Le voyage d’Édouard Herriot en URSS pendant l’été 1933 a fait l’objet de nombreux articles de presse, permettant ainsi de suivre au jour le jour le périple du maire de Lyon et de sa suite au pays des Soviets. Les multiples déclarations d’Herriot sur ce qu’il avait vu en URSS lui ont également valu de nombreux papiers polémiques, critiques, louangeurs ou ironiques, selon l’orientation politique du journal, mettant à nu les profonds clivages qui existaient dans notre pays à l’égard du régime soviétique.

Le séjour d’Édouard Herriot est présenté comme un voyage privé, mais c’est en réalité un voyage éminemment politique. Le maire radical de Lyon est en effet une personnalité politique considérable en France et il est, depuis 1922 (date de son premier voyage à Moscou), favorable à un rapprochement avec l’URSS. C’est sous son gouvernement qu’a été signé le 29 novembre 1932 un traité de non-agression franco-soviétique. En 1933, la question du rapprochement avec l’URSS se pose avec d’autant plus d’acuité depuis qu’Hitler a pris les rênes du pouvoir en Allemagne.

On comprend donc que le gouvernement soviétique ait eu à coeur de recevoir Herriot comme un véritable chef d’État. La suite de l’ancien Président du conseil débarque à Odessa le 26 août 1933 et passe environ 5 jours en Ukraine, en suivant un parcours extrêmement balisé où rien n’a été laissé au hasard par le pouvoir soviétique. L’Ukraine a subi en  1932-33 une gigantesque famine directement liée à la politique stalinienne à l’égard des campagnes. La famine en Ukraine fait l’objet depuis le printemps 1933 d’articles de presse, parfois très détaillés, qu’Edouard Herriot ne peut pas ignorer.

L’article présenté ici est issu du  quotidien Le Temps. Herriot, qui vient de rentrer 1e 14 septembre 1933 dans sa bonne ville de Lyon, répond aux questions des journalistes et livre ses impressions sur son voyage en URSS. Ce n’est ni la première ni la dernière fois qu’il se livre à cet exercice. L’homme politique,  qui prétend juger l’URSS « sans passion », fait montre d’une remarquable cécité (feinte ou réelle?) face aux réalités soviétiques et reproduit à sa manière les éléments de langage de la propagande soviétique. On admirera au passage les beaux euphémismes qui font  de l’Ukraine ravagée par une épouvantable  famine des « endroits qu’on disait éprouvés », une « contrée [qui]  vit à cette heure une époque attristée »…

Le deuxième texte présenté est extrait du dernier roman , Tout passe  de l’immense écrivain soviétique Vassili Grossman. L’allusion à Édouard Herriot est limpide. Rédigé au début des années 60, ce texte témoigne de la trace que le voyage de monsieur Herriot a laissé en URSS.

 


M. EDOUARD HERRIOT A LYON

M. Edouard Herriot, parti de Paris à la fin de la matinée d’hier, comme nous l’avons relaté, est arrivé à Lyon à 21 h. 20. […] L’ancien président du conseil, qui était accompagné de M. Joseph Serlin, sénateur de l’Isère, a répondu à diverses questions. 

Je voulais revenir plus tôt a-t-il dit. Mais on nous avait invités, à Riga, pour-la cérémonie organisée  à la mémoire de Briand. Cet hommage, à l’heure où nous sommes, prenait une importance significative.. Une réception triomphale nous a été faite. On éprouvait un vif réconfort à constater l’empressement qui, au delà de nos personnes, s’adressait au pays que nous représentions en Russie, en Grèce, en Bulgarie, en Turquie. Partout l’accueil fut parfait. […] La Russie nous a fêtés sur toute l’étendue de son immense territoire. De ville en ville, il n’y avait à notre adresse que gentillesses et excellents procédés.

Jamais voyage ne m’a procuré autant de joies. Il m’a donné, je l’espère, l’occasion de bien travailler, et en ceci il y avait une première récompense, car je l’ai entrepris pour le bien de la France et de la paix. Le plus difficile, maintenant, sera de donner au public le sentiment de ce qu’on peut faire et de ce je crois qu’on doit faire à l’égard de nos amis de là-bas.

Au sujet de la Russie, M. Herriot, que questionnaient ses interlocuteurs, a déclaré :

Ce peuple accomplit un effort prodigieux. Je rapporte quantité de notes, mais il ne m’est guère possible de vous fournir des détails en cet instant. Il y a trop de choses à dire et qu’il convient de bien dire. J’espère que mon voyage sera aussi utile qu’il a été intéressant.

J’ai constaté, en particulier, que la Russie  – comme la Turquie d’ailleurs – fait de grands efforts au point de vue scolaire. Sa passion de savoir se manifeste dans toutes les branches de l’activité humaine. Sait-on que la centrale hydroélectrique du Dnieper est, de l’aveu même des Américains, la deuxième du Monde. J’ai vu des villes extraordinaires, comme Kharkov, par exemple, l’une des plus belles que je connaisse en Europe, à ne la considérer que pour ses réalisations dans le domaine de l’urbanisme des rues larges, un éclairage. intense, des places spacieuses (l’une d’elle a 13 hectares). Si quelqu’un me disait  » je veux voir une ville modèle », moi, maire de Lyon, je l’enverrais à Kharkov.

Évidemment, en Russie, il y des choses qui peuvent nous surprendre, des choses que nous risquons de mal interpréter. Ainsi j’ai vu des femmes faisant queue à la porte des magasins pour avoir du pétrole. Cela nous a tous étonnés dans un pays où la production du pétrole est importante. Nous nous sommes renseignés et on nous a dit « Nous avons de très belles moissons cette année. Tout notre effort a porté de ce côté. Nous avons mis la majeure partie de notre pétrole à la disposition de nos agriculteurs avant toutes autres personnes. Du reste, nous nous en servons pour l’exportation qui nous procure des devises. » C’est un plan, et il convient de remarquer qu’en Russie la courbe de la consommation s’amplifie très vite depuis plusieurs années.

Quelqu’un s’inquiétant de la mauvaise récolte qui, paraît-il, désole la Russie, M. Herriot a répliqué :
J’ai traversé l’Ukraine. Eh bien! je vous affirme que je l’ai vue telle un jardin en plein rendement, un beau jardin aux terres noires et grasses que couvraient, sur des étendues considérables, des moissons magnifiques. On assure, me dites-vous, que cette contrée vit à cette heure une époque attristée. Je ne peux pas parler de ce que je n’ai pas vu. Pourtant, je me suis fait conduire dans les endroits qu’on disait éprouvés. Or je n’ai constaté que la prospérité. Un peu partout on battait avec ardeur à la batteuse électrique.

Voilà l’impression du voyageur; seulement, à la vérité, le problème russe est un problème qu’on, a étudie des deux côtés avec une passion formidable. De là tant de jugements à reprendre, C’est sans passion que je juge que ce pays tend vers une puissance qui sera bientôt de l’ordre de grandeur de celle des États-Unis. La Russie, en dépit d’opinions mal fondées, possède actuellement des outils, des matières premières et des hommes. Elle est en train d’adapter ces trois éléments.[…]

Journal Le Temps, 15 septembre 1933, page 2


Un jour, je me rappelle, un vieil homme a apporté au président du kolkhoze un bout de journal, qu’il avait ramassé en chemin. Un Français était venu chez nous, un ministre connu, et on l’avait emmené dans la région de Dniepropetrovsk où sévissait la plus effroyable des famines, une famine pire encore que la nôtre. Là-bas les hommes mangeaient de l’homme. On a donc amené ce ministre dans un village, au jardin d’enfants du kolkhoze et là, il a demandé : « Qu’est-ce que vous avez mangé aujourd’hui au déjeuner ? » Et les enfants ont répondu : « Du bouillon de poule, des pirojki et des croquettes de riz. » Dire que j’ai lu cela de mes propres yeux ! Ce bout de journal, je le vois encore. Mais qu’est-ce que c’est que ça ? On tue froidement des millions de gens et on abuse, on trompe le monde entier ! Du bouillon de poule qu’ils écrivent ! Des croquettes ! Alors qu’ils mangeaient des vers de terre…

Vassili Grossman, Tout passe, Paris, Robert Laffont, 2006, coll.Bouquins, extrait p.954

Pour approfondir le sujet:

Y Le voyage de monsieur Herriot