En 1866, Émile Zola [1840-1902] n’est pas encore un auteur reconnu. Après avoir échoué au baccalauréat et sans qualification, Émile Zola devient employé aux écritures aux docks de la douane en avril 1860. Il démissionne au bout de deux mois et connaît une longue période de chômage, difficile moralement et financièrement. En mars 1862, Louis Hachette l’embauche comme commis dans sa librairie. En parallèle, il est naturalisé français le . Employé efficace, reconnu et apprécié, il finit par occuper un emploi équivalent à celui d’attaché de presse. Enfin, à partir de 1863, Zola collabore épisodiquement, puis régulièrement aux rubriques de différents journaux où il livre diverses critiques et opinions, moyens pour lui de se faire (re)connaitre sa plume, et dont les textes ont été regroupés dans un ouvrage de synthèse.
C’est dans ce contexte, alors qu’il a 26 ans, qu’il se construit en tant qu’auteur critique de son temps, et qu’il publie une réflexion consacrée aux activités physiques et sportives émergentes dans la société du Second Empire sur un ton libre et, a postériori, intemporel.
Qu’il me soit permis de parler d’un sujet qui intéresse toute notre génération d’esprits affolés et hystériques. Le corps, comme aux meilleurs temps du mysticisme, est singulièrement en déchéance chez nous ; ce n’est plus l’âme qu’on exalte, ce sont les nerfs, la matière cérébrale ; la chair est endolorie des secousses profondes et répétées que le cerveau imprime à tout l’organisme.
Nous sommes malades, cela est bien certain, malades de progrès […] L’équilibre est rompu entre la matière et l’esprit.
Il serait bon de songer à ce pauvre corps, s’il en est encore temps. Cette victoire des nerfs sur le sang a décidé de nos mœurs, de notre littérature, de notre époque tout entière. Je ne veux examiner que les résultats littéraires, pour ainsi dire. Il est évident que toute œuvre étant fille de l’esprit et devant ressembler à son père, l’état de crise ou de santé paisible de l’intelligence fait l’œuvre calme ou l’œuvre passionnée. Les périodes classiques se présentent, lorsque sang et nerfs ont une égale puissance et forment ainsi des tempéraments mesurés et pondérés ; lorsque, au contraire, les nerfs ou le sang l’emportent, naissent des œuvres de belles brutes florissantes ou de fous de génie. […] Nous en sommes à l’âge des chemins de fer et des comédies haletantes où le rire n’est souvent qu’une grimace d’angoisse, à l’âge du télégraphe électrique et des œuvres extrêmes, d’une réalité malsaine et navrante. L’humanité glisse, prise de vertige, sur la pente raide de la science […]
Puisque la maladie vient de ce fait que le corps est diminué au profit des nerfs, puisque si nos œuvres sont telles, si notre esprit s’exalte, c’est uniquement parce que nous laissons s’amollir nos muscles, le remède est dans la guérison, dans la culture intelligente et fortifiante de la chair. Notre cerveau se développe par trop d’exercice ; exerçons notre corps, et peu à peu l’équilibre se rétablira.
Ces réflexions, très graves à mon sens, me sont suggérées par un petit volume que vient de publier M. Eugène Paz. Ce volume, qui a pour titre : La santé de l’esprit et du corps par la Gymnastique, porte ces mots en épigraphe : Mens sana in corpore sano. C’est là tout le livre. Que les éléments sanguins et nerveux soient en équilibre ; que l’esprit et la chair marchent de bonne compagnie : le corps jouira d’une paix profonde, l’intelligence créera dans le calme des œuvres fortes et paisibles. En présence de l’érétisme nerveux qui nous secoue, le remède indiqué par M. Eugène Paz est le remède logique des exercices corporels. Il envoie toute notre génération au gymnase.
J’applaudis sans réserve aux conclusions du livre ; je voudrais que tout Paris, comme l’ancienne Lacédémone, se portât au Champ de Mars et s’y exerçât à la course, au jet du javelot et du disque. Mais qu’il me soit permis de dire combien une pareille éducation est en dehors de nos mœurs, en dehors de notre âge et de nos aspirations.
Sans doute, il faut faire appel au peuple, le pousser dans les gymnases, au risque de n’être pas entendu. Pour réussir toutefois à faire de nous de nouveaux Grecs, et de Paris une nouvelle Athènes, il serait nécessaire de nous transporter de deux mille ans en arrière, de nous donner le ciel bleu et les chauds horizons de l’Orient, et de nous procurer l’oubli de notre science.
Émile Zola « La littérature et la gymnastique », extrait de Mes haines. Causeries littéraires et artistiques, Paris, 1866, Dupray de la Maherie, 275 pages
Note bibliographique pour recontextualiser le texte de Zola : Frédérique Giraud S’imposer parmi ses pairs Le travail réputationnel d’Émile Zola à l’assaut de la sphère restreinte du champ littéraire, in Terrains & travaux 2015/1 (n° 26), pages 23 à 40, disponible ICI