Simone Veil fut l’une des femmes les plus exceptionnelles de son époque. Survivante active, militante tenace, combattante déterminée pour défendre la cause des femmes, de l’Europe, de la mémoire, elle fut aussi un esprit libre, hostile à toute forme de sectarisme, y compris pour la bonne cause. Elle fut une libérale au plus beau sens du mot. J’aimerais ici apporter une modeste contribution sur l’ouverture dont elle a fait preuve, après une première phase de malentendus, à l’égard du travail des historiens.
À compter de la fin des années 1970, Simone Veil a joué un rôle décisif pour faire émerger une mémoire de la Shoah et la faire reconnaître au plus haut niveau, alors que le débat sur les responsabilités françaises dans l’extermination des juifs s’installe dans l’espace public. Toutefois, dans un contexte marqué par la critique volontiers dénonciatrice du comportement de la France et des Français durant l’Occupation, elle préfère défendre une autre vision des choses, plus préoccupée de la défense et de la reconnaissance des victimes que de la stigmatisation des bourreaux. On le sait, elle manifeste alors une franche hostilité, qu’elle a assumée jusqu’au bout, à l’égard du film de Marcel Ophüls, Le Chagrin et la Pitié. Membre du conseil d’administration de l’ORTF, elle a pesé pour que le documentaire ne soit pas diffusé, comme elle l’explique elle-même dans ses Mémoires, car elle le trouve injuste et caricatural [1]. On peut ne pas partager cette interprétation, mais il faut reconnaître qu’il fallait alors un certain courage intellectuel pour résister à l’air du temps et à la sanctification en cours de cette œuvre à la fois imparfaite et majeure. C’est d’autant plus remarquable qu’elle l’a fait pour défendre le souvenir des Justes, ceux qui ont contribué à sauver nombre de Juifs sous l’Occupation: grâce à elle, ils ont fini par trouver leur place dans la mémoire nationale avec la panthéonisation de janvier 2007, dont elle est à l’origine. Cette position, que j’ai critiquée comme d’autres, a sans doute créé les conditions d’un malentendu initial avec les historiens, du moins avec ceux d’entre eux qui manifestaient une certaine distance à l’égard des témoignages.
Le 6 mars 1979, Simone Veil participe avec d’autres anciens déportés, Marie-Claude Vaillant-Couturier et Georges Wellers, à une émission des « Dossiers de l’écran » qui clôt la diffusion sur Antenne 2 de la série américaine Holocauste. Celle-ci a suscité beaucoup de polémiques mais elle a contribué à une prise de conscience parmi les jeunes générations de ce qu’avait été le génocide des juifs. Ce n’est pas la première fois que la ministre témoigne, mais beaucoup de Français découvrent que celle qui a permis la légalisation de l’avortement en 1975, la première présidente du Parlement européen, élue quelques mois plus tôt, donc une personnalité de tout premier plan, est aussi une survivante d’Auschwitz. Une survivante qui parle d’une voix forte de transmission et de mémoire, des mots qui commencent à entrer –ou à rentrer à nouveau– dans l’espace public et ne vont plus en sortir. Et c’est tout naturellement qu’elle devient la porte-parole des survivants en pleine anamnèse naissante de la Shoah.
Beaucoup de Français découvrent que celle qui a permis la légalisation de l’avortement en 1975, la première présidente du Parlement européen, est une survivante d’Auschwitz.
Dans les années 1980, l’historiographie connaît elle aussi une accélération. En parallèle au travail militant et judiciaire de Serge et Beate Klarsfeld, aux témoignages qui se succèdent, aux films et romans de plus en plus nombreux sur le sujet, le monde académique français s’investit dans le champ de l’histoire et de la mémoire du nazisme, rattrapant un peu le retard face aux universitaires allemands, américains ou israéliens.
Début juillet 1982, à l’initiative de Raymond Aron et de François Furet, l’Ecole des hautes études en sciences sociales organise un colloque international sur « l’Allemagne nazie et le génocide juif », le premier du genre depuis l’après-guerre [2]. Quelques années plus tard, en décembre 1987, Hélène Ahrweiler, rectrice de l’Académie de Paris, et François Bédarida, directeur de l’Institut d’histoire du temps présent, organisent à la Sorbonne un colloque intitulé: « La politique nazie d’extermination: état des travaux et perspectives de recherche ». L’essentiel de la journée est consacré à entendre les meilleurs spécialistes des politiques nazies de répression et de persécution, le colloque se clôturant par une table ronde présidée par Simone Veil et réunissant témoins et personnalités, dont Alain Finkielkraut, Alfred Grosser et Claude Lanzmann. Les actes de cette journée sont publiés en 1989 [3]. Si figurent dans l’ouvrage quelques contributions émanant de « témoins-historiens », dont Anise Postel-Vinay ou George Wellers, les maîtres d’œuvre ont privilégié le travail des historiens plutôt que la parole des témoins. Pour avoir assisté aux discussions internes sur l’organisation de cette manifestation, puis de sa publication, je sais que ce choix était volontaire. Nous étions alors après le procès Barbie de juillet 1987 qui avait marqué les esprits par les dépositions des victimes. À tort ou à raison, les historiens souhaitaient pouvoir s’exprimer dans un cadre scientifique, sans avoir le sentiment d’être « sous haute surveillance », pour reprendre l’expression qu’utilisera quelques années plus tard Pierre Laborie, récemment disparu, à propos de la Résistance [4]. Il faut donc comprendre cette décision dans le contexte du débat naissant, et déjà vif, entre « histoire » et « mémoire ».
Simone Veil s’indigna de cette situation et le fit savoir à François Bédarida. Elle ne pouvait évidemment admettre cette séparation des statuts entre témoins et historiens, elle qui défendait précisément l’idée que la parole des premiers devait retrouver toute sa légitimité. Quelque temps après, je me retrouvai avec elle à une soirée du Centre d’art et de culture juive pour évoquer les questions de mémoire. Elle me fit comprendre que son courroux s’adressait aussi bien à moi qui venait de publier Le Syndrome de Vichy (1987), ouvrage dont elle n’appréciait pas la perspective critique, exprimant un décalage de générations que j’ai souvent perçu, notamment chez des juifs français ayant vécu l’Occupation. Circonstance aggravante : Marcel Ophüls était dans l’assistance et intervint dans l’échange, si rugueux qu’il m’a marqué des années durant. Pourtant, quelques mois plus tard, alors que nous nous retrouvions à nouveau sur un plateau de télévision animé par Christine Ockrent pour évoquer le procès Barbie, Simone Veil me fit part de l’évolution de son état d’esprit. Elle me dit en substance qu’elle avait réfléchi à ces échanges houleux avec les historiens. Quelle que soit la nécessité des témoignages, le travail historique devait jouer, à son avis, un rôle déterminant car c’est le processus de connaissance, parallèle à la relation d’expériences, qui allait, en définitive, permettre de mieux comprendre un événement aussi considérable que la Shoah.
Simone Veil me fit part de l’évolution de son état d’esprit. Quelle que soit la nécessité des témoignages, le travail historique devait jouer un rôle déterminant car c’est un processus de connaissance.
En décembre 2000, Simone Veil devient la première présidente de la Fondation pour la mémoire de la Shoah, créée à la suite de la Commission Mattéoli sur les spoliations des biens juifs par le régime de Vichy. Elle y défend, dans un premier temps, l’idée que les fonds alloués à la recherche et à la réalisation d’œuvres de toute nature doivent concerner exclusivement l’histoire des juifs, de l’antisémitisme, de l’histoire de l’extermination, ce qui semble aller de soi. Pourtant, très vite, les membres du conseil d’administration et des commissions (dont j’étais) sont confrontés à une autre réalité. L’antisémitisme ne peut s’analyser en dehors des autres formes de racisme, et la FMS doit donc réfléchir à la manière de prendre en compte les travaux sur d’autres discriminations. De même, il fallait intégrer le fait que les études de la Shoah étaient de plus en plus comparatives. Elles prenaient de plus en plus en compte l’histoire des autres grands génocides du XXe siècle: celui des Arméniens, en 1915; celui des Cambodgiens, en 1975; celui des Tutsi, en 1994, ou encore la situation en ex-Yougoslavie.
En 1986, le centre de recherches de Yad Vashem, à Jérusalem, l’un des hauts lieux de la mémoire et de l’histoire de la Shoah, avait lancé la revue internationale Holocaust and Genocide Studies. C’est une évolution majeure des esprits alors que, dans le débat politique international, domine encore l’idée d’une singularité radicale de la Shoah, une position qui rend toute démarche comparative difficile, sinon suspecte. Dans un entretien récent, l’historienne Annette Wieviorka, qui fut proche de Simone Veil, explique la crainte qu’avait l’ancienne déportée de voir alors cet événement banalisé, « relativisé », la notion de « génocide » ou la référence à la Shoah étant de plus en plus utilisée et instrumentalisée dans les années 2000 pour défendre la mémoire d’autres causes, certaines légitimes, d’autres moins. Son évolution par la suite n’en est que plus remarquable. C’est elle, en effet, qui acceptera que la FMS commence à financer des recherches sur d’autres génocides, en particulier sur l’Arménie ou le Rwanda. Cela aura un impact décisif sur la production de thèses ou d’ouvrages, ou encore sur la politique du Mémorial de la Shoah, lui aussi ouvert depuis une décennie à l’histoire et à la mémoire des crimes de masse en général.
Compte tenu de son autorité en la matière, sans elle, sans cette capacité à changer sa vision des choses, une mission comme celle en cours sur l’enseignement des génocides n’aurait tout simplement pas été possible. Simone Veil aura montré avec éclat que pour défendre la mémoire des disparus, la survivante qu’elle était avait réussi, dans ce registre aussi, à être pleinement une femme de son temps.Henri ROUSSO, Historien, directeur de recherches au CNRS (Institut d’histoire du temps présent)
Article publié le 4 juillet 2017 sur le site du Huffington post
[1] Simone Veil, Une Vie, Paris, Édition Stock, 2007, chapitre XI.
[2] École des hautes études en sciences sociales, L’Allemagne nazie et le génocide juif, Paris, Hautes Études/Gallimard/Le Seuil, 1985.
[3] François Bédarida (dir), La politique nazie d’extermination, Paris, Albin Michel et Institut d’histoire du temps présent, 1989
[4] Pierre Laborie, « Historiens sous haute surveillance », Esprit, 198, 1994, p. 36-49.
Crédits photo : © Benoît Gysembergh/PARISMATCH janvier 2005