Micheline Bood a quatorze ans en 1940. Son adolescence, elle la passe dans un Paris envahi par les « Bochs » [sic] qu’elle regarde avec les yeux d’une gaulliste précoce, son demi-frère étant pilote dans la R.A.F. La vie, pourtant, continue : la nourriture, les examens… Dans ce journal d’une jeune fille affleurent drames et insouciance.

« Mercredi 26 juin 1940

Que d’événements, aujourd’hui !

D’abord, l’armistice a été signé la nuit d’hier. Les conditions sont très dures, entre autres la démobilisation de l’armée ; mais on ne nous dit pas tout – presque rien, en fait. Le maréchal Pétain a fait hier soir un discours à la radio qui était idiot. Nous pensons généralement qu’il est devenu gâteux. Mais les troupes françaises (terre, mer et air) passent en masse en Angleterre pour continuer la lutte, et la R.A.F bombarde sans arrêt, et on se bat dans les colonies…

J’ai eu une conversation, toujours hier, avec deux soldats allemands. Ils parlaient épatamment le français et l’anglais aussi, qu’ils avaient appris dans une université quelconque, je ne sais où. (J’étais dans un arbre et eux en bas.) Aujourd’hui, en allant à Saint-Gilles, à l’église, je rencontre l’un des deux qui me dit bonjour. J’étais indécise, ne sachant si j’allais lui répondre devant les gens. Il était avec un groupe d’autres soldats, je lui fais un léger signe de tête et je passe. Tout à coup, à côté de moi, j’entends un déclic. Un déclic caractéristique, je tourne la tête de ce côté, et pan!… un autre déclic. C’était un vrai guet-apens! Ils ont été deux à me photographier et, au deuxième, je regardais justement – je suis furieuse. En rentrant, un autre m’a dit, en français, naturellement :

– Vous êtes très jolie, mademoiselle.

– Grr… Grr.. des Bochs… Ils n’ont pas le droit de me dire ça!

J’étais assise sur la fenêtre de la cuisine et nous riions beaucoup avec Marie-France, la bonne (Hedwige) et Nicole, parce que j’avais voulu chanter quelque chose et c’était complètement faux. Tout à coup (re-tout à coup), sans que j’aie rien entendu, quelqu’un arrive et me prend par la taille. Sincèrement, j’allais l’embrasser, j’étais tellement persuadée que c’était papa! Je vois Marie-France, Nicole et Hedwige qui riaient comme des folles. Je me retourne et je vois que c’était un Boch! Je me suis sauvée en quatrième vitesse, pendant que ces trois idiotes gloussaient de joie.

Une fois un peu rassurée, je l’ai regardé. Il était resté sur la fenêtre, à nous contempler. J’ai pensé alors que ma réaction avait été celle d’une petite fille. Il n’avait rien d’abominable. Franchement, je regrette qu’il ne soit pas anglais. Parce qu’il est vraiment très beau garçon. Et puis, il est brun et, à l’âge de neuf ans, j’ai fait voeu de ne jamais épouser un homme blond à cause d’un chagrin d’amour (Bill était châtain). A propos de Bill, j’ai écrit son nom sur tous les murs à Marigny. Et pourtant je ne l’aime plus…

[Le 11 novembre 1940, à Paris comme dans d’autres grandes villes de zone occupée, lycéens et étudiants célèbrent la victoire de 1918 en manifestant dans les rues.]

Lundi 11 novembre 1940

Matin, sept heures : Encore une alerte! Je me lève parce que c’est l’heure, mais, cette fois, nous ne descendons pas : On se barbe trop en bas! Tout le monde pense que ces alertes sont faites pour embêter les gens et leur faire détester les Anglais. Vive les Anglais quand même! Je vais prendre mon petit déjeuner en attendant la fin. Huit heures quinze : Fin de l’alerte.

Une heure : On nous a dit que les Anglais allaient bombarder aujourd’hui, parce que Hitler devait se rendre à l’Arc de triomphe. Je suis inquiète, énervée, j’ai un peu peur, mais j’irai quand même. S’il y a un bombardement, c’est une raison de plus pour que j’y aille.

Sept heures : J’y ai été. J’ai vu. Je n’ai pas vaincu, mais j’ai manifesté.

Quand nous sommes arrivées, Yvette, Monique et moi (maman ayant défendu à Nicole d’y aller), il n’y avait que deux ou trois Bochs avenue des Champs-Elysées. A l’Etoile, nous retrouvons les élèves du lycée. Puis nous passons sous l’Arc : foule immense, silencieuse et recueillie. Les gens enlèvent leurs chapeaux et font le signe de la croix. La flamme, la flamme immortelle, était entourée de fleurs. Au milieu, une immense couronne avec un ruban français – et un ruban anglais! Naturellement, pas un Boch sous l’Arc. Ça faisait penser à un reposoir. Presque tous les étudiants avaient le drapeau français et le drapeau anglais à leur chapeau. A un moment donné, les agents nous disent de circuler. Nous leur répondons: « La barbe! » et d’autres personnes viennent se joindre à nous.

Nous rencontrons S. Delhaye et sa mère, qui nous disent : « En bas, les étudiants ont manifesté et nous avons vu les Bochs foncer dedans à toute vitesse en auto. Heureusement, aucun d’eux n’a été blessé. » Nous descendons. Il y a un rassemblement devant la brasserie Le Tyrol. Nous quittons les élèves du lycée, Yvette, Monique et moi ; nous allons voir ce qui se passe. Nous n’avons pas très bien compris. Il y avait une centaine d’étudiants parqués dans le hall du Tyrol. Il paraît que c’est parce qu’ils avaient manifesté. Une affiche boch, qui était à la porte quand nous sommes montées et que nous n’avions pas pensé à lire, avait été arrachée. Puis, de l’autre côté, nous voyons un homme bien, assez âgé, emmené par des civils qui le rudoient férocement. Nous entendons les gens siffler; nous traversons et suivons.

Avenue des Champs-Elysées, de place en place se trouvaient des camions allemands fermés le long des trottoirs. Les officiers qui attendaient à côté, une trentaine, sont tous tombés sur le pauvre type qui, paraît-il, avait manifesté. Ils lui ont donné des coups de pied dans le ventre et, finalement, l’ont hissé à moitié mort dans la voiture. Tous les gens qui passaient se sont mis à hurler, et nous avec. Il y avait d’autres types dans le camion. Et ces c… de Bochs riaient! Nous les avons traités de cochons, vaches, salauds et toutes les bêtes de l’Arche de Noé. Finalement, un des civils nous a crié :

– Est-ce que vous voulez y aller aussi?

Nous avons crié de plus belle, craché sur les Bochs, etc.

Et puis il a commencé à pleuvoir et nous sommes parties.

Arrivées aux Champs-Elysées, nouveau rassemblement. Des Bochs ont été blessés dans la bagarre et on a appelé des ambulances. Les Français exultent, les Bochs sont moroses. Et puis nous tombons juste en face d’un cercle de gens qui sont en train de jouer au ballon avec un officier boch, comme avec un mannequin pour la boxe. Il passait de poing en poing et chacun lui disait une injure. Il avait l’air d’être prêt à pleurer. Monique était rentrée chez elle (elle habite rue Marbeuf), mais Yvette et moi avions une joie vraiment féroce. J’aurais été plus contente si c’avait été un des trente du camion, parce que celui-là avait 1’air mieux, mais tant pis pour lui, c’était un Boch. Enfin nous sommes rentrées (j’oubliais de dire que les autres Bochs regardaient sans rien dire leur camarade battu) parce qu’il pleuvait trop, mais avec regret. J’avais des bas de soie splendides et j’étais enchantée parce que toutes les femmes bochs regardaient mes jambes avec envie.

Dans le Quartier latin, les étudiants se sont promenés en tenant une petite gaule et en criant: « Vive! Vive! Vive! » Tous les gens, même les Bochs, se tordaient de rire.

En ce moment, il est sept heures. On se bat avenue de l’Alma, à la grenade et au fusil.

Ah mes enfants! Qu’est-ce qu’on va avoir comme représailles! Mais je peux dire: « J’Y ETAIS. »

(…)

Mardi 24 décembre 1940

Nous avons reçu une lettre de Nounou. Elle nous dit qu’à Brest il n’y a ni beurre, ni pommes de terre, ni café, ni laine, presque rien enfin. Par-dessus le marché. elle a très peur des bombardements ; des gens qui habitent près d’elle ont été tués. Il paraît qu’à Brest, les Anglais, en bombardant, tuent des quantités de civils. C’est probablement parce que la Royal Air Force a actuellement des pilotes trop jeunes, inexpérimentés, au lieu des durs à cuire d’avant.

Je trouve que j’ai été très injuste, hier, parce que, en aucun cas, un Noël de guerre ne doit être heureux. Quand on pense que tant de gens n’auront cette année qu’un bombardement toute la nuit du 25 décembre… Seulement, quand je me plaignais à toi, l’autre jour, mon journal, j’écrivais sous l’effet du découragement et aussi de la haine et du dégoût que m’avait inspirés pendant notre promenade la vue de Bochs se pavanant dans des autos chauffées, achetant des bonbons, des choses délicieuses et de toutes ces femmes en splendides manteaux de fourrure et le superbe arbre de Noël du garage d’Astorg, alors que nous, nous n’en aurons pas. Maintenant que j’ai réfléchi, J’offre de grand coeur les cadeaux de Noël pour Nounou et tous les pauvres réfugiés.

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Mercredi 15 janvier 1941

J’essaie de jour en jour de me persuader davantage que le rutabaga et la margarine sont des choses délicieuses.

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Et une devinette: Quelle est la plus petite prairie du monde? Uniforme des Bochs parce qu’il y a toujours une vache dedans.

Vendredi 17 janvier 1941

Je suis furieuse parce que maman m’a forcée à mettre les chaussettes de laine de Nounou à cause de cette affreuse chose que j’ai à la jambe et qui, dit-elle, provient du froid. Puisque c’est comme ça, je ne mettrai plus mes gros godillots. C’est trop laid avec des chaussettes ! et j’userai mes chaussures. Tant pis, elle m’embête.

J’ai été pesée mardi et j’ai maigri de 2,500 kilos depuis le mois d’octobre. Restrictions ! J’ai chipé un pot de confitures. Je l’ai mis derrière les livres dans ma bibliothèque. J’ai honte de faire des choses comme ça parce que je suis obligée de te les confier après, mon journal. Je ne l’aurais jamais fait avant parce que je n’aimais pas les confitures, mais maintenant, nous mangeons si mal que j’ai toujours faim. Par exemple, aujourd’hui, j’ai eu quatre rognons de mouton à cinq francs pièce. C’est sans ticket, mais il y avait beaucoup de graisse avec, et ils étaient gros comme le pouce.

Et par-dessus le marché, le gaz ne voulait pas chauffer (depuis que les Bochs sont là il ne vaut plus rien). A une heure moins vingt-cinq, nous n’avions pas encore déjeuné et nous devions partir à moins vingt. Alors, j’ai commencé par le dessert, puis des pommes de terre avec du rutabaga (qui n’était pas cuit et que j’ai laissé) et je suis partie en mangeant mon minuscule rognon.

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Mercredi 22 janvier 1941

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Un camarade d’Yvette a été fait prisonnier. Il a seize ans. C’était pour avoir lacéré une affiche. On l’a mis en cellule pour trois mois et quand son père est venu le chercher, il a été obligé de l’emmener en ambulance parce qu’il ne pouvait plus se lever. Maintenant il est très malade. On ne lui avait donné absolument que du rutabaga.

Nous nous demandons avec anxiété comment nous finirons le mois. En mangeant du rutabaga, probable.

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Le 16 et 17 juillet 1942, 13 000 juifs, sont arrêtés, surtout dans les quartiers populaires de l’est parisien…

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Vendredi 2 juin 1944

A cause des alertes, le bac s’est passé au lycée et comme les sirènes se déclenchent en général vers onze heures, ils nous ont fait venir très tôt pour avoir fini la dissertation avant. (…)

En philo, je ne sais pas trop si j’ai réussi. Le sujet de psycho ne me disait rien et je ne comprends toujours rien à la logique. J’ai donc pris le sujet de morale qui était magnifique, mais dangereux: justice et liberté ». J’ai parlé de la tradition immortelle de la France ; enfin, je l’ai traité de façon héroïque et si je tombe sur un examinateur pétinophile, je suis fichue. Pour les sciences nat., ça a formidablement marché. Je révisais encore en y allant après le déjeuner et j’ai eu le sujet que je venais de relire en route : « La structure microscopique du rein. » Je n’ai même pas eu besoin de me servir de mes anti-sèches, je savais tout par coeur. Evidemment, ce qui est moche pour moi, c’est que l’anglais et l’allemand ne comptent pas cette année. »

Extraits de Micheline Bood, « Les années doubles : journal d’une lycéenne sous l’occupation », Paris Laffont, 1974