Les mères
Dans un commissariat de police parisien, quelques heures après l’attaque du métro au gaz sarin par une secte qui a fait plusieurs centaines de victimes, le commissaire soliloque devant les cadavres de deux de ses inspecteurs.
l’attaque du métro au gaz sarin
Il y a 20 ans, l’attentat au gaz sarin dans le… par euronews-fr
« Tout à l’heure, on m’a fait passer la liste des victimes. Dans celles qui ont été identifiées, j’ai vu un nom qui me disait quelque chose. Bayard, Bayard, … et puis je me suis souvenu. C’est le nom de mes voisins du deuxième. Ils ont leur boîte à lettre juste en dessous de la mienne. Et dans la case prénom, il était marqué Françoise. Ca c’est leur fille. Je le sais parce qu’un matin, j’ai entendu la mère qui l’appelait dans l’escalier : « Françoise tu as oublié ton ticket de métro ». Et ouais. Premiers secours, réanimation, médecine légale. C’est devenu cher le métro maintenant. La gamine je lui donnais cinq ans mais ma femme m’a dit qu’elle était chez les grands, ça doit lui en faire sept (…) Le père travaille dans une entreprise d’emballage alimentaire, il est contremaître. La mère est vendeuse dans un magasin de chaussure. La gamine mange à la cantine le midi sauf le jeudi, là c’est sa grand-mère qui vient la chercher. Le soir c’est sa mère qui la ramène à la maison. Par ma femme, je peux même vous dire ce qu’elle a à goûter en rentrant : un bol de café au lait, des chocos ou du pain beurré. Je les ai jamais vu. A l’heure qu’il est les parents doivent déjà être au courant, si ça se trouve ils ont déjà été confirmer l’identité. Vous seriez étonné de voir la tête de ces gens-là. On pourrait croire qu’ils hurlent, qu’ils tombent dans les pommes. Non, ils sont immobiles, ils ont les yeux rouges, ils se tiennent par le bras pour dire de se tenir à quelque chose. Ils sont immobiles dans le couloir comme les vieux qu’ont Alzheimer qui arrivent plus à retrouver leur chambre. Les psy, ils disent « qu’ils ont honte d’être en vie et qu’ils commencent à mourir intérieurement ». Moi je dis ça mais j’y connais rien. Alors on leur parle le plus gentiment qu’on peut, le plus doucement possible. On leur met la main sur l’épaule, le temps des formalités quoi. Mais la vraie saloperie, c’est chez eux qu’elle les attend quand ils vont rentrer et qu’ils vont voir le café au lait qui est encore sur la table. C’est qu’il va leur en falloir du courage pour mettre les chocos à la poubelle et vider le bol dans l’évier. Parce qu’avec le café au lait, c’est la dernière attention maternelle qui va foutre le camp dans le siphon. Ils étaient déjà pas bien vivant avant, mais là ça les prend aux genoux … tac. Ils s’assoient et c’est fini. Sont cuits. S’attaquer aux mômes c’est comme les balles à ailettes. Le type est touché, il regarde le trou et se dit « je vais peut-être m’en sortir », il regarde de l’autre côté et y a un trou comme ça. Alors la liste des victimes, voyez ce que je veux dire « Bayard Françoise un décès nt nt nt … trois ». Pour commencer. Nous on appelle ça les dommages collatéraux. Sont forts, sont forts, faire en sorte qu’une mère n’aie plus de tartines à beurrer pour personne, c’est ça le terrorisme. Ils devraient se méfier les mecs qui font péter les métros, mais pas d’nous autres, des mères. Parce que personne n’arrête une mère, on le sait, on est formé pour le savoir. Les dingos armés jusqu’aux dents on les arrête, pas les mères. Les mères on peut rien faire, d’ailleurs on en a la trouille. J’ai un pote colonel à Roissy, il en a vu une pour récupérer son môme, elle a soulevé un avion avec une seule main, comme ça. Alors vous imaginez ces mères avec ces couteaux à beurre qui servent plus à rien. Pourtant c’est à bouts ronds les couteaux à beurre et puis ça coupe pas. Mais avec la colère, le désespoir, c’est ça armaguedon. C’est ça armaguédon. »
Extrait de Le Jour du froment (Pièce de théâtre d’Alexandre Astier créée en janvier 2001 au Studio 24 à Villeurbanne avec Alexandre Astier, Virginie Mouchtouris, Aurélien Portehaur, Thibault Roux et Lan Truong – Première diffusion télévisée réalisée par Bernard Schmitt sur « Festival » le 3 juin 2003 – 80′) – Contrairement à ce qu’on peut croire en lisant le texte, c’est la seule partie dramatique d’une pure comédie où dialoguent le jour de la chandeleur, un capitaine de police dépressif anorexique qui accueille les témoins et les suspects, sa femme retrouvée après dix mois de divorce, son abruti de lieutenant, son commissaire gueulard et vieillissant, un proxénète trafiquant et un jeune stagiaire plus doué pour les crêpes que pour les enquêtes de police.