Propagande d’Édouard Bernays : extrait
“ C’est, bien sûr, l’étonnant succès qu’elle (la propagande) a rencontré pendant la guerre qui a ouvert les yeux d’une minorité d’individus intelligents sur les possibilités de mobiliser l’opinion, pour quelque cause que ce soit. Le gouvernement américain et de nombreux services patriotiques élaborèrent alors une technique nouvelle, aux yeux de la plupart des gens habitués à solliciter l’opinion. Non contents de recourir à tous les moyens possibles – visuels, graphiques, sonores- pour amener les individus à soutenir l’effort national, ils s’assurèrent aussi la coopération d’éminentes personnalités de tous bords – des hommes dont chaque mot était parole d’évangile pour des centaines, des milliers, voire des centaines de milliers de leurs partisans. Ils s’attirèrent ainsi le soutien de corporations professionnelles, religieuses ou commerciales, de groupes partiotiques, d’organisations sociales et régionales, dont les membres suivaient l’avis de leurs leaders et porte-parle habituels, reprenaient à leur compte les idées exprimées dans les publications qu’ils lisaient avec conviction. Parallèlement, les manipulateurs de l’esprit patriotique utilisaient les clichés mentaux et les ressorts classiques de l’émotion pour provoquer des réactions collectives contre les atrocités alléguées, dresser les masses contre la terreur et la tyrannie de l’ennemi. Il était donc naturel qu’une fois la guerre terminée, les gens intelligents s’interrogent sur la possibilité d’appliquer une technique similaire aux problèmes du temps de paix.
A vrai dire, depuis la guerre, la pratique de la propagande a pris des formes très différentes de celles qui prévalaient il y a vingt ans. Cette technique nouvelle peut à bon droit être qualifiée de nouvelle propagande.”
Edwards Bernays, Propaganda, 1928. Réédition en français : La Découverte, coll. Zones, 2007. ( Extrait p. 45)
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Le rôle joué par la propagande dans la mobilisation des esprits pendant la première guerre mondiale est un aspect bien connu des historiens. Il est abordé dans nos classes comme une dimension majeure de la guerre totale, par l’analyse d’affiches ou d’extraits d’articles de journaux illustrant le fameux “bourrage de crâne”.
L’auteur de l’extrait proposé va au delà de ce constat et prétend que les techniques mobilisées par l’État fédéral américain en 1917 et 1918, pour obtenir l’adhésion de l’opinion à la guerre, aurait donné naissance à ce qui “peut à bon droit être qualifiée de nouvelle propagande.” C’est cette affirmation que nous nous proposons d’éclairer.
L’auteur, un neveu de Sigmund Freud
L’extrait est issu de l’ouvrage Propaganda publié en 1928 aux États-Unis par Edwards Bernays (1891-1995). Citoyen américain né à Vienne en 1891, E. Bernays a joué un rôle majeur dans l’émergence de l’industrie de la communication de masse aux États-Unis entre les deux guerres. Se qualifiant lui même de “conseiller en relations publiques”, Il fut sans conteste le plus éminent représentant de ce nouveau métier dans les années 20, par le succès souvent retentissant des campagnes de communication qu’il a orchestrées pour ses clients (des grandes entreprises industrielles ou commerciales, pour la plupart).
Cependant, E. Bernays se distingue de ses collègues par sa volonté de donner à la pratique des relations publiques un fondement théorique par le recours aux diverses sciences sociales qui sont en plein essor à cette époque. Détail qui n’est pas anodin, E. Bernays était le neveu de Sigmund Freud dont il connaissait fort bien les théories sur l’inconscient et sur le rôle des désirs refoulés sur le fonctionnement psychique. Ainsi, les multiples ouvrages publiés par l’auteur sont à la fois des “manuels” visant à définir les fondements et les techniques de la communication moderne à l’ère des masses; ils sont aussi, bien sûr, des plaidoyers pro domo visant à promouvoir la renommée, la légitimité et l’utilité sociale de leur auteur dans son domaine d’activité. Mais revenons aux États- Unis en 1917…
La « Commission Creel » ou comment retourner une opinion majoritairement isolationniste par la propagande…
Les États-Unis ni furent ni le seul ni le premier pays à mobiliser l’opinion par l’usage de la propagande. Les principaux États belligérants européens y eurent recours dès l’été 1914 et, la guerre durant, ils s’attachèrent à en développer les techniques afin de maintenir l’esprit patriotique et l’ardeur au combat. En France, en Allemagne, au Royaume-uni, la propagande se développa au sein de sociétés dont la grande majorité des citoyens acceptait la guerre avec plus ou moins d’enthousiasme ou de fatalisme.
Mais la situation était très différente aux États-Unis. Le président Woodrow Wilson avait été réélu en 1916 sur un programme isolationniste et pacifiste. En janvier 1917, il se prononçait encore pour une paix sans victoire. L’entrée en guerre des États-Unis le 6 avril 1917 apparaissait donc à la majorité des Américains qui y était hostile comme un abandon par le président d’un de ses principaux engagements.
Conscient du problème, c’est avec pour mission de « retourner » l’opinion publique en faveur de la guerre que le président Wilson créa la « Commission on Public Information » (commisson pour l’information du public) le 13 avril 1917, soit moins de 10 jours après l’entrée en guerre des États-Unis… Connue sous le nom de « Commission Creel », du nom du journaliste George Creel qui la dirigeait, elle rassemblait de nombreux journalistes, publicistes et intellectuels chargés d’organiser une gigantesque campagne de propagande en faveur de la guerre. Edwards Bernays, alors âgé de 26 ans et qui avait déjà fait ses premières armes comme publiciste avant la guerre, travailla pour la Commission Creel.
Comme le dit l’auteur, la commission utilisa à l’échelle industrielle les moyens habituels de la publicité et de la propagande « visuels, graphiques, sonores » : les affiches, la presse, les brochures, le cinéma afin d’atteindre l’ensemble de la population américaine.
https://lycee.clionautes.org/oncle-sam-propagande-affiche
De même, les propagandistes utilisèrent « les clichés mentaux et les ressorts classiques de l’émotion pour provoquer des réactions collectives contre les atrocités alléguées, dresser les masses contre la terreur et la tyrannie de l’ennemi ». Ressorts et clichés bien connus qui consistent à déshumaniser et à diaboliser l’ennemi présenté comme un barbare et, par voie de conséquence, qui permettent de présenter la guerre non seulement comme légitime mais aussi comme un devoir moral pour le citoyen.
Cependant, la véritable innovation en matière de propagande se situa ailleurs. La Commission Creel élabora une propagande nouvelle en considérant « l’individu non comme une cellule de l’organisme social, mais aussi comme une cellule organisée au sein du dispositif social » (cf : E. Bernays, Propaganda, p.46). Autrement dit, il s’agissait de prendre en compte la complexité de la société moderne et le fait que l’individu participe à la vie sociale par le biais de son intégration dans de multiples organisations collectives : la famille, le quartier, l’entreprise, le syndicat, l’église etc…
Une partie importante des discours et messages patriotiques passa ainsi par le filtre ou le relais des personnalités faisant autorité dans leur milieu : leaders syndicaux, pasteurs des églises, intellectuels ou artistes de renom, de ces « leaders d’opinion » auquel l’individu accorde spontanément sa confiance parce qu’il les connaît et qu’il reconnaît leur valeur intellectuelle ou morale : « des hommes dont chaque mot était parole d’évangile pour des centaines, des milliers, voire des centaines de milliers de leurs partisans ».
Le cas le plus emblématique de cette nouvelle technique de propagande fut l’invention par la Commission Creel des « four minute men ». Il s’agissait de plusieurs dizaines de milliers de volontaires, en général des personnalités en vue dans leur milieu ou communauté, qui librement prenaient la parole dans divers lieux publics (cinéma pendant les 4 minutes nécessaires au changement de bobine ; églises ; locaux syndicaux…) pour y tenir de brefs discours patriotiques, d’autant plus efficaces qu’ils étaient prononcés avec spontanéité et émotion par une personnalité locale connue et reconnue de tous.
La Commission Creel obtint ainsi un « étonnant succès », puisqu’elle parvint à convertir une opinion publique majoritairement isolationniste et pacifiste en un peuple prêt à se mobiliser et à s’engager dans la guerre mondiale.
De la guerre à la paix : la propagande au service de la grande entreprise
Comme l’affirme justement E. Bernays, la première guerre mondiale aux Etats-Unis donna naissance à une nouvelle propagande plus scientifique et plus efficace promise à un grand avenir dans nos sociétés démocratiques.
Car « il était naturel qu’une fois la guerre terminée, les gens intelligents s’interrogent sur la possibilité d’appliquer une technique similaire aux problèmes du temps de paix ». Parmi les gens intelligents qui s’interrogent, c’est évidemment à lui même que l’auteur pense en premier lieu… La paix revenue, E. Bernays ouvrit dès 1919 à New York un bureau de conseil en publicité avant de prendre le titre de « conseiller en relations publiques » en 1920, activité nouvelle dont il est assurément l’un des pères. Il mit son savoir et son talent au service de grandes entreprises privées en organisant des campagnes publicitaires souvent spectaculaires et couronnées de succès. C’est à lui que l’on doit en 1929 la campagne menée au nom de son client, l’American Tobacco co, visant à inciter les femmes américaines à fumer en présentant la cigarette comme un signe d’émancipation féminine. Mais ceci est une autre histoire…
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