au regard de tout un chacun – avec sir William Coventry qui entendait me retirer mes hommes de peine avant que mes sacs fussent rangés. Sur ces entrefaites arriva mon beau-frère Balty fraîchement débarqué, ce dont je suis fort aise ; je les chargeai, lui, Mr Tooker, et le petit laquais de veiller sur mes biens au bureau toute la nuit ; sur ce, à l’arrivée de Jane, je descendis le fleuve pour rejoindre ma femme, avec un arrêt à Deptford, où je comptais voir la Bagwell ; mais elle refusa d’ouvrir la porta como yo l’escomptais. Arrivée tardive à Woolwich où je trouvai ma femme de mauvaise humeur et pleine de froideur à mon endroit, ce qui est le cas lorsqu’on lui laisse les coudées franches hors de la maison.
11. Dormis là-bas et me levai de bonne heure ; puis regagnai Londres par le fleuve, chargé de mon or que je déposai dans mon bureau où j’observai que tout allait bien et que la sécurité était assurée ; me rendis avec sir William Batten par le fleuve à la nouvelle Bourse et chez milord Brouncker, où sir William Coventry et George Carteret nous rejoignirent. Peu de sujets à l’ordre du jour en dehors du manque d’argent. La séance levée, rentrai chez moi en voiture en contournant la ville. Dîner à la maison ; Balty et moi avons rangé mes papiers dans le petit cabinet jouxtant mon bureau. Départ de Balty. Descendis à Deptford et eus une conversation avec Mrs Bagwell ; nous prîmes rendez-vous pour demain et je rentrai chez moi par le fleuve et sous la pluie. Le soir, chez sir William Penn avec ma femme, pour souper; il avait l’humeur extravagante, l’esprit égaré d’un homme ivre: il semblerait, à ce que me dit ma [femme], qu’il y ait eu récemment certaines querelles entre sa femme et lui. Après souper, retour chez moi et, avec l’aide seulement de Mr Hater, de Gibson et de Tom, je logeai mes coffres et mon argent dans la cave du fond ; non sans mal mais avec un grand contentement lorsque la chose fut menée à bien. Très tard et bien fatigué, gagnai mon lit.
12. Levé et avec sir William Batten et sir William Penn à St James, par le fleuve, où nous remplîmes nos tâches habituelles auprès du duc d’York. De là, à Westminster où je parlai avec Mitchell et Howlett qui me disent que leurs malheureux enfants partent pour ShadweII. Howlett me signale la dureté du jeune marié envers son épouse; mais cela lui a passé et j’ai promis de jouer auprès de lui le rôle de conseiller. Suis bien aise qu’elle doive de nouveau, semble-t-il, être notre proche voisine. Puis chez Mrs Martin ; là, je fis tout ce que je voudrais avec elle et bus avant de regagner par le fleuve mon domicile pour dîner avec pour convives Balty et sa femme. Après le dîner, emmenai Balty avec moi à Deptford et là, je fis charger à proximité du Bezan plus de la moitié de mes biens et les fis partir. Une fois que nous fûmes rentrés, je m’arrangeai pour m’esquiver à la brune et retourner chez la Bagwell et là, nudo in lecto con ella, je fis tout ce que je désirais ; mais, bien qu’il fût dans mes intentions para aver demorado con ella toda la nuit, je fus pris de dégoût pour ella et la cosa, une fois que j’eus fait ce que je voudrais ; et, arguant de l’éventuel retour de su marido esta noche, je me levar ; et je rentrai fort tardivement chez sir William Penn (Balty et sa femme dormant chez moi) ; je trouvai sir William dans les mêmes dispositions extravagantes et sur ce, au lit, fort tard.
13. Levé, me rendis à l’embarcadère de la Tour; et là, avec l’aide de Balty et des ouvriers de Deptford, je fis transporter et déposer chez moi tous mes biens. Je descendis à Deptford chercher le reste et y dînai rapidement à l’enseigne du Globe, avec le capitaine du Bezan, tandis que les ouvriers allaient dîner de leur côté. J’appris de lui que, dans cette malheureuse ville, on continue d’enterrer de sept à huit victimes de la peste chaque jour. Je me rendis auprès de sir George Carteret pour affaire et réussis, à ma grande satisfaction, à faire embarquer sur le Bezan tout le reste de mes biens, à l’exception de mes tableaux et de mes objets les plus précieux que je ramènerai dans des bachots dès lors que ma maison sera prête à les recevoir. Retour à mon domicile où l’on déchargea le tout, à l’aide de charrettes et à dos d’homme, avant la tombée de la nuit, à ma plus grande satisfaction ; après souper, au lit chez moi, pour la première fois depuis longtemps, je dormis avec ma femme dans mon ancien cabinet à même le sol, Balty et sa femme firent de même dans la plus belle chambre.
14. Levé et au travail, des charpentiers étant venus nous aider à remonter les lits et installer les tentures; mes gens et moi nous sommes consacrés à cette tâche toute la matinée, jusqu’à ce que, requis par le service de l’État, je doive, à contrecoeur, les abandonner, dans le courant de l’après-midi ; cependant, j’éprouvai quelque inquiétude à voir tous mes biens ainsi éparpillés de haut en bas de la maison, dans de mauvaises conditions et au milieu des allées et venues d’ouvriers que je ne connais pas et qui peuvent prendre pratiquement ce que bon leur semble. Tout l’après-midi, je fus très occupé. Sir William Coventry vint me voir et, grâce à la Providence, me trouva dans mon bureau, avec mes commis autour de moi, mettant à jour mes dossiers. Il fit état de la nécessité d’avoir les comptes prêts pour la session du Parlement, m’occasionnant ainsi un travail énorme à mener à bien à l’improviste, ce qui me contraria; pourtant, dès qu’il fut parti, j’y travaillai jusqu’à une heure tardive et de manière efficace avant de rentrer chez moi. J’ai également, ce jour, fait retirer mon vin de la fosse dans le jardin et l’ai fait remettre dans ma cave; mais j’eus le plus grand mal à faire en sorte que les portefaix n’aperçoivent pas mes coffres installés là. Sur ce, au lit et dans les mêmes conditions que la nuit précédente, à cette différence près, que nous dormons dans un lit garni de rideaux dans la chambre qui fut celle de Mrs Mercer, Balty et sa femme (qui ici nous rendent grand service) dormant où nous le fîmes hier soir. Ce jour, le malheureux Tom Pepys, tourneur de son métier, se présenta à moi, ainsi que Kate Joyce ; ils sollicitent, l’un pour lui-même, l’autre pour son mari, un emploi. Elle me confia qu’il a perdu 140 livres de revenu annuel; mais il lui reste encore sept maisons.
15. Toute la matinée au bureau ; à mon grand plaisir, Harman est venu monter mes lits et mes tentures ; aussi ai-je l’esprit en repos et puis-je me consacrer, toute la journée, à mon travail. Dîner avec sir William Batten. Je suis si occupé par l’établissement des comptes que, pendant que mes commis s’y affairaient de leur côté, je ne crois pas avoir rédigé de ma plume moins de 30 lettres et ordres de paiement ; y fus occupé jusqu’à 11 heures du soir ; une fois libéré du poids de toute cette correspondance, j’eus l’esprit étrangement lucide. On aurait pu croire que je m’assoupisse, alors que jamais, de toute mon existence, je ne me suis observé avec autant d’attention. Le soir, le capitaine Cocke vint me trouver et nous avons déambulé un bon moment dans le jardin; il dit avoir calculé que les loyers perdus dans la Cité du fait de l’incendie se montent à une somme annuelle de 600 000 livres. Il considère que cela est de nature à calmer le Parlement, à l’amener à voter plus volontiers des crédits au roi. Qu’à son gré, lesdits crédits doivent être levés par l’entremise de la Régie, comme cela se fait en Hollande. Que le Parlement verra bien la nécessité de poursuivre la guerre. Que la récente tempête nous a mis dans l’impossibilité de battre la flotte hollandaise qui n’était sortie que pour satisfaire l’opinion publique, son seul souci étant de nous éviter. Que les Français vont intervenir, même si c’est bien tard dans l’année. Que les Hollandais sont en fâcheuse posture mais que nos tribulations leur redonnent du courage. Que milord Arlington et sir William Coventry ont eu récemment un différend à propos d’un message urgent du second que le premier aurait négligé de faire parvenir à temps. Que l’affaire vint devant le roi, le duc d’York en personne s’y étant intéressé, mais que l’incendie y a mis un point final. La flotte hollandaise n’est pas rentrée chez elle mais a gagné le nord et présente, de ce fait, une menace pour notre flotte de Göteborg. Que le Parlement vraisemblablement s’en prendra à plusieurs personnages et, en particulier, au vice-chambellan, bien qu’à notre avis, sans raison valable. Cocke considère que, jamais dans l’histoire, des négociants n’ont aussi gaillardement, supporté des pertes aussi considérables et il estime que pas un d’entre eux à la Bourse de Londres ne fera faillite. Il ne redoute pas de grands bouleversements dans l’état des fortunes du fait de l’incendie car chacun se préoccupe de ses propres affaires, pour s’en sortir. A son départ, je m’occupai de terminer ma correspondance. Retour chez moi et au lit ; je découvris à ma grande joie que plusieurs pièces ont été nettoyées et nous dormons à nouveau ma . femme et moi, dans notre chambre habituelle. Mais mon sommeil est hanté par des rêves d’incendie et de maisons qui s’écroulent.
16. Jour du Seigneur. Paressé au lit avec grand plaisir, parlant avec ma femme de l’éventualité que Mr Hater dorme chez nous ainsi que Will Hewer, si Mrs Mercer quitte sa maison. Au bureau où tous mes commis sont requis, du fait des comptes à dresser ; j’y fus occupé toute la matinée. A midi, avec ma femme (contre son gré, car je la trouvai en négligé et n’ayant pas fait toilette), allai dîner chez sir William Penn, où se trouvaient toutes les familles de nos collègues présentement à Londres. Mais, Seigneur ! quel dîner calamiteux ! de la venaison cuite à la poêle ! au point que le déjeuner que j’ai offert en l’honneur de sa seule épouse en valait bien quatre comme celui-là. Après dîner, fort dépité de la manière dont nous avons été reçus, je retournai à mon bureau où, jusqu’aux approches de minuit, je travaillai avec mes commis. Retour à mon domicile, souffrant d’une migraine occasionnée par les comptes.
17. Levé de bonne heure, me rasai, après m’être laissé pousser la barbe une semaine. Que j’étais laid, grand Dieu ! hier et que je suis beau aujourd’hui !
Samuel Pepys, Journal, coll « Bouquins », éd. Robert Laffond, Paris, 1994, tome II 1665-1669, page 497 et suivantes ; édition complète publiée sous la direction de Robert Latham et William Matthews. Adaptation française publiée sous la direction de André Dommergues. Traduit de l’anglais par Pierre Arnaud et al.