«L’insurrection de juin fut la plus grande et la plus singulière qu’il y ait dans notre histoire et peut-être dans aucune autre. Les insurgés y combattirent sans cri de guerre, sans chefs, sans drapeaux et pourtant avec un ensemble merveilleux et une expérience militaire qui étonna les plus vieux officiers. Elle n’eut pas pour but de changer la forme du gouvernement mais d’altérer l’ordre de la société. Elle fut un combat de classe (…). Les femmes y prirent autant de part que les hommes et, quand on dut enfin se rendre, elles furent les dernières à s’y résoudre.»

Adaptation du texte d’A. de Tocqueville, Souvenirs, 1893, cité dans le manuel M. H. Baylac (dir.), Histoire Première, Bordas, Paris, 1997, p. 171; cf. texte complet de Tocqueville publié, par exemple, dans la collection Bouquins, édition Robert Laffont, Paris, 1986, p. 806 sq.)

idem un peu plus long
«
L’insurrection de Juin [fut] la plus grande et la plus singulière qu’il y ait eue dans notre histoire et peut-être dans aucune autre : la plus grande car, pendant quatre jours plus de 100000 hommes y furent engagés, et la plus singulière, car les insurgés y combattirent sans cri de guerre, sans chefs, sans drapeaux, et pourtant avec un ensemble merveilleux et une expérience militaire qui étonna les plus vieux officiers, Ce qui la distingua encore parmi tous les événements de ce genre, qui se sont succédé depuis soixante ans parmi nous, c’est qu’elle n’eut pas pour but de changer la forme du gouvernement, mais d’altérer l’ordre de la Société. Elle ne fut pas, à vrai dire, une lutte politique (dans le sens que nous avions donné jusque-là à ce mot) mais un combat de classe, une sorte de guerre servile. (…) Il faut remarquer encore que cette insurrection formidable ne fut pas l’entreprise d’un certain nombre de conspirateurs, mais le soulèvement de toute une population contre une autre.»

A. de Tocqueville, Souvenirs, op. cit.

Extraits plus longs de ce texte

«Me voici arrivé à cette insurrection de juin, la plus grande et la plus singulière peut-être qui ait eu lieu dans notre histoire et peut-être dans aucune autre : la plus grande, car, pendant quatre jours, plus de cent mille hommes y furent engagés et il y périt [cinq] généraux ; la plus singulière, car les insurgés y combattirent sans cri de guerre, sans chefs, sans drapeaux et pourtant avec un ensemble merveilleux et une expérience militaire qui étonna les plus vieux officiers. Ce qui la distingua encore parmi tous les événements de ce genre qui se sont succédés depuis soixante ans parmi nous, c’est qu’elle n’eut pas pour but de changer la forme du gouvernement, mais d’altérer l’ordre de la société. Elle ne fut pas à vrai dire une lutte politique (dans le sens que nous avions jusque là donné à ce mot), mais un combat de classe, une sorte de guerre servile. Elle caractérisa la révolution de février, quant aux faits, de même que les théories socialistes avaient caractérisé celle-ci quant aux idées […]

Il faut remarquer encore que cette insurrection terrible ne fut pas l’entreprise d’un certain nombre de conspirateurs, mais le soulèvement de toute une population contre une autre. Les femmes y prirent autant de part que les hommes. Tandis que les premiers combattaient, les autres préparaient et apportaient les munitions ; et, quand on dut enfin se rendre, elles furent les dernières à s’y résoudre […]

Quant à la science stratégique que fit voir cette multitude, le naturel belliqueux des Français, la longue expérience des insurrections et surtout l’éducation militaire que reçoivent tour à tour la plupart des hommes du peuple suffisent pour l’expliquer […]

[…] je trouvai le peuple occupé à établir des barricades ; il procédait à ce travail avec l’habileté et la régularité d’un ingénieur, ne dépavant que ce qu’il fallait pour fonder, à l’aide des pierres carrées qu’il se procurait ainsi, un mur épais, très solide et même assez propre […]

En poursuivant ma route, je rencontrai, à l’ouverture de la rue Saint Honoré, une foule d’ouvriers qui écoutaient avec anxiété le canon. Ces hommes étaient tous en blouse, ce qui est pour eux, comme on le sait, l’habit de combat aussi bien que l’habit de travail ; cependant, ils n’avaient pas d’armes, mais on voyait dans leurs regards qu’ils étaient bien près de les prendre. Ils remarquaient avec une joie à peine contenue que le bruit de la canonnade semblait se rapprocher, ce qui annonçait que l’insurrection gagnait du terrain. J’augurais que, déjà, toute la classe ouvrière était engagée, soit de bras, soit de coeur dans la lutte ; cela me le prouva. (…) Les lieux mêmes où nous nous croyions les maîtres, fourmillaient d’ennemis domestiques, c’était comme une atmosphère de guerre civile qui enveloppait tout Paris […]

[…] il était facile d’apercevoir qu’on avait affaire à l’insurrection la plus générale, la mieux armée et la plus furieuse qu’on eût jamais vu dans Paris […]

Si la révolte avait eu un caractère moins radical, et un aspect moins farouche, il est probable que la plupart des bourgeois seraient restés dans leurs maisons ; la France ne serait pas accourue à notre aide (…). Mais l’insurrection fut de telle nature que toute transaction avec elle parut sur le champ impossible et qu’elle ne laissa, dès le premier moment, d’autre alternative que de la vaincre ou de périr […]

Par tous les chemins que les insurgés ne commandaient pas, entraient alors dans la ville des milliers d’hommes accourant de tous les points de la France à notre aide. Grâce aux chemins de fer, il en venait déjà de cinquante lieues, quoique le combat n’eût commencé que la veille au soir […]

Je ne dirai rien de plus des combats de juin. Les souvenirs des deux derniers jours rentrent dans ceux des premiers et s’y perdent. On sait que le faubourg Saint-Antoine, dernière citadelle de la guerre civile, mit bas les armes le lundi [26 juin] seulement, c’est-à-dire le quatrième jour après le commencement de la lutte ; ce n’est que le matin de ce même jour que les volontaires de la Manche purent atteindre Paris. Ils avaient fait grande hâte, mais ils venaient de plus de quatre-vingts lieues à travers des pays qui n’ont point de chemin de fer. Ils étaient au nombre de quinze cents. Je reconnus avec émotion, parmi eux, des propriétaires, des avocats, des médecins, des cultivateurs, mes amis et mes voisins. Presque toute l’ancienne noblesse du pays avait pris les armes à cette occasion et faisait partie de la colonne. Il en fut ainsi dans presque toute la France […]

Telles furent les journées de juin, journées nécessaires et funestes ; elles n’éteignirent pas en France le feu révolutionnaire, mais elles mirent fin, du moins pour un temps, à ce qu’on peut appeler le travail propre à la Révolution de février. Elles délivrèrent la nation de l’oppression des ouvriers de Paris et la remirent en possession d’elle-même.»

Alexis de Tocqueville, Souvenirs, Paris, 1893 (2e partie, extraite des chapitres 9 et 10), édition Robert Laffont, coll. «Bouquins», 1986, p. 806-824.