Député socialiste du département de la Seine, Albert Thomas entre au gouvernement d’Union nationale en août 1914. Ses qualités d’organisateur sont remarquées et il est nommé Sous-secrétaire d’État à l’Artillerie et aux munitions puis ministre de l’Armement. Profondément patriote, il met en place une organisation du travail destinée à donner la victoire à la France. Mais Albert Thomas souhaite aussi faire de son ministère un laboratoire social pour que la SFIO devienne le parti qui mènera la France vers le socialisme.
Ce document a été mis en valeur à l’occasion production dans le cadre de la question d’histoire contemporaine au programme de l’agrégation d’histoire et du CAPES d’histoire-géographie pour la session 2021.
Il s’inscrit dans une recherche sur la guerre et les conflits sociaux dans le monde du travail.
L’examen de ce texte dans la perspective de rédaction d’un corrigé pour une explication de documents a permis d’ouvrir de nombreuses perspectives de travail et de réflexion.
On comprendra que celles-ci se trouvent dans l’espace conditionnel de cette page.
DISCOURS DE M. ALBERT THOMAS à l’inauguration d’une Cantine Coopérative à Billancourt.
Le 1er septembre 1917, M. Albert Thomas a inauguré la cantine coopérative des établissements Renault, à Billancourt. Il était accompagné de MM. Loucheur, sous-secrétaire d’État des fabrications de guerre ; Breton, sous-secrétaire d’Etal des inventions ; Daniel Vincent, sous-secrétaire d’Etal de l’Aéronautique. Le ministre a visité les ateliers de l’usine.
À l’atelier d’artillerie, M. Michelet, au nom de ses camarades, lui a adressé les paroles suivantes :
MONSIEUR LE MINISTRE,
Nous vous remercions de votre visite parmi nous, nous vous remercions également de l’entente qui, grâce à vous, existe entre nous et M. Renault et nous espérons qu’elle permettra à la classe ouvrière d’exposer ses doléances dans l’avenir.
Je vous demanderai de nous accorder encore votre bienveillance et de donner, dans la mesure du possible, satisfaction à M. Renault, en ce qui concerne la question des transports dont il a eu à vous entretenir. Je voudrais que vous fassiez votre possible pour que, dès maintenant, on améliore cette situation des transports en commun, afin de faciliter aux ouvriers de la région parisienne la possibilité de se rendre d’une façon plus directe à leur travail.
Je voudrais vous dire que si, aujourd’hui, nous allons commencer dans l’usine la création de délégués ouvriers, nous désirons, nous, classe ouvrière, que cette organisation fonctionne d’une façon directe et qu’elle soit sanctionnée par une loi. Nous désirons que cette organisation s’étende, que l’on crée des délégués par toute la France, à seule fin qu’au lendemain de la guerre, nous puissions avoir une organisation unique à donner en exemple à nos camarades, lorsqu’ils reviendront du front ; il faut que nous puissions montrer que si, en 1914, la France a accepté la guerre qu’on lui déclarait, parce qu’elle avait conscience de sa force, il faut qu’après la guerre, nous donnions la possibilité de réalisation de cette force, que nous sachions prouver que nous sommes un peuple fort et qui veut jouir de la liberté à la face du monde.
Je voudrais également, Monsieur le Ministre, que l’on fasse dès maintenant l’étude de l’organisation qu’il sera nécessaire de créer par toute la France ; il faut que, dès maintenant, on envisage la création de canaux et de voies ferrées, pour développer le plus possible, l’industrie et le commerce de la France.
Nous voulons l’exploitation de l’industrie nationale avec la possibilité de la développer au maximum. Nous demandons que Jans l’avenir, on emploie dans l’industrie des méthodes nouvelles américaines. Pour cela nous souhaitons tous, et nous ferons le nécessaire pour cela, que la classe ouvrière comprenne l’intérêt qu’il y a pour elle à faire fi des vieux préjugés et à s’adapter aux méthodes nouvelles.
En ce qui concerne le commerce extérieur, nous désirerions que l’on créât à l’étranger des consulats à l’exemple des consulats allemands, avant la guerre, et ces organisations s’occuperaient des débouchés à trouver pour nos produits, elles s’occuperaient des renseignements commerciaux à centraliser, du crédit à long terme à accorder à certains pays, comme la Russie, qui donnait à l’Allemagne 80 p. 100 de ses achats et qui n’achetait que d’une façon indirecte à la France.
Voilà, Monsieur le ministre ce que nous désirons ; nous demandons que l’on combatte d’une façon directe la routine et que l’on crée des Chambres de commerce ; que, dès maintenant on envisage la révision des traités de commerce, pour que nous ayons la sympathie du monde entier, sympathie qui nous est due et que nous ayons méritée.
Telles sont, Monsieur le ministre, nos demandes et nous espérons qu’au lendemain de la guerre, la France sera tellement forte, qu’elle s’imposera à l’univers tout entier.
Répondant à ce discours et à l’allocution que lui avait adressée, en lui souhaitant la bienvenue, M. Louis Renault, M. Albert Thomas a prononcé le discours suivant :
CAMARADES,
J’éprouve une joie toute particulière à visiter aujourd’hui cette usine, parce qu’en venant, je n’ai pas répondu seulement à l’invitation de M. Louis Renault, mais aussi à la demande des délégués ouvriers qui se sont récemment rencontrés avec lui dans mon cabinet. C’est à la fin d’une entrevue, particulièrement cordiale, malgré la vivacité de la discussion à certains moments, que chefs d’usine et ouvriers se sont trouvés d’accord pour m’inviter à venir aujourd’hui rendre visite aux ateliers et aux ouvriers des usines Renault.
Camarades, je me suis, pour ma part, félicité de cet accord ; je n’en suis pas étonné et même je pensais, en le voyant pour ainsi dire se sceller devant moi, qu’il était tout naturel qu’il se produisît.
Entre les patrons français, nous pouvons distinguer les uns des autres, selon leurs caractères, selon leurs habitudes, selon leurs tempéraments, d’une part les organisateurs, les financiers, les grands initiateurs d’entreprises nouvelles, tels que Loucheur, et, d’autre part, les patrons qui restent tout près du travail, ceux qui vivent vraiment au moment où ils ont entre les mains un morceau de métal, où ils disent : « Nous pouvons faire cette pièce de telle ou telle manière, nous pouvons monter telle machine nouvelle, nous pouvons utiliser telle invention récente. »
Parmi ceux-là, qui, par tout leur caractère, sont plus près du travail et du monde ouvrier, au tout premier rang, il faut mettre Louis Renault que je salue ici.
Mais, camarades, si vous pouvez, plus que pour tout autre, comprendre le caractère, le génie particulier de celui qui est ici votre patron, je dis que, lui aussi, plus que d’autres, est capable de comprendre ce qu’est le génie particulier de l’ouvrier parisien, son esprit d’invention, sa délicatesse de travail, cette ardeur apportée à soigner chacune des pièces qu’il produit, le fini, la perfection qu’il y met, toutes ces qualités qui font que, pour l’automobile et pour l’aviation, il a conquis dans le monde une véritable maîtrise.
Et ainsi, je pensais que vous deviez nécessairement vous comprendre. Oh certes, votre accord ne s’est pas produit d’emblée ; il y a eu entre les groupements ouvriers et la direction de l’usine quelques mésententes, mais déjà, dans ces heures douloureuses que vous, avez connues, vous vous êtes senti, les uns et les autres, un même cœur et une même âme. Vous avez senti entre vous la grande solidarité industrielle, cette sorte d’union intime qui, dans les heures d’efforts, s’établit entre les directeurs d’industrie et la masse des ouvriers.
Et je veux rappeler aussi qu’au début de cette année, alors que, pour régler les questions de salaires et de conditions du travail qui se posaient dans l’industrie parisienne, patrons et ouvriers hésitaient encore à se voir et ne venaient qu’à tour de rôle me trouver dans mon cabinet, alors que je devais faire effort pour obtenir l’accord du côté patronal, c’est Renault, je tiens à le dire ici, qui m’a aidé et qui m’a permis d’aboutir aux décisions de janvier.
Il était donc naturel, camarades, que votre accord se trouvât confirmé par cette institution des délégués d’ateliers dont votre camarade Michelet parlait tout à l’heure. Dans quelques jours, si ce n’est déjà commencé, vous allez nommer vos délégués Michelet souhaitait que par la loi, la règle fut étendue, et que l’institution apparût en quelque manière plus indépendante de l’autorité patronale . Permettez-moi de répondre, avec une expérience déjà longue des discussions et des luttes menées d’accord avec les organisations ouvrières : « Commençons Par le commencement : maintenant que la délégation d’atelier est établie, cherchons ensemble, d’un commun accord, à la faire bien fonctionner. »
Cette institution n’est pas issue d’un acte d’autorité. Le règlement d’atelier, établi par un accord librement consent entre ouvriers et patron, est une garantie; et une garantie effective, puisque devant les Prud’hommes, par exemple, il fait loi.
L’institution, telle qu’elle est conçue, Vous donne à cette heure des garanties et y demande que tous, nous faisant confiance mutuellement, nous la fassions Actionner le plus utilement possible, et nous la fassions vivre pour l’avenir de la classe ouvrière.
Vous arriverez à la faire vivre en choisissant en toute indépendance, pour vous représenter, des camarades soucieux de tendre avec énergie, avec ténacité s’il le faut, vos intérêts communs, mais qui soient aussi des hommes d’esprit pratique et positif, des organisateurs capables de comprendre le jeu nécessaire des rouages et de s’adapter au fonctionnaient régulier d’une immense usine comme celle-ci.
Camarades, si nous faisons vivre l’institution des délégués d’ateliers, nous arriverons ensemble à réaliser dans la nouvelle industrie française une entente, un accord, qui permettra d’organiser de Mandes entreprises de production, malgré les difficultés qu’entraîne leur personnel nombreux.
Avez-vous réfléchi Parfois à ce que représente l’organisation d’une usine où travaille une foule comme a vôtre, dépassant vingt mille ouvriers et ouvrières ?
Représentez-vous ce mécanismie formidable, inconnu jusqu’à présent, de nos centres parisiens et que nous devons développer et multiplier à l’avenir, si nous voulons faire que cette industrie française que Michelet évoquait tout à l’heure et si nous voulons qu’elle prospère pour le bien du Pays.
Cet effort d’entente, camarades, je vous demande de le faire avec nous, pour que demain la victoire économique vienne compléter l’autre victoire, pour que ce peuple de France, après tant de sacrifices dans la guerre, ne soit pas écrasé dans la bataille économique de la paix et qu’ainsi un peu plus de liberté, un peu plus de bien-être, puisse encore se former dans notre pays.
Or, pour cela, il faudra produire, produire encore, aménager la production, l’organiser par le travail du Parlement et du Gouvernement, mais aussi en associant, en coordonnant toutes les initiatives et en demandant encore au peuple ouvrier, qui aura les garanties qu’il doit avoir, d’apporter dans la paix quelque chose de ce magnifique effort qu’il a su apporter dans la guerre.
Camarades, pour cette œuvre-là, nous devons ensemble réaliser la coordination des efforts de toutes les classes. De temps à autre, nous voyons dans quelque article de journal, reparaître la vieille question : « Y a-t-il des classes?» Des classes il y en a ; il suffit d’ouvrir les yeux pour les voir, et c’est pour cela qu’à la veille de la guerre, la classe ouvrière française se révoltait parfois contre une vaine théorie de fausse paix sociale, où elle ne voyait que la renonciation à tous ses rêves, à toutes ses espérances.
Mais nous disons, nous, que, si les classes existent, il faut, pour l’intérêt supérieur de la nation, pour sa victoire dans la guerre, pour sa victoire économique dans la paix de demain, il faut que les classes subordonnent leurs intérêts particuliers à l’intérêt commun de la production qui les fera vivre les unes et les autres.
Il faut que les ouvriers s’accoutument à voir dans la classe patronale, pour une grande part, la dépositaire des intérêts industriels de l’avenir ; il faut qu’ils s’accoutument à voir dans un effort comme celui qui a créé cette usine, non pas seulement la réalisation d’un intérêt particulier et égoïste, mais le profit commun qu’en tirent la nation et la classe ouvrière.
Et, par contre, je le rappelle aux représentants de la classe patronale française, à l’heure où ils demandent le grand et magnifique effort de labeur que vous réalisez chaque jour dans ces ateliers, il ne faut pas, lorsque des revendications surgissent, qu’ils y voient simplement l’expression de l’intérêt particulier et égoïste des ouvriers, mais aussi la représentation de l’intérêt d’ensemble de la société ; il faut qu’ils y voient la possibilité du travail et la condition de l’avenir industriel du pays. Je leur demande, camarades, de faire confiance à l’âme de votre classe, à ses idées, à ses espérances et de faire que, chaque jour, un peu plus de liberté, un peu plus de bienêtre se réalise pour la classe ouvrière.
Cette bonne volonté d’entente, cette énergie dans l’effort, je ne vous les demande pas seulement pour la magnifique production industrielle que réaliseront demain, ensemble, la classe ouvrière et le patronat français, je veux vous rappeler que j’ai le devoir de vous les demander tout de suite, d’une manière continue et intense pour la guerre.
Camarades, il y a, à l’heure actuelle, dans les esprits ouvriers, quelquefois un peu d’incertitude. Je sais la propagande troublante qui parfois vous atteint. Je devine l’angoisse de l’ouvrier qui surveille son tour dans la fatigue du soir et suit du regard les copeaux soulevés par l’acier de l’outil, l’angoisse de l’ajusteur qui peine à monter soigneusement sa pièce et qui, peut-être, se dit : « Est-ce bien utile? Que va-t-il enfin sortir de tout notre dur travail ? Et combien de temps peinerons-nous encore ? Est-ce que la victoire ne se fera pas attendre longtemps, bien longtemps ? Et je sens bien que quelquefois un peu de doute peut venir altérer la force de vos cœurs.
Vous me connaissez, camarades ; je suis de ceux qui veulent, dans tous les domaines, sur tous les terrains, par l’action diplomatique, par l’action socialiste, chercher à atteindre le plus rapidement possible la paix durable, la paix du droit.
Mais pour que la paix soit durable, pour que la « Société des Nations », garante de la paix puisse s’établir dans le monde, ne sentez-vous pas tous, comme le sentent si vivement nos camarades des tranchées, que, d’abord, il importe que la victoire militaire soit assurée ?
Camarades, nous avons salué tout à l’heure la Révolution russe. La Révolution russe, elle, a eu l’espérance de pouvoir hâter l’heure de la paix ; la Révolution russe, elle, a attendu, anxieusement tournée vers Berlin et vers Vienne, la révolution allemande ou autrichienne, qui devait apporter à l’Europe la paix avec plus de liberté.
La Révolution russe s’est aperçue, au bout de quelques mois qu’il était indispensable, pour hâter la destruction du militarisme prussien, de poursuivre l’effort militaire. A cette heure même, c’est Kérensky qui fait appel pour la guerre a toutes les énergies du peuple russe, tandis que Kornilov essaie de grouper toutes les forces militaires de la nation. La grande république américaine, qu’à son tour il faut saluer, avait espéré établir solidement la paix par des moyens de paix ; elle s’est aperçue, elle aussi, que, contre la force brutale des empires centraux, il était indispensable de mener la bataille de guerre.
Et, nous aussi, nous devons demander que la classe ouvrière française, d’un même cœur, d’un même élan. telle que je vois sous mes yeux, comme un symbole, votre foule pressée autour du puissant canon Filloux continue son labeur énergique, multiplie ses efforts, afin que demain, dans la victoire militaire, soit assurée aussi la victoire durable du travail, la victoire économique que vous devez vouloir pour votre liberté (applaudissements répétés). »
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