La démocratisation de la pratique du sport dans la deuxième moitié du XIXème siècle s’est accompagnée et a été portée par le développement d’une littérature et d’une presse spécialisée.

Le texte que nous proposons ici est le premier article d’un quotidien sportif, L’Auto-Vélo, lancé le 16 octobre 1900 et qui est promis à fort bel avenir. Le programme  est très ambitieux puisqu’il s’agit de devenir ni plus ni moins le premier  quotidien de France dédié au sport – à tous les sports -, de France.  Implicitement,  il s’agit de concurrencer l’autre quotidien sportif, Le Vélo, acusé en filigrane d’avoir pris fait et cause pour Dreyfus. L’Auto-Vélo se définit au contraire  comme apolitique : « il ne sera jamais, à l’ Auto-Vélo, question de politique. Soyez donc, ô lecteurs,ou pour ou contre… ce que vous savez, mais ne comptez jamais sur I’ Auto-Vélo pour vous en parler ». 

Ce programme ambitieux est réalisé au delà des espérances puisque L’Auto -Vélo, devenue l’Auto, s’affirme dès 1903, sous la houlette  du fondateur du Tour de France Henri Desgrange,  comme le principal quotidien sportif du pays et le demeure jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. Accusé d’une trop grande proximité avec l’occupant, il est dissous à la Libération mais il renaît de ses cendres sous  le titre L’Équipe en 1946.

Au delà de cette réussite exceptionnelle, l’article présente un autre intérêt car il rend compte, dans la première partie, de la manière dont la pratique sportive, qui  se démocratise rapidement,  est en train  de transformer à la fois l’enseignement et le mode de vie ; une pratique sportive conçue comme  essentiellement masculine puisqu’elle est censée développer les valeurs viriles de nos jeunes Français qui, une fois  » hors du lycée, [seront] tout armés pour combattre, refusant la protection des jupes maternelles, prêts à faire leur chemin, là où faudra, fût-ce très loin, fût-ce aux colonies ! »


NOTRE PROGRAMME

L‘Auto-Vélo vient à son heure et il était nécessaire qu’il parût.

Nous vivons mieux et nous vivons plus vite qu’autrefois. Les générations qui nous ont précédés ont connu l’incuriosité de la vie de collège, l’éternelle promenade en rond dans la cour du lycée, les études sans fin que ne venait jamais rompre l’attente d’un bonne partie de plein air ; puis libérés, la fadeur du travail quotidien, et, le dimanche, la distraction abrutissante du café ou du beuglant, l’exaspérante monotonie du carambolage ou de la maison de filles, la vie sans cesse, toujours la même : mariage, les mêmes enfants, le même ventre imposant du sous-chef de bureau, la somnolence du rentier, le même testament, la même rentrée dans le néant.

Mais voici que nos petits gars français trouvent aujourd’hui au lycée, presque partout, une association athlétique qui les prend, les façonne, leur apprend à se défendre, à attaquer surtout. D’eux-mêmes, soit au football, soit à la course à pied, ils deviennent des lutteurs, avec le besoin de vaincre, l’humiliation de la défaite, l’esprit de solidarité quand ils sont constitués en équipes. Ils acquièrent du tempérament, de la décision, du jugement, de l’audace, de l’initiative. Les voilà hors du lycée, tout armés pour combattre, refusant la protection des jupes maternelles, prêts à faire leur chemin, là où faudra, fût-ce très loin, fût-ce aux colonies.

Mais le mouvement s’est étendu, a gagné toutes les couches sociales. Plus un pauvre, comme plus un riche, plus un roturier, comme plus un grand seigneur que l’occasion sans cesse ne tente maintenant de vivre en plein air, de s’adonner à la pratique d’un sport quelconque, de développer ses poumons, de vivre plus sainement qu’il ne vivait avant, d’être plus homme, d’avoir chaque jour un peu plus l’habitude de la difficulté vaincue, de la volonté victorieuse.

Nos pères eux-mêmes ne suivent-ils pas le mouvement, les uns platoniquement en se contentant d’encourager des efforts qu’ils jugeaient, jadis, puérils, les autres en payant de leur personne, en s’y mettant aussi, selon leurs forces, selon leurs goûts ?

Et bientôt notre race va se trouver transformée radicalement: Comme la race anglo-saxonne, elle se répandra désormais partout quand nos enfants auront appris dans les luttes quotidiennes du sport, à se débrouiller, à se tirer d’affaire ; qu’ils verront qu’on se tire d’affaire aussi dans les luttes plus sérieuses de la vie avec de la volonté et de la persévérance, alors vous les verrez faire des enfants, beaucoup d’enfants à leur image qui auront, tout comme les petits anglais, les dents prêtes à mordre et la ferme volonté d’arriver.

Dire toute cette vie déjà meilleure, meilleure encore à mesure que le sport prendra plus d’extension, ne constitue-t-il pas le plus beau programme que puisse se proposer de suivre l’Auto- Vélo ?

Mais plus vaste encore est le champ qu’il va semer, car il lui faudra dire aussi la conquête de l’activité humaine sur le temps, comment nous vivons plus vite et plus utilement vite, grâce à la bicyclette et à l’automobile, comment au jour le jour, nous arriverons de plus en plus à gagner ce temps précieux qui est tout.

La bicyclette n’a pas dit son dernier mot, loin de là : il faut qu’elle produise toutes ses conséquences logiques; ; elle nous doit, elle se doit à elle-même de pénétrer partout, même sous les toits les moins fortunés.

Et l’automobile, en cette fin du siècle de la vapeur, du pétrole et de l’électricité, a pu nous étonner par ses excès de vitesse. Notre étonnement sera à la fois plus fort et plus raisonnable quand nous verrons une bonne partie des 20.000 curés, des 30.000 vétérinaires, des 80.000 instituteurs, médecins, des notaires, des fermiers de France conduisant leur voiturette.

L’Exposition universelle, qui va prendre fin, ne donne-t-elle pas, au surplus, une très exacte idée de notre programme, avec, d’un côté, le colossal effort sportif tenté à Vincennes, les 5 millions lancés largement à tous les mérites musculaires, et, de l’autre côté, l’inoubliable exposé au Champ de Mars de l’effort industriel.

L’Auto- Vélo dira tout cela, le dira sans cesse, le dira un jour, deux jours… toujours, le dira sous une forme alerte, gaie, vivante. Il chantera chaque jour vaillamment la gloire des athlètes et les victoires de l’Industrie.

Il fallait, pour un semblable programme, une véritable élite de collaborateurs, et nos lecteurs jugeront par les noms qui suivent que l’Auto-Vélo a su faire largement les choses.

M. Henri Desgrange sera le pilote qui dirigera la barque. Notre rédacteur en chef est trop connu du monde des sports pour qu’il soit utile de le présenter au public. Il a porté partout son activité dans notre monde spécial ; pas d’endroit où il n’ait laissé le souvenir d’une surprenante aptitude au travail, d’une volonté de fer, d’une persévérance sans égale. M. Desgrange est un ancien avocat à la Cour d’appel de Paris ; comme tant d’autres, le sport l’a passionné; il s’y est dévoué corps et âme. Il a su mener à bien les diverses entreprises qui lui furent confiées. Voilà quatre années qu’il dirige heureusement le Vélodrome du Parc des Princes. Depuis sept ans, M. Desgrange n’a cessé de collaborer à tous les journaux sportifs, ses articles n’ont jamais passé inaperçus, car il a toujours su leur donner une note personnelle fort curieuse. Enfin, il est l’auteur de deux volumes : La Tête et les Jambes et Alphonse Marcaux, qui ont été dans toutes les mains. Et ce qui en gâte rien, M. Desgrange ne se dissimule pas la difficulté du mandat qu’on lui a confié ; nous sommes certains qu’il apportera à le remplir toute l’énergie que nous lui connaissons.

M. Georges Prade est un jeune, qui a largement fait ses preuves. C’est un journaliste de race qui a dès le premier jour conquis son public. L’industrie automobile n’a plus de secrets pour lui ; c’est lui qui tiendra les lecteurs de l’Auto-Vélo au courant des progrès de l‘industrie nouvelle. Son passé répond du présent et de l’avenir ; il sera à la hauteur de la tâche qui lui est dévolue.

M. Viollette, avec sa connaissance approfondie du cyclisme nous dira la gloire des champions et leurs victoires sur la piste et sur la route. M. Viollette, à la tête de la rubrique cycliste, est à la place qu’il mérite, il sera facile à nos lecteurs de s’en apercevoir de suite.

La place nous manque (comment? déjà!) pour présenter au public, par le détail, chacun de nos collaborateurs; il nous faut malheureusement nous borner à en donner la liste que voici :

MM. H. DESGRANGE, Rédacteur en clef.

LÉVEILLÉ, Secrétaire de la rédaction.
G. PRADE, Automobile.

M. VIOLLETTE, Cyclisme.

LE TÉLÉPHONISTE, Echos.
MANAUD, Athlétisme (amateurs), Boxe.
FERRÉE, Escrime.

llARITOFF (Dead-heat), Hippisme.
A. STEÏNÈS, Sociétés cyclistes.
J.-H. AUBRY, Aérostation..
LÉVEILLÉ, Athlétisme (Professionnels).
GÉO LANGE, Rubrique théâtrale.
MERCIER, Courrier des pistes.
CATULLE, Départements et Etranger.
BOUCHET, Service des correspondants.
Ed. LEFÈVRE, Rubrique judiciaire.
J. AMY, Informations.

VILLÈME, Informations municipales, 
IVIACHUREY, Presse de province.
REITH, journaux étrangers. 
XXX, Rubrique financière.

Nous commettrions une flagrante injustice si nous ne citions pas tous ensemble les 542 correspondants qui, de province et de l’étranger, ont applaudi à notre programme et nous enverrons des quatre coins du monde les dernières nouvelles.

Il faut citer aussi la pléïade de chroniqueurs qui ont accepté avec joie l’occasion de dire aux lecteurs de l’ Auto-Vélo les bonnes choses qu’ils pensent, les émotions qu’ils éprouvent aux luttes sportives, une bonne part de leur enthousiasme. Nos lecteurs trouveront là tous les noms aimés, les noms connus, tous ceux qui font autorité en matière sportive ou industrielle :

‘ MM. Max de NANSOUTY D’ATTANOUX,   Rodolphe DARZENS Marcel LHEUREUX PAWLOWSKÏ,  Paul MANOURY, Louis MINART, L.-B. SPOKE PAROISSIEN, J.-H. AUBRY, G. DE LAFRETÉ; J. AMY DE MARTINVILLE, Georges LE ROY, John MOHR,  Georges LE BERTRE, MIRVAUX, Ph. LE BEAU, HANS DREY, GÉO LANGE, P.-A. SCHAYÉ

D’autres noms encore viendront grossir cette liste déjà longue, qui constitueront pour nos lecteurs de grosses et d’agréables surprises.

Pourquoi d’aillèurs s’étendre davantage ? Ce que nous voulions dire est dit. Et nous serons complets en ajoutant qu’il ne sera jamais, à l’ Auto-Vélo, question de politique. Soyez donc, ô lecteurs,ou pour ou contre… ce que vous savez, mais ne comptez jamais sur I’ Auto-Vélo pour vous en parler.

Et maintenant à l’ouvrage. La tâche quotidienne nous semblera plus légère si la sympathie, qui accompagne notre naissance, entoure encore nos premiers pas.

L’Auto-Vélo. 16 octobre 1900, page 1.