La dissolution de l’association Mémorial par la Cour suprême de la Fédération de Russie rend nécessaire le rappel des faits, par exemple à travers l’excellent ouvrage de Nicolas Werth, L’Ivrogne et la marchande de fleurs, Autopsie d’un meurtre de masse (1937-1938), dont nous vous invitons à l’acquisition et à la lecture. Le texte qui suit est bourré de références précises qu’on retrouvera dans les notes infrapaginales de la version originale.


« L’accélération des événements après l’échec du putsch d’août 1991, la suspension, puis l’interdiction du PCUS par Boris Eltsine, président élu de la Fédération de Russie, créèrent un climat favorable au vote, le 18 octobre 1991, d’une nouvelle loi « sur la réhabilitation des victimes des répressions politiques ». Le rapporteur du texte n’était autre que Sergueï Kovalev, président de la commission parlementaire des droits de l’homme et membre fondateur de l’association Mémorial. La loi du 18 octobre 1991 élargissait considérablement, notamment aux enfants, époux et parents des personnes fusillées ou mortes sur le lieu de privation de liberté ou d’exil, le nombre de personnes pouvant se prévaloir du statut de « victime des répressions politiques » ; mais aussi les bornes chronologiques des répressions, de 1917 au milieu des années 1980, ainsi que les formes de répression tombant sous le coup de la loi, déportation collective ou exil sur simple mesure administrative, internement en hôpital psychiatrique. En outre, la loi reconnaissait le droit des victimes à des « aides sociales et à des compensations matérielles et financières (…) qui seront déterminées par le Budget de l’État en fonction des possibilités et de la conjoncture financière » – une formulation volontairement évasive qui, jusqu’à aujourd’hui, a permis aux différents gouvernements qui se sont succédé à la tête de la Fédération de Russie de surseoir à toute indemnisation des victimes des répressions.

Après l’implosion de l’URSS en décembre 1991, la constitution d’une commission d’enquête chargée de faire la lumière sur les crimes du régime soviétique, en vue de préparer un éventuel « procès du PCUS » permit, pour la première fois, à un certain nombre d’historiens d’avoir accès à des archives jusqu’alors fermées. C’est ainsi que les membres de cette commission (parmi lesquels figuraient un certain nombre d’historiens de l’association Mémorial) découvrirent, en 1992, les « Ordres opérationnels du NKVD » à l’origine des « opérations de masse » de 1937-1938, ainsi qu’un certain nombre de « livres de fusillés » (rasstrelnye knigi) compilés par le NKVD de Moscou, sur la base de milliers de « certificats d’exécution du verdict » établis par les exécuteurs. Restait à découvrir les lieux d’exécution, gardés secrets. Le témoignage d’un ancien tchékiste conduisit les historiens sur la piste du « polygone de tir » de Boutovo, dans la banlieue de Moscou, une « zone d’affectation spéciale » du NKVD de plusieurs dizaines d’hectares entourée de hautes palissades, comme il en existait beaucoup. Des excavations permirent de découvrir les premières fosses communes de l’immense charnier de Boutovo où, comme l’ont montré les recherches menées depuis, entre le 8 août 1937 et le 19 octobre 1938, 20 761 suppliciés avaient été ensevelis après avoir été exécutés. D’autres charniers furent découverts dans la banlieue de Saint-Pétersbourg, à Levachovo, une autre « zone spéciale » du NKVD – plus de 46 000 exécutions entre le début des années 1920 et le début des années 1950, dont l’immense majorité en 1937-1938 – mais aussi dans plusieurs dizaines de « zones » et autres « polygones secrets » gérés par l’immense appareil de la Sécurité d’État et situées généralement aux périphéries des villes. Parmi les charniers les plus importants exhumés depuis le début des années 1990, figurent ceux de Sandormokh (plus de 7 000 exécutés), près de la petite ville de Medvejiegorsk (Carélie) ; de Bykivnia (environ 10 000 exécutés), près de Kiev ; de Vinnitsa (découverts par les Nazis en 1942) ; de Dybovna, près de Voronej. À ce jour, une trentaine de lieux d’exécutions de masse ont été localisés, ce qui ne représente qu’une petite fraction de l’ensemble des charniers où ont été ensevelis les quelque 750 000 fusillés de la Grande Terreur. La « mémorialisation » de ces lieux de massacre reste très discrète, aucune initiative d’ampleur nationale n’ayant été prise par les divers gouvernements qui se sont succédé en Russie, comme en Ukraine, depuis le début des années 1990. À Moscou, le site de Boutovo a été repris et investi par l’Église orthodoxe, qui y a érigé une grande croix, transportée depuis les îles Solovki, ainsi qu’une église martyrium, dans la tradition russe des « églises sur-le-sang » pour commémorer les 935 membres du clergé et moniales exécutés à Boutovo en 1937-1938 et élevés aujourd’hui au rang de « nouveaux martyrs de la Foi » – les 19 826 autres victimes ensevelies à Boutovo étant largement passées sous silence. Sous l’impulsion de l’Église orthodoxe, Boutovo est devenu le « Golgotha russe », symbole de l’histoire tragique de l’Église orthodoxe au XXe siècle, au grand dam des militants de Mémorial qui, par leurs patientes recherches dans les archives, ont été les véritables « découvreurs » du lieu. À Levachovo, la « mémorialisation » de ce lieu de massacres de masse a pris, sous l’influence des militants locaux de Mémorial, une tout autre voie : une quinzaine de modestes monuments rappellent le souvenir des principaux groupes nationaux (Russes Polonais, Allemands, Ukrainiens, Lituaniens, Finnois, Lettons, Estoniens) et des principales confessions (orthodoxes, catholiques, juifs) auxquelles appartenaient les victimes.
Le 30 octobre 2007, à l’occasion du Jour du souvenir des victimes des répressions politiques et du 70e anniversaire de la Grande Terreur, l’association Mémorial a dressé un constat alarmant sur le silence qui, dans la Russie d’aujourd’hui, tend à effacer, une fois encore, le souvenir de ce massacre de masse. La « face sombre » du stalinisme s’estompe de plus en plus pour laisser place à une vision « positive » de la période stalinienne, au cours de laquelle, conduit par un « manager efficace », l’URSS est devenue un grand pays industriel et une puissance militaire de premier plan. Aujourd’hui comme hier la victoire de 1945 efface le crime de masse de 1937-1938.
Il est indispensable, affirme Mémorial dans son manifeste 1937 et le Présent « de lever toutes les restrictions d’accès aux documents d’archives traitant de la Grande Terreur ; d’éclairer largement ce crime de masse dans les manuels scolaires ; de rechercher activement les lieux de massacres et d’y ériger des mémoriaux à la mémoire des victimes ; d’ouvrir un musée national consacré à la violence de l’État totalitaire ; d’édifier enfin, à l’initiative et sous la responsabilité de l’État, un grand monument national à toutes victimes des répressions de masse (…) La Grande Terreur n’est pas seulement un événement majeur de l’histoire soviétique, c’est un événement majeur de l’histoire mondiale. Le Goulag, la Kolyma, 1937 sont, comme Auschwitz et Hiroshima, des symboles universels du XXe siècle ».

Nicolas Werth, L’Ivrogne et la marchande de fleurs, Autopsie d’un meurtre de masse (1937-1938), Tallandier, 2009, p. 294-206.

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Voir aussi sur Clio-lycée : La mécanique ordinaire de la terreur stalinienne : le cas Alexis Vdovine (1937) – Comment un prolétaire ivrogne semi-illettré devient un criminel, ennemi du prolétariat.