Ecrit entre 1955 et 1963, Tout passe est le dernier roman du grand écrivain de langue russe Vassili Grossman. Censuré par le pouvoir soviétique, il a été publié à titre posthume dans la catégorie roman par l’éditeur. Mais Tout passe est en réalité une œuvre littéraire hybride qui tient à la fois de la fiction et de l’essai politique dans lequel l’auteur se livre à une réflexion personnelle sur la nature du régime soviétique.

Le héros du roman, Ivan Grigoriévitch,  a passé 30 ans au Goulag. Il a été arrêté sur dénonciation dans les années 20, c’est-à-dire avant les grandes purges staliniennes des années 30 et il est libéré après la mort de Staline.

Le texte présenté se trouve dans le chapitre 21 du roman qui en compte 27. Ivan Grigoriévitch, qui est en réalité ici Vassili Grossman lui même, nous livre ses réflexions sur le fondateur du régime soviétique, Lénine. Le jugement porté par Grigoriévitch/Grossman est sans appel et pointe du doigt la responsabilité écrasante de Lénine dans  la fondation du régime totalitaire et  les malheurs du pays : « pour prendre le pouvoir, il a tout sacrifié. Il a immolé, il a tué ce qu’il y avait de plus sacré en Russie : la liberté« .

Jugement iconoclaste dans un pays qui se définissait avant tout comme léniniste, il faudra attendre la disparition de l’URSS pour que Tout passe soit publié dans le pays de son auteur.

Pour en savoir plus sur Tout passe Y https://clio-cr.clionautes.org/tout-passe-vassili-grossman.html

Chapitre 21

Chose étrange, quand Ivan Grigoriévitch pensait à 1937, aux femmes envoyées au bagne à cause de leur mari, à la collectivisation totale et à la famine des campagnes, aux lois punissant de prison les ouvriers pour un retard de vingt minutes ou condamnant les paysans à 8 ans de camp pour le recel de quelques épis, ce n’était l’homme à la moustache, l’homme botté et portant vareuse qui lui venait à l’esprit mais Lénine. Lénine! Comme si sa vie n’avait pas pris fin le 21 janvier 1924… Ivan Grigoriévitch notait parfois ses idées sur Lénine et sur Staline dans un cahier d’écolier qu’Aliocha avait laissé.

Toutes les victoires du Parti et de l’État sont liées au nom de Lénine mais Vladimir Ilitch porte aussi la tragique responsabilité de toutes les cruautés qui ont été commises dans le pays. […]

Dans les relations privées, lorsqu’il passait la nuit chez des amis ou qu’il se promenait avec eux, quand il rendait service à ses camarades, Lénine faisait toujours preuve de délicatesse, de douceur, de politesse. Mais le même homme, dans le même temps, s’est montré constamment implacable, coupant et grossier envers ses adversaires politiques. Il n’a jamais admis qu’ils pussent avoir partiellement raison ou qu’il pût avoir partiellement tort.

«  Vendu… valet… laquais… mercenaire… agent… Judas vendu pour trente deniers…” ainsi traite-t-il ses contradicteurs.

Lénine, dans la discussion, ne s’efforçait pas de convaincre son adversaire, il ne s’adressait jamais à lui mais aux personnes qui étaient témoins de leur affrontement. Son but était de ridiculiser son adversaire, de le compromettre à leurs yeux. Ces témoins, ce pouvait être quelques intimes ou les mille délégués du Congrès ou encore un million de lecteurs s’il s’agissait d’un article. Lénine dans la discussion ne cherchait pas la vérité, il cherchait la victoire. Il lui fallait vaincre à tout prix et pour ce faire, bien des moyens, rhétoriques s’entend, lui étaient bons : le croc-en-jambe, la gifle, le coup de poing qui estourbit son homme.

Il est évident que les traits de l’homme privé ne correspondaient pas aux traits du leader du nouvel ordre mondial. Ensuite, quand la discussion passa des revues et des journaux dans la rue, dans les champs de seigle et sur les champs de bataille, il apparut que, là encore, il ne reculait pas devant les moyens les plus cruels.

L’intolérance de Lénine, son activité constamment tournée vers le but qu’il s’était assigné, son mépris de la liberté, sa férocité envers les hommes qui ne pensaient pas comme lui, sa capacité de rayer de la face de la terre, sans trembler, non seulement des forteresses mais encore des cantons, des districts, des provinces qui se seraient permis contester la justesse de ses thèses, tous ces traits n’ont pas surgi chez Lénine après Octobre. Ils existaient chez le petit Volodia Oulianov. Ils avaient des racines profondes. Tous ses dons, sa volonté, sa passion étaient subordonnés à un seul but : prendre le pouvoir.

Pour prendre le pouvoir, il a tout sacrifié. Il a immolé, il a tué ce qu’il y avait de plus sacré en Russie : la liberté.

Vassili Grossman, Tout passe,  traduit du russe par Jacqueline Lafond, Lausanne, 1984 éd. L’Âge l’homme, extrait du chapitre 21

Plusieurs éditions existent, dont la dernière publiée en février 2023, chez Calmann Lévy disponible ICI