Henri Delaunay est né le  à Paris et mort le  à Ville-d’Avray.

Passionné par le sport, H. Delaunay est joueur puis arbitre de football au début du XXème siècle, puis il s’investit en tant que cadre dirigeant de club de sports. Il devient en parallèle secrétaire général de la Fédération gymnastique et sportive des patronages de France, de 1914 à 1919. En 1919, au lendemain de la Première Guerre mondiale, il fonde avec Jules Rimet, la Fédération française de football avant de devenir un des pères fondateurs de la coupe du monde.

Au début de la Grande Guerre, il signe cet article paru dans le journal l’Auto (ancêtre du journal l’Equipe) où il valorise les valeurs guerrières du sport en général et du football en particulier, tout en faisant de ce dernier un sport typiquement français (guerre oblige!), occultant ses origines anglaises et bourgeoises.


 

À la lueur saisissante de la ligne de feu, les hommes et les choses se montrent vraiment tels qu’ils sont. Ceci est au moins un bienfait de la guerre. Ainsi, nous savons par d’irrémédiables et nombreux témoignages que nos sportifs ont fait d’admirables soldats. Le plus souvent bien musclés, mais surtout entraînés et résistants, ils sont doués en outre d’un esprit d’initiative et d’opportunité qui en impose à leurs camarades et les met en valeur aux yeux de leurs officiers.

Cette intelligence, ce sang-froid, cette intuition de la décision qui aboutit à l’effort à la seconde même où il s’impose, sont le résultat d’une éducation et d’un travail d’avant-guerre. Ces qualités ne sont point venues spontanément à nos sportifs devant le danger, ils les avaient acquis, préalablement, par la pratique des sports. 

Et cela explique pourquoi tant de nos meilleurs amis ont contracté des engagements dans l’aviation et sont devenus des pilotes émérites, pourquoi tant des nôtres sont désignés pour des reconnaissances  ou des missions périlleuses, et pourquoi enfin, tant et tant de sportifs ont été l’objet d’avancement, de décorations et de citations.

En athlétisme, le sauteur calcule son effort, le lanceur de poids, de disque ou de javelot par une intelligente pratique réalise le maximum de portée, avec le minimum de dépense physique, le coureur à pied bat son adversaire avec la tête autant qu’avec les jambes, mais incontestablement ces sports purs tendent moins à l’effort combiné de l’intelligence et des muscles que les jeux athlétiques. Ils ont aussi moins d’attrait.

Et parmi ces derniers, au tout premier rang, citons notre football association.

Disons d’abord qu’il est d’origine française.

Au temps lointain d’autrefois, les Picards, les Bretons et les Normands s’adonnaient avec ferveur à la shoule, football primitif qui opposait en deux camps les jeunes gens de deux villages. C’était, paraît-il, la manière de prouver la supériorité des garçons d’un village sur ceux de la bourgade voisine. Avec les Normands, la shoule a traversé le détroit et de longues années après, par le « channel », nous est venu le football.

Nous avons tout lieu de nous réjouir aujourd’hui de cette alliance franco-anglaise dans l’origine de notre sport de prédilection.

Depuis une dizaine d’années, depuis surtout que tous les footballeurs peuvent s’entraîner librement et conclure des matches avec les équipes étrangères sans distinction de club ou de fédération et que tout joueur enfin peut prétendre à l’honneur de prendre place dans l’équipe nationale, le sport du ballon rond a pris en France un essor merveilleux.

L’affiliation au Comité Français interfédéral de toutes les fédérations françaises et la reconnaissance de ce pouvoir par la F.I.F.A. contribuèrent aussi pour beaucoup à ce développement et marquèrent le début d’une ère nouvelle dont le mérite revient tout entier au regretté Charles Simon, président-fondateur du C.F.I., tombé au champ d’honneur, en juin dernier.

Mais ce brillant essor semble n’avoir été qu’un prélude ; l’épreuve de la guerre, en attestant de la valeur exceptionnelle de ce jeu athlétique au point de vue de la formation physique du soldat préalablement ou concurremment avec son instruction militaire proprement dite, lui donne une impulsion nouvelle et lui assure un développement extraordinaire.

Au front, à quelques centaines de mètres des Boches, nos combattants se livrent avec entrain à ce sport attrayant et délassant. C’est bien, en effet, la diversion la distraction la meilleure que nos poilus puissent rêver. Point de cartes, point de tabac, point d’alcool, mais ce jeu sain, violent et de plein air. En tapant dans la balle — autre shoule — souvent pleine, de son ou de vieux chiffons, nos footballers, épiques, au bruit des marmites, oublient tous leurs ennuis pour cette grande joie d’un instant. Lorsque nos défenseurs sortent de tours tranchées froides et humides, rien ne peut leur être plus favorable que ces ébats qui dégourdissent plus sûrement et de meilleure façon qu’un factice reconstituant ou un vulgaire cache-nez.

Les troupes de l’arrière, des dépôts, qui vivent dans une atmosphère plus débilitante, parce  que plus loin du souffle de la bataille s’adonnent aussi à l’association. Et là, à la pratique de notre sport, s’ajoute un bienfait moral, car les occasions de débauche y sont plus fréquentes, la liberté y est plus grande et les estaminets et les filles sont tout près des camps. 

Mais nos soldats, vieux poilus ou Marie-Louise, ne sont point les seuls à jouer au football. Nos pupilles, qui demain peut-être entreront à leur tour dans la carrière, s’adonnent aussi avec ferveur à leur sport favori. Jamais peut-être avant la guerre, nous ne lisions tant et tant d’annonces et de comptes rendus de  matches plus ou moins sensationnels. Par milliers aussi les mioches et les conscrits de la classe 17 jouent déjà au grognard… en tapant dans la balle. Nous n’avons pas non plus oublié que, sans même partager l’émotion générale, nos jeunes classes disputaient avec entrain leur matches officiels en septembre 1914…

Quelques esprits chagrins argueront peut-être, que les ébats de ces jeunes sont choquants, alors que tant de familles sont angoissées ou en deuil, et que ceci n’a rien à voir, avec la préparation militaire. Laissons dire, nos futurs poilus continueront quand même et ils auront raison.

Ils auront raison, car notre jeunesse ne doit pas partager l’impression déprimante des civils trop loin du front qui se désolent de tout. Au contraire, notre jeunesse, qui est surtout notre espoir, doit garder son enthousiasme, son entrain, sa gaieté et il ne faut point surtout la briser par avance.. Avec ces dispositions-là, le contact de la guerre la mûrira sans doute — et avant l’heure — mais elle demeurera ardente et combative. Ceci pour le moral pour le physique croyons encore que notre football association donne à ses adeptes les plus précieuses qualités d’un combattant : le coup d’œil et le visé le souffle, la vitesse, l’énergie, l’endurance et celles-ci sous plusieurs formes, l’endurance au froid, aux chaud, aux heurts, à la fatigue.
Sans doute, aucune de ces qualités ne sera spécialisée, dominante, mais toutes devront se coordonner chez un même individu, comme chaque joueur devra faire abstraction de son individualité pour se donner à son équipe. L’esprit de club, la discipline et la cohésion étant les meilleurs facteurs du succès des matches, comme. sous d’autres formes, sur d’autres terrains. ils sont encore les facteurs des victoires.

Et pour ces multiples raisons, nous nous réjouissons que l’épreuve de la guerre – qui nous montre les hommes et les choses qu’ils sont — nous permette d’assister au développement extraordinaire du football association, qui est devenu le jeu athlétique le plus populaire en France, et vraiment notre sport national.

H. DELAUNAY, secrétaire général, du Comité Français Interfédéral

Journal l’Auto, lundi 29 novembre 1915, page 1

Bibliographie indicative pour aller plus loin :

-Julien Sorez Le football français et la Grande Guerre : une pratique sportive à l’épreuve du feu, revue Matériaux pour l’histoire de notre temps, 2012/2 (N° 106), pages 11 à 19, article en ligne disponible ICI

sport et guerre
Scène du camp de Prisonniers d’Amberg (Allemagne), 1916. Source : Gallica