Jean-Jacques Rousseau, « Surtout des poupées », 1762

« Les garçons cherchent le mouvement et le bruit : des tambours, des sabots, de petits carrosses ; les filles aiment mieux ce qui donne dans la vue et sert à l’ornement : des miroirs, des bijoux, des chiffons, surtout des poupées. (…)

Voyez une petite fille passer la journée autour de sa poupée, lui changer sans cesse d’ajustement, l’habiller, la déshabiller cent et cent fois, chercher continuellement de nouvelles combinaisons d’ornements bien ou mal assortis, il n’importe ; les doigts manquent d’adresse, le goût n’est pas formé, mais déjà le penchant se montre. (…) elle est toute dans sa poupée, elle y met toute sa coquetterie. Elle ne l’y laissera pas toujours, elle attend le moment d’être sa poupée elle-même.

Voila donc un premier goût bien décidé : vous n’avez qu’à le suivre et le régler. Il est sûr que la petite voudrait de tout son coeur savoir orner sa poupée (…). Ainsi vient la raison des premières leçons qu’on lui donne : ce ne sont pas des tâches qu’on lui prescrit, mais des bontés qu’on a pour elle. Et en effet, presque toutes les petites filles apprennent avec répugnance à lire et à écrire ; mais, quant à tenir l’aiguille, c’est ce qu’elles apprennent toujours volontiers. Elles s’imaginent d’avance être grandes, et songent avec plaisir que ces talents pourront un jour leur servir à se parer.

Cette première route ouverte est facile à suivre: la couture, la broderie, la dentelle viennent d’elles-mêmes.(…)

Ces progrès volontaires s’étendront aisément jusqu’au dessin, car cet art n’est pas indifférent à celui de se mettre avec goût: mais je ne voudrais point qu’on les appliquât au paysage, encore moins à la figure. Des feuillages, des fruits, des fleurs, des draperies, tout ce qui peut servir à donner un contour élégant aux ajustements, et à faire soi même un patron de broderie quand on en trouve pas à son gré, cela leur suffit. »

Source : Jean-Jacques ROUSSEAU, « Emile ou de l’éducation« , Edition de Michel Launay, Paris, 1966, pages 478-480.

Cité in : Aa. Vv., « En attendant le prince charmant. L’éducation des jeunes filles à Genève, 1740-1970« , Genève, 1997, pg. 80.

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« Dans la Juste doctrine », 1789

Désireux d’éviter que les jeunes filles d’artisans pauvres de Genève ne continuent à être placées dans les couvents de la France voisine, le Consistoire (conseil réunissant pasteurs et laïcs, surveillant les moeurs) et le Conseil (Conseil général des bourgeois) décident de confier à la Société des Arts le mandat d’élaborer un Séminaire à leur intention. Ce projet d’une cinquantaine de pages manuscrites, rédigé en trois mois à peine à partir du rapport de la Commission ayant enquêté au couvent des ursulines de Gex et complété par des renseignements obtenus sur un séminaire équivalent existant pour les jeunes filles à Zurich, fut lu au Consistoire en septembre 1789. Il contient tous les détails du futur séminaire prévu dans une maison de Cartigny, destinée à être aménagée pour une douzaine de jeunes filles. Du bois de chauffage aux lits à sangles, conçus pour être relevés la journée, en passant par la conception des cours et du travail, ainsi que le choix des manuels pour l’instruction religieuse, rien ne fut omis. Le plus important était de choisir une directrice à l’image d’une Mère supérieure, célibataire et non rémunérée, pour qu’elle fût d’autant plus respectée. Rien de cela ne se réalisa, mais ce Mémoire traduit très concrètement la vision des élites genevoises sur ce que devait être une bonne maison d’éducation pour les filles d’artisans pauvres à Genève : comme à Gex, mais dans la «Juste doctrine» calviniste, bien sûr !

Orthographe et ponctuation d’époque

« Mémoire

Remis au Vénérable Consistoire par la Societé pour l’avancement des arts, sur l’établissement d’un séminaire pour l’Education de jeunes filles, lû au Consistoire le 10è Septembre 1789

La Commission nommée par le Comité Général dans le but de rassembler les informations nécessaires au plan d’un établissement d’éducation destiné aux filles des artistes de nôtre Ville a jugé qu’il convenoit de chercher dabord sur le Territoire de la République un emplacement qui réunit aux avantages de la salubrité & d’une distance commode, celui de ne pas exiger des frais considérables dès le début. La campagne, lui a paru préférable (…). Il paroit important pour le succès de l’établissement que les jeunes filles soient cloitrées ; et qu’à l’imitation de ce qui se pratique à Gex elles ne sortent de la maison que pour aller à l’Eglise ou sur une permission Spéciale demandée par les parens à la Supérieure.(…)

La Commission croit devoir borner les Etudes des Pensionnaires à la lecture, l’Ecriture & l’arithmétique. On trouveroit peut-être convenable d’y ajouter quelques notions d’histoire & de géographie mais ces connaissances paroissent peu utiles à des jeunes filles destinées à une profession mécanique. L’étude des principes du Dessin leur seroit sans doute avantageuse, mais elle supposeroit dans une des Surveillantes le talent de la diriger, & encore il y auroit de l’inconvénient à ce que cet accessoire influat sur le choix du département qui devra les nommer, la Commission n’a pas crû devoir faire entrer cette étude dans son plan. Il en est une dont l’utilité est sensible, & qui n’exigeroit point l’emploi de certaines heures déterminées, c’est celle de la conduite des détails d’un petit ménage, en y comprenant la pratique de la cuisine. On s’attacheroit avec le plus grand soin à donner aux jeunes filles sur tous les objets l’habitude de l’ordre & d’une régularité minutieuse. Elles apprendroient à coudre leur linge à couper leur mantillage & leurs robes, de manière à pouvoir dans la suite se passer de lingères & de tailleuses. Ces objets qui peuvent être considérés comme de première utilité dans l’ordre où les pensionnaires seroient choisies les occuperoient pendant les heures destinées aux travaux de leur sexe à l’exécution des ouvrages qui tiennent au luxe & à la parure.

Il paroit convenable que leur habillement soit uniforme un simple fourreau d’étoffe brune portable en toute saison seroit économique & commode.

Des occupations & Etudes Réligieuses pour le Séminaire projetté en faveur des jeunes filles.

1. La Supérieure pourra diviser les pensionnaires en fortes & en faibles afin de proportionner les leçons à la capacité de ses Elèves.

2. Toutes choses d’ailleurs égales dans les Enfans pour qui en demandera l’entrée du Séminaire on donnera la préférence à ceux qui déjà liroient correctement & sauroient au moins l’oraison Dominicale, le simbole des Apôtres & le Décalogue.

Des dévotions Domestiques

Tous les matins avant le Déjeuné les Pensionnaires & les Domestiques femmes seront rassemblés sous les yeux des Préposées pour assister à la Prière qui se fera à haute voix & à Genoux ; Cette prière tirée pour l’ordinaire du Livre de Mr Ostervald intitulé la nourriture de l’ame sera lue par la Supérieure ou par une des Sous-Gouvernantes, qui pourront quelque fois accorder cette lecture comme une distinction honorable à celle des pensionnaires qui s’en aquittera le mieux & se sera renduë la plus recommandable par son exactitude à remplir ses devoirs ; cette lecture sera suivie de la récitation de l’oraison Dominicale & du Symbole des apôtres.

Après le déjeuné & avant le travail, les Pensionnaires entendront la lecture d’un Chapitre de l’Ecriture Sainte avec les réflexions d’Ostervald.

Après le Soupé, les Pensionnaires & les Domestiques femmes assisteront sous les yeux des Préposées à la lecture d’un Chapitre de l’Ecriture Sainte & de la prière du Soir qui se fera comme le matin.

On ne lira tant de l’Ancien que du nouveau Testament que la partie historique & les Chapitres indiqués à la Table qui est à la fin de nôtre Liturgie.

Afin que les Domestiques qui n’assisteront qu’à la lecture du soir puissent entendre de Suite toute l’Ecriture Sainte, on aura soin d’alterner, c’est à dire, que lors qu’on sera parvenu à la fin des Livres Historiques de l’Ancien Testament, on en transférera la lecture au matin, & celle du nouveau au Soir.

Chaque repas sera précédé & terminé par une courte prière.

Des leçons à apprendre.

Les Pensionnaires apprendront alternativement des Psaumes, des Cantiques, des Passages de l’Ecriture Sainte & du Catéchisme, Elles sachent par cÏur tous nos Cantiques, nos plus beaux Psaumes, les versets les plus édifians des autres, les passages choisis, & le Catéchisme tout entier.

Elles réciteront leurs leçons demi heure après la lecture du Chapitre du matin.

A l’égard des Versets de Psaumes & de Cantiques à apprendre, on donnera dabord la préférence à ceux qui devront être chantés le Dimanche à l’Eglise en s’aidant pour cet effet de la table qui est à la fin de la Liturgie. De même dans le recueil des passages, on commencera par ceux qui sont marqués d’une étoile.

Dans la matinée & durant le travail on employera une demie heure à lire ou à faire lire en présence des Préposées par celle des Pensionnaires qui s’en acquittera le mieux quelques uns des ouvrages suivans. Histoire de la vie de N. S. Jésus-Christ par feu Mr. Butini ; Histoire du Peuple d’Israël par feu M. Maisonnet ; Considérations sur les oeuvres de Dieu par Sturm ; Dans les Semaines de Communion, on lira l’histoire de la passion par Mr. le Pasteur Francillon.

Après chaque lecture & Surtout après celle du matin les Pensionnaires seront interrogées pour savoir ce qu’elles ont retenu.

Les lectures de récréation seront toutes renvoyées à l’après Midi, en observant qu’il ait des intervalles de travail sans lecture.

Le Dimanche & les Jours de Fêtes.

Après la prière du matin & la Lecture de l’Ecriture Sainte, toutes les Pensionnaires seront conduites au sermon ou service qui se fera dans l’Eglise ; au retour on leur fera rendre compte de ce qu’elles auront entendu. On exigera de petites analyses de celles qui en seront capables, & ces analyses seront lues & corrigées le lendemain aux heures du travail. Quand il n’y aura qu’un service à l’Eglise, il y aura dans le Séminaire matin ou Soir service Litturgique, auquel devront assister tous les Domestiques sans exception. Ce service consistera dans la lecture d’une prière de la Lithurgie, d’un Chapitre de l’Ecriture Sainte avec les réflexions d’ Ostervald, & de quelques versets de Psaume ou Cantique. Les Pensionnaires réciteront le Décalogue.

Le Séminaire devra aquérir tous les Livres indiqués dans le présent Règlement. Tous ceux que les Supérieurs Inspecteurs ordonneront pour l’instruction & la récréation des Elèves, & aucun livre à leur usage ne devra y être introduit à l’insçu de la Supérieure & Sans l’approbation des Supérieures. »

Source : « Mémoire au Consistoire par la Société des Arts sur l’établissement d’un Séminaire pour l’éducation des jeunes filles« , lu au Consistoire le 10 septembre 1789. AEG:

Registre du Consistoire, 1789, R93, pages 435 à 482.

Cité in : Aa. Vv., « En attendant le prince charmant. L’éducation des jeunes filles à Genève, 1740-1970« , Genève, 1997, pp. 70-72.

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Petites annonces à Genève

Où l’on voit que l’offre de leçons pour demoiselles est très diversifiée et que chacune peut, selon sa condition et les ambitions de ses parents, choisir des cours à sa mesure. 1784 – 1794.

Orthographe et ponctuation d’époque

« Mlle Soldano ayant séjourné plusieurs années en Angleterre et y ayant fait une étude particulière de l’anglais, elle offre de l’enseigner aux personnes de son sexe. Sa demeure est Maison Naville à Saint Léger. » (30 juin 1784)

« Le sr. Merguez maitre écrivain et arithméticien donne avis qu’il a ouvert le premier de ce mois une classe pour les demoiselles de 6 à 7 heures du matin et de 3 à 6 heures l’après-midi ; il leur donnera chez lui quelle heure on le souhaitera, ayant une chambre séparée des messieurs : il leur enseignera par principe l’écriture, l’orthographe, l’arithmétique, la correspondance, la musique sacrée etc. Adresse derrière le Rhône vis à vis la tête noire No 167 après le port. » (7 avril 1784)

« Malan fils, maitre écrivain, outre ses classes ordinaires du matin et du soir pour les jeunes gens, en ouvrira une dès le premier mai prochain, de 10 à midi pour les Demoiselles. Celles qui seront assez avancées dans l’écriture recevront, de 11 à midi une leçon d’orthographe qui leur sera donnée à la suite de celle d’écriture par le Sr. Malan cadet, sous les yeux de son frère ; au moyen de quoi les Dlles [Demoiselles] confiées au sein de ce dernier ne perdront pas leur écriture, comme cela arrive souvent en apprenant l’orthographe. II recevra aussi des jeunes gens en pension et semi-pension (…) » (3 mai 1784)

« On souhaiteroit trouver des jeunes filles pour leur enseigner toutes sortes d’ouvrages de mode et broder, de même que la géographie et l’histoire. S’ad. au S. Chappuis Favre rue du Temple. » (30 juin 1784)

« Mlle Gibot continue sa pension de jeunes Demoiselles ; elle en tient aussi en externe, leur enseigne tous les ouvrages convenables à leur sexe, & leur donne les premiers principes de religion & de géographie. Sa demeure est maison Pellet à Plainpalais, du côté des Terrassiers. » (27 avril 1793)

« Une citoyenne offre de tenir de jeunes filles pour leur enseigner à broder en blanc & le tableau en tout genre, faire des fleurs, de même que quelques ouvrages en paille & tous ceux à l’aiguille. Sa demeure est au 2è~1~ étage sur le devant de la tourperce du côté de derrière le Rhône ire montée. » (26 avril 1794)

Source : « Feuille d’Avis » (de Genève), 1784-1794.

Cité in : Aa. Vv., « En attendant le prince charmant. L’éducation des jeunes filles à Genève, 1740-1970« , Genève, 1997, pg. 60.

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Pour des écoles gratuites

Pétition des femmes du Tiers Etat au Roi (1er Janvier 1789. Anonyme)

« Les filles du Tiers État naissent presque toutes sans fortune ; leur éducation est très négligée ou très vicieuse : elle consiste à les envoyer à l’école chez un Maître qui lui-même, ne sait pas le premier mot de la langue qu’il enseigne (É) Les premiers devoirs de la Religion remplis on leur apprend à travailler ; parvenues à l’âge de quinze ou seize ans, elles gagnent cinq ou six sous par jour. Si la nature leur a refusé la beauté, elles épousent, sans dot, de malheureux artisans, végètent péniblement dans le fond des provinces, et donnent la vie à des enfants qu’elles sont hors d’état d’élever. Si, au contraire, elles naissent jolies, sans culture, sans principes, sans idée de morale, elles deviennent la proie du premier séducteur, font une première faute, viennent à Paris ensevelir leur honte, finissent par s’y perdre entièrement et meurent victimes du libertinage. Pour obvier à tant de maux, Sire, nous demandons à être éclairées, à posséder des emplois, non pour usurper l’autorité des hommes, mais pour en être plus estimées, pour que nous ayons des moyens de vivre à l’abri de l’infortune ; que l’indigence ne force pas les plus faibles d’entre nous, que le luxe éblouit et que l’exemple entraîne, de se réunir à la foule des malheureuses qui surchargent les rues et dont la crapuleuse audace fait l’opprobre de notre sexe et des hommes qui les fréquentent.

Nous vous supplions, Sire, d’établir des Écoles gratuites où nous pulsions apprendre notre langue par principes, la Religion et la morale, que l’une et l’autre nous soient présentées dans toute leur grandeur, entièrement dénuées des petites pratiques qui en atténuent la majesté; que l’on nous y forme le coeur, que l’on nous y enseigne surtout à pratiquer les vertus de notre sexe, la douceur, la modestie, la patience, la charité. Quant aux Arts agréables les femmes les apprennent sans maître. Les Sciences ? Elles ne servent qu’à nous inspirer un sot orgueil, nous conduisent au Pédantisme, contrarient les vœux de la nature, font de nous des êtres mixtes qui sont rarement épouses fidèles et plus rarement encore bonnes mères de famille. »

Pétition des femmes du Tiers Etat au roi, janvier 89, in CD-Rom « Femmes,le long chemin – deux siècles de lutte pour la liberté« , Edition Mémoire 1999 – Mémoire Multimédia.

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Le refus de l’enseignement des filles

« (…) Je proposerai peu de choses sur l’éducation des femmes. Les hommes, destinés aux affaires, doivent être élevés en public ; les femmes, au contraire, destinées à la vie intérieure, ne doivent peut-être sortir de la maison paternelle que dans quelques cas rares. En général, le collège forme un plus grand nombre d’hommes de mérite que l’éducation domestique la mieux soignée, et les couvents élèvent moins de femmes qu’ils n’en gâtent. J.-J. Rousseau (…) était fortement pénétré de cette vérité si familière aux peuples anciens, que l’homme et la femme ne pouvaient jouer le même rôle dans l’état social, et que l’ordre éternel des choses ne les faisaient concourir à un but commun qu’en leur assignant des places distinctes. (…) La constitution délicate des femmes [est] parfaitement appropriée à leur destination principale, celle de faire des enfants, de veiller avec sollicitude sur les époques périlleuses du premier âge (…). Sans doute la femme doit régner à l’intérieur de sa maison, mais elle ne doit régner que là ; partout ailleurs elle est comme déplacée ; (…) l’éducation des jeunes filles doit être ordonnée pour en faire des femmes telles que je viens de les peindre. (…) La vie intérieure est la véritable destination des femmes ; il est donc convenable de les élever dans les habitudes qui doivent faire leur bonheur et leur gloire ; et peut-être serait-il à désirer qu’elles ne sortissent jamais de sous la garde de leur mère. Je ne demande cependant pas la suppression de toute maison d’éducation publique pour elles (…). Il suffirait d’ailleurs de conserver les écoles de lecture, d’écriture et d’arithmétique qui existent pour les filles, et d’en former de semblables dans toutes les municipalités qui n’en ont pas, sur le même principe que pour celles des garçons. (…)»

Honoré-Gabriel RIQUETI, comte de MIRABEAU, Discours sur l’éducation nationale. Paris, Imprimerie de la veuve Lejay, 1791, 78 p., pp. 39-44.

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Le rapport Condorcet

« (…) Ainsi l’instruction doit être universelle, c’est-à-dire s’étendre à tous les citoyens. Elle doit être répartie avec toute l’égalité que permettent les limites nécessaires de la dépense, la distribution des hommes sur le territoire, et le temps plus ou moins long que les enfants peuvent y consacrer. Elle doit, dans ses divers degrés, embrasser le système entier des connaissances humaines et assurer aux hommes, dans tous les âges de la vie, la facilité de conserver leurs connaissances, ou d’en acquérir des nouvelles.

Enfin, aucun pouvoir public ne doit avoir ni l’autorité, ni même le crédit d’empêcher le développement des vérités nouvelles, l’enseignement des théories contraires à sa politique particulière ou à ses intérêts momentanés.

Tels sont les principes qui nous ont guidés dans notre travail. (…)»

Marie Jean Antoine Nicolas CARITAT, marquis de CONDORCET, Rapport et projet de décret sur l’organisation générale de l’instruction publique, 1792, rapporté par Pierre CHEVALLIER, Bernard GROSPERRIN, L’Enseignement français de la Révolution à nos jours. II. Documents. Paris, La Haye, Mouton, 1971, XVIII-486 p., p. 13.

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Le manque d’instituteurs qualifiés sous la Révolution française

« Nous avons requis à plusieurs reprises les citoyens de notre commune de faire inscrire à la municipalité ceux qui étaient en âge d’aller dans les écoles publiques ; nous avons aussi prévenus ceux qui voulaient se vouer à l’éducation des enfants d’en faire la déclaration (…). En vertu de ces proclamations, cinq personnes se sont présentées munies de leurs certificats de civisme (…). 408 enfants ont été inscrits ; enfin, le 15 germinal [4 avril], époque déterminée par la loi pour l’ouverture des écoles, les instituteurs étaient en fonction. Ne s’étant pas présenté d’institutrice [sic], les jeunes filles vont avec les garçons chez les instituteurs. Nous ne connaissons dans notre commune aucune citoyenne qui soit dans le cas d’enseigner. C’est tout ce que l’on pourrait faire que d’en trouver qui apprendrait à lire tant bien que mal, mais pour l’écriture et l’arithmétique nous n’en voyons point. Les citoyens qui se sont voués à l’enseignement sont les anciens recteurs des écoles et ceux qui auparavant exerçaient la même profession. Nous avons à cet égard une remarque importante à vous faire, qui est que le nombre des enfants à enseigner et à instruire est trop fort pour les cinq instituteurs. Vous pouvez voir sur le tableau que nous vous envoyons qu’il y en a parmi eux 3 qui en ont 114, 97 et 88, et il n’est pas possible que l’instruction de ces enfants, quand ils sont en aussi grand nombre, soit bien soignée. (…)»

Lettre des officiers municipaux des Riceys (Aube), 25 floréal An II [14 mai 1794], rapportée par Albert BABEAU, L’école de village pendant la Révolution. Paris, E. Perrin, 1885, XI-272 p., pp. 205-6.

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L’École centrale de Grenoble et son enseignement, d’après Stendhal

Extraits des souvenirs de Stendhal sur l’École centrale (l’enseignement secondaire mis en place en France entre 1795 et 1802, fondé entre autres sur une place importante accordée aux sciences) de Grenoble qu’il fréquenta à la toute fin du XVIIIe siècle.

« (…) Nommer les professeurs à l’École centrale (…) coûtait peu et était bientôt fait, mais il y avait de grandes réparations à faire aux bâtiments. Malgré la guerre, tout se faisait dans ces temps d’énergie. Mon grand-père demandait sans cesse des fonds à l’administration départementale. Les cours s’ouvrirent au printemps je crois dans des salles provisoires. (…) Tout le collège était rempli d’ouvriers, beaucoup de chambres de notre troisième étage étaient ouvertes, j’allais y rêver seul. Tout m’étonnait dans cette liberté tant souhaitée, et à laquelle j’arrivais enfin. (…)
La fin de l’année arriva, il y eut des examens en présence du jury et je crois d’un membre du Département. Je n’obtins qu’un misérable accessit (…). Mon grand-père en fut humilié (…). J’étudiais ferme le latin et le dessin, et j’eus un premier prix, je ne sais dans lequel de ces deux cours, et un second. Je traduisis avec plaisir la Vie d’Agricola de Tacite, ce fut presque la première fois que le latin me causa quelque plaisir. (…)
Et toutefois, (…) je commençai à me dire sérieusement : « Il faut prendre parti et me tirer de ce bourbier. » Je n’avais qu’un moyen au monde : les mathématiques. Mais on me les expliquait si bêtement que je ne faisais aucun progrès ; il est vrai que mes condisciples en faisaient encore moins, s’il est possible. Ce grand M. Dupuy nous expliquait les propositions comme une suite de recettes pour faire du vinaigre. (…)
Mon grand-père connaissait un bourgeois à tête étroite, nommé Chabert, lequel montrait les mathématiques en chambre. (…) La plupart des élèves du cours de mathématiques à l’École centrale allaient chez M. Chabert. (…) J’allais donc chez M. Chabert. (…) M. Chabert était dans le fait moins ignare que M. Dupuy. Je trouvai chez lui Euler et ses problèmes sur le nombre d’œufs qu’une paysanne apportait au marché lorsqu’un méchant lui en vole un cinquième, puis elle laisse toute la moitié du reste, etc., etc.
Cela m’ouvrit l’esprit, j’entrevis ce que c’était de se servir de l’instrument nommé algèbre. Du diable si personne ne me l’avait jamais dit, sans cesse M. Dupuy faisait des phrases emphatiques sur ce sujet (…). Quelle différence pour nous si M. Dupuy nous eût dit : ce fromage est mou, ou il est dur ; il est blanc, il est bleu ; il est vieux, il est jeune ; il est à moi, il est à toi ; il est léger, ou il est lourd. De tant de qualités ne considérons absolument que le poids. Quel que soit ce poids, appelons-le A. Maintenant, sans plus penser absolument au fromage, appliquons à A tout ce que nous savons des quantités. Cette chose si simple, personne ne nous la disait dans cette province reculée (…)
J’aimais d’autant plus les mathématiques que je méprisais davantage mes maîtres, MM. Dupuy et Chabert. (…) M. Chabert (…) avait (…) toujours l’air d’un apothicaire qui sait de bonnes recettes, mais rien ne montrait comment ces recettes naissent les unes des autres, nulle logique, nulle philosophie dans cette tête (…).

STENDHAL, Vie de Henri Brulard [1835-1836].

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Napoléon Ier et l’éducation des jeunes filles – l’établissement d’Ecouen
« Elevez-nous des croyantes et non des raisonneuses. »

Correspondance de Napoléon Ier, 1807 – Eylau – Friedland – Tilsitt

« Finkenstein, 15 mai 1807

NOTE sur l’Établissement d’Ecouen

Il faut que l’établissement d’Ecouen soit beau dans tout ce qui est monument, et qu’il soit simple dans tout ce qui est éducation. Gardez-vous de suivre l’exemple de l’ancien établissement de Saint-Cyr, où l’on dépensait des sommes considérables, et où l’on élevait mal les demoiselles.

L’emploi et la distribution du temps sont des objets qui exigent principalement votre attention. Qu’apprendra-t-on aux demoiselles qui seront élevées à Ecouen ?

Il faut commencer par la religion dans toute sa sévérité. N’admettez, à cet égard, aucune modification. La religion est une importante affaire dans une institution publique de demoiselles. Elle est, quoi qu’on puisse en dire, le plus sûr garant pour les mères et pour les maris.

Elevez-nous des croyantes et non des raisonneuses.

La faiblesse du cerveau des femmes, la mobilité de leurs idées, leur destination dans l’ordre social, la nécessité d’une constante et perpétuelle résignation et d’une sorte de charité indulgente et facile, tout cela ne peut s’obtenir que par la religion, une religion charitable et douce.

Je n’ai attaché qu’une importance médiocre aux institutions religieuses de Fontainebleau, et je n’ai prescrit que tout juste ce qu’il fallait pour les lycées. C’est tout le contraire pour l’institution d’Ecouen. Presque toute la science qui y sera enseignée doit être celle de l’Evangile.

Je désire qu’il en sorte, non des femmes très agréables, mais des femmes vertueuses ; que leurs agréments soient de moeurs et de coeur, non d’esprit et d’amusement.

Il faut donc qu’il y ait à Ecouen un directeur, homme d’esprit, d’âge et de bonne moeurs ; que les élèves fassent chaque jour des prières régulières, entendent la messe et reçoivent les leçons sur le catéchisme. Cette partie de l’éducation est celle qui doit être le plus soignée.

Il faut ensuite apprendre aux élèves à chiffrer, à écrire, et les principes de leur langue, afin qu’elles sachent l’orthographe. Il faut leur apprendre un peu de géographie et d’histoire, mais bien se garder de leur montrer ni le latin ni aucune langue étrangère. On peut enseigner aux plus âgées un peu de botanique, et leur faire un léger cours de physique ou d’histoire naturelle, et encore tout cela peut-il avoir des inconvénients. Il faut se borner, en physique, à ce qui est nécessaire pour prévenir une crasse ignorance et une stupide superstition, et s’en tenir aux faits, sans raisonnements qui tiennent directement ou indirectement aux causes premières.

On examinera s’il conviendrait de donner à celles qui seront parvenues à une certaine classe une masse pour leur habillement. Elles pourraient s’accoutumer à l’économie, à calculer la valeur des choses et à compter avec elles-mêmes.

Mais, en général, il faut les occuper toutes, pendant les trois quarts de la journée, à des ouvrages manuels ; elles doivent savoir faire des bas, des chemises, des broderies, enfin toute espèce d’ouvrages de femme.

On doit considérer ces jeunes filles comme si elles appartenaient à des familles qui ont, dans nos provinces, de 15 à 18’000 livres de rente, et ne devant apporter de dot à leurs maris pas plus de 12 à 15’000 francs, et les traiter en conséquence. On conçoit, dès lors, que le travail manuel dans le ménage ne doit pas être indifférent.

Je ne sais pas s’il y a possibilité de leur montrer un peu de médecine et de pharmacie, du moins de cette espèce de médecine qui est du ressort d’une garde-malade.

Il serait bon aussi qu’elles sussent un peu de cette partie de la cuisine qu’on appelle l’office. Je voudrais qu’une jeune fille sortant d’Ecouen pour se trouver à la tête d’un petit ménage sût travailler ses robes, raccommoder les vêtements de son mari, faire la layette de ses enfants, procurer des douceurs à sa petite famille au moyen de la partie d’office d’un ménage de province, soigner son mari et ses enfants lorsqu’ils sont malades, et savoir, à cet égard, parce qu’on le lui aurait inculqué de bonne heure, ce que les garde-malades ont appris par l’habitude. Tout cela est si simple et si trivial, que cela ne demande pas beaucoup de réflexions.

Quant à l’habillement, il doit être uniforme. Il faut choisir des matières très communes et leur donner des formes agréables. Je crois que, sous ce rapport, la forme de l’habillement actuel des femmes ne laisse rien à désirer. Bien entendu cependant que l’on couvrira les bras, et que l’on adoptera les modifications qui conviennent à la pudeur et à la santé.

Quant à la nourriture, elle ne saurait être trop simple: de la soupe, du bouilli et une petite entrée. Il ne faut rien de plus.

Je n’oserais pas, comme à Fontainebleau, prescrire de faire faire la cuisine aux élèves ; j’aurais trop de monde contre moi ; mais on peut leur faire préparer leur dessert et ce qu’on voudrait leur donner, soit pour leur goûter, soit pour leurs jours de récréation.

Je les dispense de la cuisine, mais non pas de faire elles-mêmes leur pain.

L’avantage de tout cela est qu’on les exerce à tout ce qu’elles peuvent être appelées à faire, et qu’on trouve l’emploi naturel de leur temps en choses solides et utiles.

Il faut que leurs appartements soient meublés du travail de leurs mains; qu’elles fassent elles-mêmes leurs chemises, leurs bas, leurs robes, leurs coiffures. Tout cela est une grande affaire, dans mon opinion. Je veux faire de ces jeunes filles des femmes utiles, certain que j’en ferai par là des femmes agréables. Je ne veux pas chercher à en faire des femmes agréables, parce que j’en ferais des petites-maîtresses.

On sait se mettre, quand on fait soi-même des robes ; dès lors on se met avec grâce.

La danse est nécessaire à la santé des élèves, mais il faut un genre de danse gaie et qui ne soit pas danse d’opéra.

J’accorde aussi la musique, mais la musique vocale seulement. Il faut avoir en vue, jusqu’à un certain point, l’école de Compiègne. Il faut qu’il y ait à Ecouen, comme à Compiègne, des maîtresses qui montrent à coudre, à couper les vêtements, à broder, etc., la portion de pharmacie et celle de l’office dont j’ai parlé plus haut.

Si l’on me dit que l’établissement ne jouira pas d’une grande vogue, je réponds que c’est ce que je désire, parce que mon opinion est que, de toutes les éducations, la meilleure est celle des mères, parce que mon intention est principalement de venir au secours de celles des jeunes filles qui ont perdu leurs mères ou dont les parents sont pauvres; qu’enfin, si les membres de la Légion d’honneur qui sont riches dédaignent de mettre leurs filles à Ecouen, si ceux qui sont pauvres désirent qu’elles y soient reçues, et si ces jeunes personnes, retournant dans leurs provinces, y jouissent de la réputation de bonnes femmes, j’ai complètement atteint mon but, et je suis assuré que l’établissement arrivera à la plus solide, à la plus haute réputation

Il faut, dans cette matière, aller jusqu’auprès du ridicule. Je n’élève ni des marchandes de modes, ni des femmes de chambre, ni des femmes de charge, mais des femmes pour les ménages modestes et pauvres.

La mère, dans un ménage pauvre, est la femme de charge de la maison.

Les hommes, à la seule exception du directeur, doivent être exclus de cet établissement. Il ne doit jamais en entrer dans son enceinte, sous quelque prétexte que, ce puisse être. Les travaux mêmes du jardinage doivent être faits par des femmes. Mon intention est que, sous ce rapport, la maison d’Ecouen soit sous une règle aussi exacte que les couvents de religieuses. La directrice même ne pourra recevoir d’hommes qu’au parloir, et, si l’on ne peut se dispenser de laisser entrer les parents en cas de maladies graves, ils ne doivent être admis qu’avec une permission du grand chancelier de la Légion d’honneur.

Je n’ai pas le temps d’en écrire davantage sur cet établissement. Tel que je le conçois, il est plus original que celui de Compiègne, qui, je crois, ne ressemble à rien de ce qui a existé dans ce genre.

Je n’ai pas besoin de dire qu’on ne doit employer dans cette maison que des filles âgées ou des veuves n’ayant pas d’enfants ; que leur subordination envers la directrice doit être absolue, et qu’elles ne pourront ni recevoir d’hommes, ni sortir de l’établissement.

Il serait sans doute également superflu de remarquer qu’il n’y a rien de plus mal conçu, de plus condamnable que de faire monter les jeunes filles sur un théâtre, et d’exciter leur émulation par des distractions de classes. Cela est bon pour les hommes, qui peuvent être dans le cas de parler en public et qui, étant obligés d’apprendre beaucoup de choses, ont besoin d’être soutenus et stimulés par l’émulation.

Mais, pour les jeunes filles, il ne faut point d’émulation entre elles ; il ne faut pas éveiller leurs passions et mettre en jeu la vanité, qui est la plus active des passions du sexe. De légères punitions, et les éloges de la directrice pour celles qui se comportent bien, cela me semble suffisant. Mais la classification au moyen des rubans ne me paraît pas d’un bon effet, si elle a d’autre objet que de distinguer les âges et si elle établit une sorte de primauté. »

C’est Madame Campan, l’éducatrice d’Hortense, d’Émilie et de Stéphanie de Beauharnais, de Caroline de Bonaparte, qui sera nommée surintendante de l’établissement d’Écouen.

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