« Notre peuple exige une seule chose : que ces maudits reptiles soient écrasés, que ces chiens galeux soient abattus ! Les temps passeront, les herbes folles et les chardons envahiront les tombes des traîtres exécrés. (…) Sur la voie, débarrassée de la dernière souillure et de la dernière abjection du passé, nous tous, notre peuple, guidés par notre bien-aimé chef et guide, le grand Staline, nous continuons à aller de l’avant, toujours de l’avant, vers le communisme. »

Réquisitoire de Vychinski lors du procès du « bloc des droitiers et des trotskistes antisoviétiques.»


 

Toutes les sources qui suivent proviennent de :

Nicolas Werth, L’ivrogne et la marchande de fleurs, Tallandier, Paris, 2009 voir recension [http://clio-cr.clionautes.org/l-ivrogne-et-la-marchande-de-fleurs-autopsie-d-un-meurtre-de-masse.html->http://clio-cr.clionautes.org/l-ivrogne-et-la-marchande-de-fleurs-autopsie-d-un-meurtre-de-masse.html]

Elles ont été collectées par Christophe Rime (professeur d’Histoire au Collège (Lycée) de Saussure) et sont mises à disposition sur Cliotexte avec l’autorisation de Nicolas Werth. Qu’ils en soient tous deux remerciés.


L’ordre « secret » de lancement de l’opération koulak, le 2 juillet 1937, signé par Staline. Considéré comme le début des « opérations de masse » à l’origine de la Grande Terreur de 1937-8.

« Il est remarqué qu’une grande partie des ex-koulaks et criminels, exilés dans les régions du Nord et de la Sibérie, et rentrés par la suite, à l’issue de leur peine, chez eux, sont les principaux instigateurs des crimes antisoviétiques aussi bien dans les kolkhozes, les sovkhozes que dans les transports et certaines branches de l’industrie.
Le Comité central propose à tous les secrétaires régionaux et républicains du Parti, ainsi qu’à tous les responsables régionaux du NKVD de ficher tous les koulaks et criminels retournés chez eux afin que les plus hostiles d’entre eux puissent être immédiatement arrêtés et fusillés à l’issue d’une procédure administrative simplifiée devant une troïka, les autres moins actifs, mais néanmoins hostiles, étant exilés dans des régions éloignées du pays sur l’ordre du NKVD.
Le Comité central vous invite, dans un délai de cinq jours, à lui proposer la composition des troïkis, le nombre d’éléments à fusiller ainsi que le nombre d’éléments à exiler.
Le Secrétaire du Comité central, J. Staline. »

Cité dans Nicolas Werth, L’ivrogne et la marchande de fleurs, Tallandier, Paris, 2009, p.75.

 

Voici les premières propositions de listes des régions, répondant à l’ordre du 2 juillet 1937, remontant vers le NKVD, de toutes les régions de l’URSS.

« Extraits du Protocole n°51 du Politburo, 10 juillet 1937. Points n°199 et 206, à l’ordre du jour. Sur les éléments antisoviétiques.
Confirmer composition des troïki et quotas.
Pour RSS du Kazakhstan, cam. Mirzoian, Issaiev, Zalin. Accord pour fusiller 2346 et déporter 4403. Autoriser la troïka à traiter aussi les koulaks assignés à résidence dans les villages spéciaux.
Pour la région de Koursk, cam. Peskarev, Nikitin, Simanovskii. Accord pour fusiller 1798, déporter 2986.
Pour la région de Kiro, cam. Austrin, Mukhin, Naumov. Accord pour fusiller 386, déporter 510.
(…)
Pour la région de Voronej, cam. Rozan, Anfimov, Iarygin. Accord pour fusiller 720 koulaks, 130 criminels, déporter 2386 koulaks, 1319 criminels.
Pour la région de Sverdlovsk, cam. Aboliaev, Dmitriev, Gratchev. Accord pour fusiller 4700 koulaks, 300 criminels, déporter 5800 koulaks, 1200 criminels.
Pour la région d’Ivanovo, cam. Epanetchnikov, Styrne, Leibovitch. Accord pour fusiller 276 koulaks, 66 criminels, déporter 1293 koulaks, 425 criminels.
(…)
Pour la région Azov-Mer Noire, cam. Liouchkov, Evdokimov, Ivanov. Accord pour fusiller 5721 koulaks, 923 criminels, déporter 5914 koulaks et 1048 criminels. Autoriser le passage devant la troïka, avec peine de mort, pour toutes les affaires de diversion et espionnage dans le domaine agricole et notamment la campagne de moisson.
(…)
Pour la RSS de Biélorussie, cam. Berman, Deniskevitch, Chiirein. Accord pour fusiller 3000, déporter 9000.
Pour la région de Moscou, cam. Redens, Maslvo, Khrouchtev. Accord pour fusiller 2000 koulaks, 6500 criminels, déporter 5869 koulaks et 26936 criminels. »

Cité dans Nicolas Werth, L’ivrogne et la marchande de fleurs, Tallandier, Paris, 2009, p.83.

 

Circulaire secrète du 12 juillet 1937, par le n° 2 du NKVD, Frinovskii, à tous les responsables régionaux du NKVD en charge de l’opération de masse.

« Complément au télégramme n°266.
Ne pas commencer l’opération de répression des ex-koulaks et criminels. Je répète, ne pas commencer l’opération. Le Commissaire du peuple vous informera spécialement du jour précis où l’opération devra débuter.
Le temps dont vous disposez jusqu’au début de l’opération doit être mis à profit pour : travail sur les koulaks et criminels déjà démasqués ; vérification et approfondissement des matériaux collectés sur ces éléments ; recherche complémentaire de koulaks et criminels non encore enregistrés ; vérification et précision de l’enregistrement.
Les koulaks et éléments criminels les plus actifs et les plus hostiles démasqués au cours de ce travail devront être arrêtés, leur affaire instruite et préparée pour passage devant la troïka. Mais les troïki ne doivent pas encore examiner les dossiers, ne doivent pas rendre de sentences, ne doivent pas exécuter les éléments avant que le signal ait été donné par le Commissaire du peuple.
Etant donnée l’importance politique exceptionnelle de l’opération à venir, le Commissaire du peuple convoque à Moscou pour le 16 juillet une réunion spéciale au cours de laquelle seront discutés : les plans du déroulement de l’opération, les matériaux rassemblés pour chaque catégorie, en séparant bien koulaks et criminels, les modalités techniques de l’opération. La réunion aura lieu en deux fois.
Vous devez vous rendre à la convocation pour le 16 juillet, et apporter les plans du déroulement de l’opération et tous le matériaux.
Frinovskii. »

Cité dans Nicolas Werth, L’ivrogne et la marchande de fleurs, Tallandier, Paris, 2009, p.84.

 

Dans la seconde quinzaine de juillet 1937, se tiennent des conférences opérationnelles concernant l’opération de masse à venir. Les responsables de districts chargés de mettre en œuvre « l’opération koulak » sont convoqués. Voici en quels termes Mironov, chef du NKVD de la région de Sibérie occidentale, de retour de Moscou, explique à ses subordonnés le sens et les modalités de l’opération.

« Jusqu’à ce qu’on ait terminé cette opération, sachez que celle-ci est absolument secrète, un secret d’Etat. Quand je vous présenterai le Plan attribué à notre région, les chiffres que vous entendrez, vous devrez les faire disparaître de votre tête. Ceux qui ne parviendront pas à extirper ces chiffres de leur tête, ils devront se faire violence et les chasser d’une manière ou d’une autre, car la moindre diffusion de ces chiffres, la moindre mention de ces chiffres, vous conduirait sur-le-champ devant un tribunal militaire.
(…)
L’opération commencera par la 1e catégorie (les condamnés à mort). Vous enverrez à la troïka le dossier déjà prêt avec la résolution et quelques extraits. Les listes des éléments arrêtés, vous ne les montrerez au Procureur qu’après la fin de l’opération et vous ne mentionnerez jamais la catégorie (1e ou 2e) attribuée. Vous vous bornerez à indiquer : koulak, criminel, autre, article du Code pénal, date de l’arrestation. C’est tout ce que vous enverrez au procureur. Les délais de garde à vue dans les cellules d’incarcération provisoire n’ont plus de limite. Vous pouvez garder les individus arrêtés dans les cellules d’incarcération provisoire deux mois si vous le souhaitez. Inutile de préparer de nombreux comptes rendus d’interrogatoire. Au grand maximum, deux-trois par individu. Si l’individu arrêté a avoué, un seul compte rendu suffit. Inutile d’organiser des confrontations, convoquez deux-trois témoins, inutile de les confronter avec l’accusé.
(…)
Les dossiers seront ficelés de manière accélérée. Mais sachez qu’après l’opération, il risque d’y avoir un contrôle d’en haut, un contrôle sérieux, aussi faut-il être très exigeant du point de vue de l’attribution de la catégorie, première ou seconde (10 ans d’emprisonnement). Nous avons deux mois et demi de travail devant nous, or, dans un mois, on peut découvrir de nouvelles affaires, de nouveaux groupes, qu’est-ce qui risque d’arriver ? Que nous aurons tout simplement éclusé notre quota, dans un mois on risque de n’avoir plus de quota. Il est indéniable au jour d’aujourd’hui qu’avec le fichage assez superficiel que nous avons, un certain nombre d’individus fort intéressants de notre point de vue ont été classés en deuxième catégorie, alors qu’ils méritent assurément la première.
(…)
Notre quota en 1e catégorie est de 11000, cela veut dire qu’au 28 juillet, vous devez avoir 11000 individus déjà arrêtés, prêts, sous la main. Vous pouvez bien sûr en avoir 12000, 13000 et même 15000, je ne vous limiterai pas. Vous pouvez même aller jusqu’à 20000. »

Cité dans Nicolas Werth, L’ivrogne et la marchande de fleurs, Tallandier, Paris, 2009, pp. 86-87.

 

Le 30 juillet 1937, « l’Ordre opérationnel du commissaire du peuple aux Affaires intérieures de l’URSS n°0047 sur l’opération de répression des ex-koulaks, criminels et autres éléments antisoviétiques, est signé par Nikolaï Iejov.

 » « Il faut, dit-il, en finir une fois pour toutes avec le travail de sape mené par les éléments contre-révolutionnaires contre les fondements mêmes de l’Etat soviétique. »

Le texte énumère ensuite pas moins de huit « contingents » d’individus à réprimer :

« Contingents sujets à répression.
Ex-koulaks revenus à l’issue de leur condamnation et continuant à mener une activité antisoviétique de sape ; ex-koulaks ayant fui le camp ou le village spécial ou s’étant cachés pour échapper à la dékoulakisation et qui mènent une activité antisoviétique ; ex-koulaks et éléments socialement nuisibles faisant partie de groupes insurrectionnels, fascistes, terroristes ou bandits, purgeant leur peine, ou s’étant cachés pour échapper à la répression ou ayant fui de leur lieu d’exil et continuant à mener des activités antisoviétiques ; membres de partis soviétiques (SR, mencheviks géorgiens, moussavatistes, dachnaks), anciens gardes blancs, gendarmes, fonctionnaires, chefs de bande, bandits, réémigrés s’étant cachés pour échapper à la répression ou s’étant enfuis de leur lieu d’exil et continuant à mener des activités antisoviétiques ; membres des organisations cosaques-gardes-blancs, fascistes, terroristes et diversionnistes démasqués par des données avérées de renseignement, d’enquête ou d’instruction. Sont également sujets à répression les éléments de cette catégorie actuellement en détention, dont l’instruction est terminée mais qui n’ont pas encore été jugés.

Les éléments les plus actifs parmi les ex-koulaks, les bandits, les Blancs, les membres des sectes ou du clergé actuellement en prison, en camp ou en village spécial, et qui continuent à y mener une activité antisoviétique de sape ; les éléments criminels (bandits, voleurs-récidivistes, contrebandiers professionnels, affairistes, voleurs de bétail) liés à un milieu criminel. Sont également sujets à répression les éléments de cette catégorie actuellement en détention, dont l’instruction est terminée mais qui n’ont pas encore été jugés (…). »

Tous ces éléments devaient être répartis en deux catégories :

« a) les plus actifs et hostiles des éléments ci-dessus énumérés seront affectés à la première catégorie. Ces éléments seront immédiatement arrêtés et après examen de leur cas par une troïka fusillés.

b) les éléments moins actifs, mais néanmoins hostiles seront affectés à la seconde catégorie. Ces éléments seront immédiatement arrêtés et envoyés en camp pour une durée de huit à dix ans ; les plus endurcis et les plus socialement nuisibles seront incarcérés en prison pour la même durée. »  »

Cité dans Nicolas Werth, L’ivrogne et la marchande de fleurs, Tallandier, Paris, 2009, pp. 89-90.

 

Exemple de directive adressée par les dirigeants régionaux du NKVD aux responsables opérationnels chargés de mettre en œuvre les exécutions des purges de 1937-8. Directive du 2 août 1937, envoyée par Popachenko, le chef du NKVD de la région de Kouïbychev, au capitaine de la Sécurité d’Etat Korobitsin, responsable des opérations de répression dans le district d’Oulianovsk.

« Strictement confidentiel.
Préparez un lieu secret, si possible dans une cave du bâtiment du NKVD, où les condamnés à mort seront exécutés. Les exécutions auront lieu la nuit. Avant l’exécution, vous vérifierez soigneusement l’identité de l’individu exécuté. Les corps seront enterrés dans une fosse commune creusée à l’avance dans un lieu secret. Le transport des corps devra être effectué exclusivement dans des véhicules de fonction du NKVD. Vous signerez le certificat individuel d’exécution en un seul et unique exemplaire. Ces certificats seront envoyés tous les cinq jours sous pli scellé et par paquet séparé spécial uniquement par coursier du NKVD au chef du 8e département de la Sécurité d’Etat de la Direction régionale du NKVD.
Vous êtes personnellement responsable du secret absolu concernant le lieu, la date, l’heure et les méthodes d’exécution. A la réception de ce document, vous m’enverrez la liste du personnel du NKVD autorisé à prendre part au processus d’exécution. En aucun cas, il ne sera fait appel à des fonctionnaires de police ordinaire, ni à des militaires. Toutes les personnes impliquées dans le transport des corps, du creusement et du recouvrement des fosses signeront un document spécial les engageant au secret sous peine d’arrestation immédiate. »

Cité dans Nicolas Werth, L’ivrogne et la marchande de fleurs, Tallandier, Paris, 2009, p. 93.

 

Le 10 décembre, dernier jour du délai initialement prévu pour la fin de l’opération « koulak », Iejov envoye une nouvelle directive prolongeant l’opération jusqu’au 1e janvier 1938. Voici le rapport d’un lieutenant de la Sécurité d’Etat concernant les propos tenus « aux alentours du 10 décembre » par son supérieur hiérarchique, Maltsev, le chef régional du NKVD de Tomsk.

« Le Parti et le gouvernement ont décidé de prolonger l’activité des troïki jusqu’au 1e janvier 1938. Il vous reste deux-trois jours jusqu’aux élections au Soviet suprême, vous devez vous préparer sérieusement à l’opération, et le 13 décembre, vous commencez à mettre en œuvre le « plan de collecte ». Je vous donne trois jours pour le « plan de collecte » puis vous pressez le rythme et vous finissez les dossiers vite faits. Vous « cassez du bois » – c’est-à-dire vous obtenez des aveux, mais si vous n’y arrivez pas, ça ne fait rien, vous mettez dans les affaires de ceux qui n’ont pas avoué deux témoignages de gens qui ont avoué et c’est bon. Je ne vous limite pas côté âge des gens arrêtés, vous pouvez donner des vieux. Ce qu’il nous faut, c’est forcer les rythmes, car nos voisins de l’Oural ont pris de l’avance. Côté ROVS, on doit donner au moins cent affaires au 1e janvier, côté polonais, letton et autres nationaux, pas moins de 600 individus, et au total, je suis sûr qu’en y mettant un bon coup de collier vous donnerez bien 2000 individus. Chaque instructeur doit faire pas moins de 7-10 affaires par jour – et je vous le répète, c’est le minimum, à Stalinsk et à Novossibirsk, nos gars les moins qualifiés, ils donnent 12-15 affaires par jour. A ceux qui auront bien travaillé, je filerai une gratification en argent, et en général, personne ne restera sans récompense. Sachez-le bien, toute une série de comités de ville du NKVD – Kemerovo, Prokopievsk, Stalinsk – sont bien plus avancés que vous et peuvent vous dépasser. Ils ont pris des engagements bien plus élevés que ceux que je vous propose. »

Cité dans Nicolas Werth, L’ivrogne et la marchande de fleurs, Tallandier, Paris, 2009, pp. 107-108.

 

Discours prononcé par Iejov, le 17 février 1938, devant les responsables du NKVD d’Ukraine qui venaient de s’acquitter des opérations de purge.

 » « Nous les bolchéviks, nous avons l’habitude de parler vrai. De dire ce que l’on pense, ce que l’on sait, sans fioritures. Plus on découvre tôt ses maladies, et plus rapidement on peut les guérir (…). J’irai donc à l’essentiel. Et d’abord, quelques mots sur les cadres et l’appareil ukrainien (…). Voici quelques chiffres éloquents. Sur l’ensemble des tchékistes ukrainiens – 2918 personnes, nous avons des documents compromettants, d’une sorte ou d’une autre, sur 1244 personnes, c’est-à-dire sur presque la moitié d’entre vous. Camarades, bien sûr, en soi ces chiffres ne sont pas bien brillants, même si la situation n’est pas aussi terrible qu’elle peut en avoir l’air (…). Pour l’essentiel, ces matériaux concernent les parents, la famille, les relations des uns et des autres. Ainsi, nous avons du matériau compromettant sur 214 tchékistes qui ont, dans leur famille, des parents condamnés. Ou encore sur 219 dont les parents sont à l’étranger. Ou bien encore sur 200 dont les parents ont servi dans les armées blanches. Naturellement, il serait faux de considérer que tous ces 1244 tchékistes méritent, par exemple, d’être chassés du NKVD. Mais il serait tout aussi erroné de penser qu’il n’y a pas, parmi ces 1244 personnes, d’individus qui n’ont pas leur place parmi nous (…).

L’opération de masse s’est très mal passée en Ukraine. Les quotas ont été remplis et dépassés, on en a fusillé pas mal, mis pas mal en camp, la quantité est là, sans doute, mais la qualité reste à désirer. Est-ce que vous avez bien visé, est-ce que vous avez déraciné la contre-révolution avec toutes ses racines ? Je dois vous dire que non. Est-ce qu’on peut dire que vous avez retiré la crème ? Eh bien, je dois vous dire que vous ne l’avez pas retirée. Voici un exemple, que m’a rapporté l’un de vos camarades. Quand je lui ai demandé de vérifier les listes et faire un nouveau fichage, il s’est rendu compte qu’il y avait encore dans sa circonscription 7 ou 8 archimandrites encore vivants, plus encore 20-25 archimandrites qui continuaient leur travail , plus une foule de moines, de moinillons et de petits démons. A quoi cela ressemble-t-il ? Pour quoi n’a-t-on pas fusillé tous ces éléments depuis longtemps ? C’est quand même pas rien, c’est du gros, comme qui dirait, un archimandrite. Ce sont des activistes, des organisateurs. Pas plus tard que demain, ces gens-là vont nous manigancer quelque chose. Et je pourrai dire la même chose pour toutes les lignes (les lignes nationales). Il y a eu beaucoup de tromperie dans la marchandise. Vous avez couru après le chiffre. Vous en avez fusillé un demi-millier, par-ci, un millier par-là, et puis là-dessus vous vous êtes calmés, vous vous êtes dit, le boulot est fait. (…) Donc, je le répète, dans cette opération de masse, vous avez mal visé, et du point de vue qualitatif, le résultat n’a pas été brillant, loin s’en faut.

Autre défaut, camarades, c’est que l’opération a surtout touché les campagnes, et presque pas les villes (…). Vous avez envoyé vos gars, en groupes opérationnels, dans les campagnes, et vous avez négligé les villes, tant et si bien qu’on continue à y voir des popes et des archimandrites se promener en liberté, des gardes blancs, des bandits, des criminels, donc les villes ne sont pas bien nettoyées et même pas nettoyées du tout (…). Or, comme on le sait, les villes constituent les avant-postes du socialisme dans notre pays. Dans ces conditions, le nettoyage total et définitif des villes de leurs éléments hostiles au régime soviétique revêt une importance politique exceptionnelle. Il doit être mené à son terme (…).

Pourquoi l’opération s’est-elle mal déroulée ? L’opération de masse est tombée sur un appareil qui n’était pas prêt, qui n’avait pas fait le travail préparatoire indispensable de fichage, elle est tombée du ciel comme un malheur (…) Et pourquoi ? Parce que l’appareil n’était pas du tout préparé, n’avait pas fait le travail indispensable de fichage. Du coup vous avez mené l’opération et le fichage en même temps. Résultat – vous avez attrapé celui qui s’est laissé prendre, tandis que celui qui a su se cacher, vous l’avez raté (…). »

Après un long développement sur les défaillances du système de renseignement, Iejov en vient à l’essentiel :

« Il va donc falloir continuer à nettoyer encore. » S’adressant à Ouspenskii : « Vous avez bien reçu le quota pour 6000 (en 1e catégorie) ? » Ouspenskii : « Exactement. » Iejov : « Il va falloir en attraper encore une trentaine de milliers, et ces 30000 qu’on va vous allouer, vous allez bien les répartir entre vous, par régions, et cette fois-ci vous allez bien viser la cible, bien viser les principales catégories, bien viser l’ennemi. Vous m’avez bien compris, je n’inclus pas dans ces 30000 les autres opérations que vous avez déjà commencées et que vous allez continuer, la ligne polonaise, la ligne de Harbin, la ligne grecque, roumaine et toutes les autres. Les 30000, c’est la crème. Il faut en finir une fois pour toutes avec les Gardes-blancs, les koulaks, les insurgés (les cadres insurgés j’entends), les bandits politiques. En un mot, il faut couper les têtes, écrémer, enlever la crème. Vous allez leur porter un tel coup, qu’ils ne s’en relèveront jamais (…).»  »

Cité dans Nicolas Werth, L’ivrogne et la marchande de fleurs, Tallandier, Paris, 2009, pp. 115-117.

 

Le 11 août 1937, Nikolaï Iejov envoye à tous les dirigeants régionaux et républicains du NKVD une directive visant cette fois des « contingents nationaux », l’ordre 00485, destiné à mettre en œuvre la « liquidation totale des réseaux d’espions et de terroristes de l’Organisation militaire polonaise, infiltrés dans l’industrie, les transports et l’agriculture. Les catégories et les procédures de répression définies dans ce texte devaient servir de « modèle » pour l’ensemble des « opérations nationales ».

« Ordre opérationnel du NKVD n°00485, 11 août 1937.
La lettre secrète jointe au présent ordre opérationnel sur les activités fascistes, diversionnistes, défaitistes, terroristes, de sabotage et d’espionnage menées par le renseignement polonais en URSS, ainsi que les matériaux d’instruction sur l’Organisation militaire polonaise révèlent l’étendue des actions menées presque impunément et depuis de longues années par le réseau polonais sur le territoire de l’URSS.
Ces matériaux montrent aussi que le travail de sape des organes de renseignement polonais n’a pu prendre une telle ampleur et se développer sur une telle échelle que parce que le niveau des tchékistes de la Sécurité d’Etat n’était pas à la hauteur. Même aujourd’hui, les opérations de liquidations des groupes de diversion et d’espionnage polonais et des cellules de l’Organisation militaire polonaise ne sont pas à la hauteur. Le rythme des enquêtes et des instructions reste lent. De nombreux contingents d’espions et de saboteurs polonais ont même échappé à tout fichage. En Sibérie occidentale, seuls 1000 des 5000 émigrés ont été dûment fichés.

Une liquidation incomplète des cadres de l’espionnage polonais serait particulièrement dangereuse au moment où le centre moscovite de l’Organisation militaire polonaise vient d’être anéanti et ses principaux dirigeants arrêtés. En effet, l’espionnage polonais, qui a senti qu’il était démasqué, va essayer de mettre en œuvre – et a commencé de le faire – ses projets de sabotage dans toutes les sphères de l’économie soviétique, et en particulier dans le domaine de la Défense nationale. Dans ce contexte, la tâche essentielle de la Sécurité d’Etat est de liquider totalement non seulement les cadres de l’Organisation militaire polonaise, mais aussi ses activistes de base, tous les éléments du réseau de l’espionnage polonais en URSS.

En conséquence de quoi, j’ordonne :
1 – de commencer, à partir du 20 août 1937, une grande opération visant à liquider entièrement toutes les cellules et organisations locales de l’Organisation militaire polonaise, et en premier lieu l’ensemble des cadres espions et saboteurs de cette organisation dans les domaines de l’industrie, du transport et de l’agriculture. L’opération devra être achevée dans un délai de trois mois, soit le 20 novembre 1937.
2 – devront être immédiatement arrêtés :
les membres actifs de l’Organisation militaire polonaise démasqués par l’instruction, mais pas encore trouvés ;
tous les prisonniers de guerre de l’armée polonaise restés en URSS ;
tous les émigrés polonais en URSS ;
tous les émigrés politiques polonais en URSS ;
tous les anciens membres du Parti socialiste polonais et des anciens partis politiques polonais antisoviétiques ;
les plus actifs des éléments antisoviétiques et nationalistes des districts polonais de l’URSS.
(…)

4 – Parallèlement aux arrestations, s’amplifiera le travail d’enquête et d’instruction. Celui-ci visera en priorité à liquider les chefs des groupes terroristes pour décapiter l’ensemble des réseaux. Tous les individus dénoncés par les aveux des espions, saboteurs et diversionnistes arrêtés seront immédiatement arrêtés.

5 – Tous les éléments arrêtés seront classés en deux catégories :
les cadres et les éléments les plus actifs des réseaux d’espionnage et de sabotage polonais seront classés dans la première catégorie et seront tous fusillés ;
les éléments moins actifs seront classés dans la seconde catégorie et envoyés en camp ou en prison pour une durée de 8 à 10 ans.
(…)

Après confirmation du verdict par le Commissaire du peuple à l’Intérieur de l’URSS et le Procureur Général, la sentence est immédiatement exécutée. Les condamnés à la 1e catégorie sont immédiatement fusillés ; les condamnés à la 2e catégorie sont immédiatement envoyés en camp ou en prison.
(…)
Je serai tenu informé tous les cinq jours (…) de chaque mois, de l’évolution de l’opération.
Le Commissaire du peuple à l’Intérieur de l’URSS, Commissaire général de la Sécurité d’Etat, Iejov. »

Cité dans Nicolas Werth, L’ivrogne et la marchande de fleurs, Tallandier, Paris, 2009, pp. 129-132.

 

Voici quelques exemples de fiches réunissant des « matériaux incriminants » les futurs arrêtés – quelques quinze à vingt lignes suffisent pour motiver un mandat d’arrêt – qui doivent prouver l’appartenance de l’individu à une classe parasite. Ces données portent le nom de kharakteristiki ou spravki :

« Spravka délivrée par le président du soviet rural du village de Troitskoie (région de Moscou) concernant le citoyen Cherchnev A. V., pope.
« Cherchnev A. V. passe son temps à diffuser ses opiums parmi le peuple travailleur des kolkhoziens, les détournant ainsi du travail. Cherchnev se distingue par ses propos et ses actions antisoviétiques et koulak et pour que cet individu ne continue pas à nous gêner au village, considérons qu’il faut l’éliminer et le liquider en tant que classe. Etabli et certifié par le président du soviet rural de Chatekov. »

« Spravka délivrée par le président du soviet rural du village de Krivocheino (région de Tomsk) concernant le citoyen Sen’ko V. A.
« Sen’ko V. A. exploite systématiquement autrui depuis 1910. Entre 1911 et 1918 s’est occupé de commerce. N’avait jamais pour moins de 200 roubles de marchandises dans sa boutique. Avait en outre une écrémeuse d’une contenance de 35 sceaux, jusqu’en 1920 achetait du lait chez tous les paysans des alentours et produisait jusqu’à 50 kg de beurre par semaine. En 1922 est parti en Pologne, d’où il est revenu en 1923. (…) Dékoulakisé en 1931. Privé de ses droits civiques le 13 avril 1933. Ex-koulak hostile au pouvoir soviétique. »

« Spravka du président du kolkhoze « Le rayon rouge », Staroie Outiamysevo (Tatarstan) concernant le citoyen Amirkhanov N. A.
« Fils de koulak, jusqu’en 1922 a travaillé dans l’exploitation de son père. Avait 2 chevaux, 2 vaches, jusqu’à 15 ovins. A échappé à la dékoulakisation, s’est infiltré en 1931 au kolkhoze où il a mené systématiquement une agitation antisoviétique. (…) En juin 1937 a saboté le travail de 5 faucheurs après les avoir convaincus de faucher selon la tradition, en rang et non pas chacun de leur côté, fait qui a eu pour résultat de désorganiser la comptabilité des jours-travail et suscité des récriminations parmi les kolkhoziens. »

« Kharakteristika du responsable du Parti de la Typographie exemplaire n°1 du Combinat Poligrafkniga de Moscou concernant Larioukov D. G., typographe.
« Larioukov D. G. a travaillé comme typographe à la Typographie exemplaire n°1 du 4 juillet au 14 février 1937. Personnalité très renfermée. Ne participait jamais à la vie collective de l’atelier. En février 1937, a commis une faute grossière qui a justifié son licenciement immédiat : en composant le journal de l’entreprise a écrit la phrase suivante : « nettoyer l’Union soviétique de la saleté soviétique » au lieu de « la saleté trotskiste ». »

« Kharakteristika du directeur de l’école n°24 d’Odessa concernant le citoyen Lerman E. E., professeur de géographie et d’économie dans les classes de 8e et de 9e.
« Lerman se tenait à l’écart, ne sympathisait avec aucun de ses collègues. Vis-à-vis de ses élèves n’a pas su trouver un comportement de pédagogue soviétique. Incapable de se montrer chaleureux vis-à-vis des élèves. Lerman a adopté une tactique pédagogique inappropriée, discréditant le travail du professeur qu’il a remplacé, développant tout un système complexe de notation des élèves. Malgré les demandes répétées du directeur et du responsable des études de na pas décourager les élèves en les soumettant à une échelle de notation trop ouverte, qui laissait de côté tous ceux qui avaient obtenu une mauvaise note, Lerman a persisté dans sa tactique pédagogique erronée. (…) En général, Lerman n’aimait pas son travail de pédagogue, faisait le strict minimum, n’aimait pas les enfants, refusait de vivre avec le collectif de notre école, ne participait pas aux campagnes politiques, ne participait pas au travail du cercle politico-éducatif. En un mot, il se tenait à l’écart, fermé à tous comme un élément masqué, étranger et hostile au système soviétique. (…)
En 1932, lors d’une conversation avec notre source, Lerman a dit : « Un grand nombre de grands dirigeants bolcheviques sont maintenant traînés dans la boue, même ceux qui étaient proches de Lénine (…). Lénine était droit, il luttait ouvertement contre ceux avec lesquels il n’était pas d’accord, il critiquait Trotski, mais en même temps il travaillait avec lui, mais aujourd’hui essayez donc de dire un mot contre Staline, c’est interdit. »

Cité dans Nicolas Werth, L’ivrogne et la marchande de fleurs, Tallandier, Paris, 2009, pp. 166-170.

 

Voici un exemple de protocole des troïkis chargées d’examiner, en l’absence des accusés et sans défense, les dossiers des personnes arrêtées dans le cadre de l’opération koulak de 1937 :

« Affaire n°7, dossier n°11030, présenté par le Département du NKVD du district de Doubovo-Oumetskii, et concernant le citoyen Tyrtygin Vassilii Stepanovitch, né en 1912 à Kolyvan, district Doubovo-Oumetskii, Russe, citoyen de la RSFSR, déjà condamné en 1933 à 8 ans de privation de liberté (article 74 du Code pénal), puis en 1936, à 18 mois (article 74 du Code pénal). Après sa première condamnation, s’est enfui de camp et est retourné à Kolyvan, y vivant sans travailler.
Accusé de terroriser la population locale, de s’adonner systématiquement à des actes de hooliganisme aggravé (a brûlé avec une cigarette allumée le front de l’activiste Kasmirov, a roué de coups l’activiste Semitchev, et une fois arrêté et mis en prison, n’a pas cessé de mener un travail antisoviétique de démoralisation de ses codétenus), tous faits tombant sous le coup de l’article 59-3 du Code pénal de la RSFSR.
Tyrtygin est incarcéré depuis le 8 août 1937 à la prison de Kriajsk.
Verdict de la troïka : FUSILLER Tyrtygin Vassilii Stepanovitch. »

Cité dans Nicolas Werth, L’ivrogne et la marchande de fleurs, Tallandier, Paris, 2009, p. 186.

 

Le fichage des individus répondant aux prérogatives « nationales » durant les purges de 1937-38 n’était souvent pas au point, voire inexistant. Dans un district de la banlieue de Moscou, voici comment les tchékistes « remplissent les lignes nationales » :

« Petrov (lieutenant de la Sécurité d’Etat, N. D. Petrov, travaillait dans l’un des départements centraux de la Loubianka, quartier général de la Sécurité d’Etat à Moscou) me demanda ce que j’avais comme matériaux dans mon district sur les nationaux. Je lui répondis que je n’avais rien. Sur ce, Petrov me dit de chercher dans les entreprises, les bureaux de renseignements et en général dans toute administration tenant des registres, des listes de nationaux et à partir de ces listes, préparer des mandats d’arrêts, incriminant systématiquement à chacun l’accusation d’espionnage. Puis il me donna un chiffre minimal d’individus à arrêter dans un premier temps. Quand je lui fis remarquer que dans le cours de l’instruction, on risquait d’avoir du mal à alimenter l’accusation d’espionnage, Petrov me dit : Faites ainsi : écrivez vous-même le protocole, imaginez en fonction du lieu où travaillait l’individu le type d’espionnage qu’il pouvait faire, ou bien incriminez-lui des actes de diversion. Allez-y, ne craignez rien, nous ne serons pas regardants. Si l’individu ne veut pas signer le protocole, battez-le jusqu’à ce qu’il signe (…). Je procédais donc ainsi : les nationaux résidant dans le district de Kountsevo étaient arrêtés à partir de listes recueillies et confectionnées dans les entreprises et les administrations. Je regroupais les gens travaillant dans une même entreprise en une organisation contre-révolutionnaire et je leur collais des incriminations en fonction de l’activité de l’entreprise – ainsi, pour une entreprise travaillant pour la Défense, c’était naturellement espionnage et sabotage. »

Témoignage de A. V. Kouznetsov, chef du NKVD du district de Kountsevo, 3 février 1939.

Cité dans Nicolas Werth, L’ivrogne et la marchande de fleurs, Tallandier, Paris, 2009, pp. 198-199.

 

L’équivalence accident = sabotage était une évidence dans les milieux du NKVD qui se chargeait de l’opération de masse. En témoigne cette lettre adressée, en janvier 1938, par le procureur général de l’URSS, Andreï Vychinskii, à Staline, à propos des « avaries massives dans le parc de trolleybus de la ville de Leningrad :

« Je vous communique que le Parquet de la région de Leningrad a terminé l’examen du dossier concernant l’accident du trolleybus survenu le 26 décembre dernier à Leningrad. L’enquête a montré l’existence, dans le parc de trolleybus de la ville de Leningrad, d’un groupe de saboteurs composé du directeur du parc, P. I. Iakovlev, de l’ingénieur-chef A. M. Gousseff, des ingénieurs E. D. Ouimian, M. V. Reizmakh, du chef du dépôt F. A. Ivanov (…). Ce groupe avait pour objectif de provoquer des accidents et de ruiner les transports en commun de la ville. L’activité contre-révolutionnaire de ce groupe de saboteurs s’est traduite, durant l’année 1937, par 44 accidents pour un parc de trolleybus de 50 unités. Ces accidents ont fait 105 victimes ; on a enregistré en outre 140 accidents sans victimes. L’accident survenu le 26 décembre dernier est aussi le résultat de l’activité de ce groupe. Alors que le trolleybus roulait sur le quai de la Fontanka, le pneu de la roue avant droite a éclaté. Le conducteur Baikov a sauté du véhicule, le laissant sans contrôle, en conséquence de quoi le trolleybus est tombé dans le canal. 13 des 50 passagers sont morts.

Je propose de faire passer cette affaire à huis clos devant le Tribunal militaire de la région de Leningrad. Condamner à la peine de mort tous les participants. Baikov à 10 ans. Faire publier un court entrefilet dans la presse. Je sollicite vos instructions.

Vychinskii.»

Cité dans Nicolas Werth, L’ivrogne et la marchande de fleurs, Tallandier, Paris, 2009, pp. 211-212.

 

Voici un témoignage saisissant recueilli lors d’une enquête conduite, fin 1938, par le parquet dans la province de Vologda, concernant les pratiques ayant eu cours dans la section de district du NKVD de la petite ville de Belozersk, afin de réunir du matériel incriminant en vue des opérations de masse. C’est ici la déposition d’Ivan Anissimov, agent de la Sécurité d’Etat :

« Au début de l’opération, l’ancien chef du secteur opérationnel Vlassov nous a réunis dans son bureau et nous a dit que notre district devait donner plus de dossiers que tous les autres districts pour la troïka. Pour ce faire, lui, Vlassov, avait organisé un groupe spécial appelé « Commission du recrutement » (…). Dans son bureau, Vlassov répartit aussitôt les responsabilités de chacun. Ainsi, Levachov fut nommé secrétaire, responsable du budget, Vorobiev fut nommé « docteur » (…). Tout ceci fut décidé entre quatre murs, c’est Ovtchinnikov qui me raconta ça personnellement, quant à la suite, je l’appris de la bouche des détenus eux-mêmes.

La « Commission » travaillait ainsi. On convoquait un à un les détenus de la prison de district sans disposer du moindre matériel compromettant sur la personne. Le « docteur » Vorobiev faisait passer au détenu une « visite médicale » et pendant ce temps, Vlassov, Ovtchinnikov et Iemin recopiaient un vieux procès-verbal d’interrogatoire que Vlassov s’était procuré. Une fois le détenu examiné, Vorobiev criait « Bon pour le service ! » et on disait au détenu, sans lui lire le document, de signer le certificat médical. De la sorte, en trois jours, ils ont eu 200 dossiers sans qu’il y ait eu un seul matériau contre-révolutionnaire. (…)

Je sais qu’ils arrêtaient des groupes entiers de gens, par 30-40 mais lorsque ceux-ci passaient devant l’enquêteur, ce dernier n’avait rien d’autre à se mettre sous la dent que leur passeport, alors il écrivait dans le procès-verbal tout ce qui lui passait par la tête, et après on forçait les gens à signer. Je me souviens qu’un jour on m’a donné une quinzaine de passeports et Vlassov m’a dit : assieds-toi ici et recopie des procès-verbaux, voici un brouillon, et quand je lui ai dit, camarade-chef, tous ces gens n’ont rien fait, il m’a répondu : « C’est le Parti qui nous l’ordonne, et toi, tu dois obéir aux décisions du Parti. »

Cité dans Nicolas Werth, L’ivrogne et la marchande de fleurs, Tallandier, Paris, 2009, pp. 213-214.

Télégramme de Staline à tous les responsables du Parti et du NKVD, le 10 janvier 1939, « au nom du Comité central ». Ce message justifie a posteriori l’usage de la torture en 1937-1938 :

« Extraits du télégramme de Staline à tous les responsables de district, de région, de république fédérée et autonome du Parti communiste et du NKVD, 10 janvier 1939.
Le Comité central du Parti communiste rappelle que l’usage de méthodes de pression physique dans la pratique du NKVD a été autorisé en 1937 en accord avec le Comité central (…). On sait que tous les services de renseignement de la bourgeoisie utilisent des méthodes de pression physique à l’encontre des représentants du prolétariat socialiste et qu’ils en font usage de la façon la plus scandaleuse qui soit. La question se pose de savoir pourquoi les services de renseignements socialistes devraient faire preuve d’humanité envers les agents fanatisés de la bourgeoisie, envers les ennemis mortels de la classe ouvrière et de la paysannerie kolkhozienne. Le Comité central du Parti communiste considère que les méthodes de pression physique doivent être mises en œuvre sans restrictions comme méthode appropriée et parfaitement justifiée à l’encontre des ennemis du peuple reconnus et endurcis. »

Cité dans Nicolas Werth, L’ivrogne et la marchande de fleurs, Tallandier, Paris, 2009, p. 310.

 

Interrogé à la fin de sa vie, Viatcheslav Molotov continue de penser que la Grande Terreur a été « indispensable » :

« 1937 était indispensable. Depuis la Révolution, on n’avait cessé de combattre et de se battre de droite et de gauche, grâce à quoi on avait vaincu. Néanmoins, les restes défaits de nos ennemis n’étaient pas morts et, encouragés par la menace de l’agression fasciste, ils pouvaient encore rassembler leurs forces. Grâce à 1937, nous n’avons pas eu de 5e colonne pendant la guerre. Pensez donc que même parmi les bolcheviks il y avait des gens qui avaient l’air bien tant que tout allait bien, tant qu’aucun danger ne menaçait le Parti et le pays. Mais, on le sait tous, il suffit que les choses commencent à mal tourner pour que tous ces gens tournent casaque et passent à l’ennemi. Je ne pense pas qu’il fallait réhabiliter tous ces militaires réprimés en 1937 (…) Sans doute, ces gens n’étaient-ils pas tous des espions, mais ils avaient assurément des contacts avec les services de renseignement étrangers, et – c’est là le principal – en cas de danger , on ne pouvait pas compter sur eux. Quant aux autres ! (…) Staline avait donné à Iejov des instructions précises. Celui-ci avait bien commencé à travailler, à couper selon le plan – et puis il s’est emballé, il a commencé à en faire trop, on ne pouvait plus l’arrêter ! (…) Les répressions étaient une mesure prophylactique. De ce point de vue, Staline avait parfaitement raison, il tenait une ligne absolument correcte : qu’on coupe quelques têtes en trop, mais au moins il n’y aurait pas de flottements pendant la guerre ni après ! »

Cité dans Nicolas Werth, L’ivrogne et la marchande de fleurs, Tallandier, Paris, 2009, p. 314.