TEXTES sur la société médiévale en Occident aux XIème et XIIème siècles
La naissance d’Ardres (vers 1060), seigneurerie, bourg et château
« [99] Herred [le père d’Arnoul] avait sa résidence à Selnesse, entre un bois [Bois-en-Ardres] et le marais (…).
[100] Quant au lieu où se presse actuellement la population d’Ardres, il était alors à l’usage de pâture et presque désert ; seulement le long de la route qui le traversait, vers l’emplacement du marché actuel, demeurait un brasseur de bière, chez qui les gens de la campagne s’assemblaient pour boire ou jouer à la paume, à cause du grand espace qu’il y avait là. Tout le reste, jusqu’au mont Agemelinde, tenu à l’état de terre vague, était appelé « la pâture », c’est-à-dire « arde » dans le langage du pays (…). Plus tard, des gens d’autres régions vinrent y demeurer et, par l’accroissement de la population, il se forma un village.
La population ayant augmenté sur ce site, le village se développa ; la renommée du nom d’Ardres s’accrût tellement que Herred songea à transférer sa maison à Selnesse.
[108] Le comte Eustache [de Boulogne], comme il ne possédait rien en propre à Hénin et à L’Ecluse, à l’exception de l’hommage, et, comme les habitants de Hénin et de L’Ecluse étaient rebelles à son autorité, concéda en fief et à perpétuité les droits qu’il avait à Hénin et à L’Ecluse à son sénéchal, Arnoul Ier, seigneur d’Ardres, moyennant l’hommage et en échange de services (…). C’est pourquoi Eustache, seigneur de Hénin, et Baudoin de L’Ecluse firent hommage à Arnoul et lui promirent leurs services, conformément à la volonté du comte de Boulogne. Pour cette raison, des habitants de Hénin, de Douai et de L’Ecluse affluèrent spontanément auprès d’Arnoul, à Ardres, parce qu’ils trouvaient que ce seigneur leur était bienveillant et ils choisirent de résider à perpétuité sous son autorité, avec les habitants d’Ardres. Mais quand les habitants d’Ardres se disputaient avec eux, ils leur reprochaient, en termes méprisants, d’être des étrangers et d’être de condition servile.
[109] Arnoul Ier, voyant la fortune lui sourire (…), construisit dans le marais, à Ardres, une écluse située à environ un jet de pierre d’un moulin, ainsi qu’une seconde écluse. Entre ces écluses, au milieu des marais (…), presqu’au pied de la hauteur qui les borde, il aménagea, en signe de sa puissance militaire et en terre rapportée (agger), une motte (mota) ou donjon (dunjo) (…). Il entoura d’un très puissant fossé le terrain compris dans l’enceinte extérieure, à l’intérieur de laquelle fut inclus le moulin. Bientôt, après avoir détruit toutes les constructions de Selnesse, ainsi que son père l’avait décidé, il renforça le donjon d’Ardres avec des ponts, des portes et tous les édifices nécessaires.
A partir de ce jour, le principal lieu d’habitation des hommes de Selnesse ayant été détruit et les constructions ayant été transférées et réunies à Ardres, le souvenir même que des hommes avaient habité Selnesse disparut, de sorte que partout Arnoul fut appelé protecteur et seigneur des habitants d’Ardres.
[111] Arnoul Ier vivait tranquillement dans sa terre d’Ardres, recherchant comment il pourrait élever Ardres en titre et en honneur. Il s’adressa donc à Baudoin, alors comte de Guines, et il obtint de pouvoir faire de son village d’Ardres une petite place forte qui, quoique de petite taille, serait libre. Après en avoir obtenu l’autorisation moyennant le versement d’une très grande quantité de deniers au comte (…), le seigneur d’Ardres institua douze pairs ou barons qu’il attacha au château d’Ardres, puis, après avoir aménagé, en dehors de l’enceinte, un très puissant fossé en forme de cercle comme une couronne, il établit au centre un marché et proclama qu’il se tiendrait désormais et à perpétuité le jeudi de chaque semaine. Il donna des échevins à cette localité. »
Source : Lambert d’Ardres, dans G. FOURNIER, Le château dans la France médiévale, Paris, 1978, p. 286.
Sentence d’arbitrage au sujet de la « rivière » de Corbreuse (1124)
Le doyen et le chantre de Notre-Dame de Paris arbitrent une querelle entre le chapitre de Notre-Dame d’une part, et les nobles Guidon de Montfort, seigneur de Bréthencourt, et le trésorier de Beauvais, d’autre part.
« (…) Au sujet des terres, moulins, hostises, pâtures de la « rivière », qui sont en Corbreuse et Bréthencourt (…) et aussi sur ce que des hommes de Notre-Dame sont pris par les sergents de ces mêmes nobles, sur la route qui va de Corbreuse à Saint-Arnoult qui est dans la terre de Notre-Dame (…) et même sur ce que leurs sergents, qui avaient détruit la maison de Pierre de Froideville, qui est dans la terre de Notre-Dame, le prirent lui-même, alors qu’il s’enfuyait avec ses biens, et l’obligèrent à se racheter (…).
Nous affirmons par sentence que toute la terre et les masures et pâtures, tant de ce côté-ci du ruisseau que de l’autre, qui s’étendent jusqu’au moulin des moines de saint Martin (…) sont dans la terre et le domaine de l’église de Notre-Dame de Paris ; et ni le seigneur Guidon ni le trésorier de Beauvais ni les hommes de Bréthencourt ne doivent ni ne peuvent mettre les animaux dans les dites terres ou pâtures, aussi longtemps qu’elles sont cultivées, ni dans les jardins, les prés et autres lieux, aussi longtemps qu’ils sont cultivés et ils doivent être protégés pour les usages de ceux qui les possèdent, selon la coutume de ces terres. Et tant que les lieux susdits n’ont pas été cultivés ou protégés pour les usages [des hommes] de l’église, les hommes de Bréthencourt peuvent y mettre leurs animaux à pâturer, comme inversement les hommes de Corbreuse mettent les leurs à pâturer dans le territoire de Bréthencourt (…).
Comme il est prouvé que des dommages ont été commis par le seigneur Guidon et les seins sur les hommes du chapitre à ladite « rivière », dans les masures, les jardins et autres choses, jusqu’à la valeur de XV livres, nous condamnons ledit Guidon à donner XV livres parisis aux hommes susdits, d’ici XX jours (…). En outre, nous interdisons que lesdits Guidon et trésorier ou leurs sergents ne prennent les hommes de la terre de Notre-Dame de Paris, sur le chemin qui va de Corbreuse à Saint-Arnoult ».
Source : M. GUERARD, Cartulaire de Notre-Dame de Paris, 1850, tome I, p. 258-259, t. II, p. 310-311 et p. 307-308.
La Charte de Saint-Omer (1127)
« Moi, Guillaume, par la grâce de Dieu comte de Flandre, désireux de ne pas s’opposer à la requête des bourgeois de Saint-Omer, surtout parce qu’ils ont toujours bien accueilli ma candidature au comté de Flandre et qu’ils m’ont toujours mieux conservé l’honneur et fidélité que les autres Flamands, je leur concède les lois et coutumes ci-dessous à titre de droit perpétuel et j’ordonne de la tenir pour valides :
1/ Tout d’abord contre tout homme je leur procurerai la paix et je les traiterai et défendrai, sans mauvaise arrière pensée, comme mes hommes ; je leur concéderai que droit jugement d’échevins soit exécuté contre tout homme et contre moi-même ; et à ces échevins eux-mêmes, je garantirai le statut le plus privilégié dont jouissent les échevins de ma terre.
2/ Si un bourgeois de Saint-Omer a prêté de l’argent à quelqu’un et que le débiteur ait librement accordé à son créancier, en présence d’hommes légalement capables et possesseurs d’un bien héréditaire dans la ville, qu’en cas de non-remboursement à l’échéance convenue, exécution soit faite sur sa personne ou sur ses biens jusqu’à restitution intégrale si le débiteur a refusé de payer ou s’il a contesté la convention, et qu’il soit confondu par le témoignage de deux échevins et de deux jurés, qu’il soit détenu jusqu’à ce qu’il ait soldé sa dette.
(…)
5/ Tous ceux qui ont la guilde et qui lui appartiennent, et qui demeurent dans l’enceinte de la ville, je les affranchis de tonlieu aux ports de Dixmude et de Gravelines ; je les affranchis aussi du droit d’épave dans toute la Flandre. A Bapaume, je leur accorde le tarif de tonlieu que paient les Arrageois.
6/ Aucun de ceux qui s’en vont commercer en terre d’Empire ne sera astreint par aucun des miens au paiement du droit de Hanse.
7/ S’il m’arrive, à un certain moment, d’ajouter par conquête une terre à la Flandre, ou bien si un traité de paix était fait entre moi et mon oncle Henri, roi d’Angleterre, je les affranchirai de tout tonlieu et de toute coutume dans cette terre de conquête et je ferai en sorte qu’ils soient admis par le dit traité à la même franchise dans tout le royaume d’Angleterre.
8/ Sur tout marché de Flandre, s’ils sont l’objet d’une plainte, ils seront justiciables des échevins, sans duel ; qu’à l’avenir, en effet, ils soient affranchis du duel.
9/ Tous ceux qui habitent et qui par la suite habiteront à l’intérieur des murs de Saint-Omer, je les déclare libres de chevage, c’est-à-dire de cens par tête, et des droits d’avouerie.
Roger, châtelain de Lille Eustache, avoué
et Robert son fils et Arnoul son fils, châtelain de Gand
Razo de Grave Gervais
Daniel de Termonde Pierre, sénéchal
Hélie de Cisoing Etienne de Senongaham
Henri de Bourbourg
Ce privilège a été confirmé, ratifié et approuvé par foi et serment par le comte Guillaume et par les barons ci-dessus nommés, l’an de l’Incarnation du Seigneur 1127, 18e jour des calendes de mai, 5e jour de la fêtes des saints Tiburce et Valérien ».
Ed. G. ESPINAS, « Le privilège de Saint-Omer, 1127 », in Revue du Nord, 1947.
Le sacre de Philippe Ier de France par Gervais, archevêque de Reims (23 mai 1059)
« L’an de l’Incarnation du Seigneur MLVIIII, indictions 12e, la trente-deuxième année du règne du roi Henri, au 10 des calendes de juin, la quatrième année de l’épiscopat de Gervais, au jouir sacré de la Pentecôte, le roi Philippe a été sacré selon ce cérémonial (hoc ordine) par l’archevêque de Gervais, devant l’autel Sainte-Marie de l’église cathédrale. La messe ayant commencé, avant la lecture de l’Epître, le seigneur archevêque se tourna vers le roi et lui exposé la foi catholique, le pressant de dire s’il voulait à la fois y attacher foi et la défendre. Et comme le roi acquiesçait, on lui apporta le texte de son engagement (professio), qu’il prit et lut en personne, bien qu’il ait été âgé de seulement sept ans, et y apposé sa souscription. Voilà ce que disait la profession :
« Moi, Philippe, qui serai avec la faveur de Dieu le prochain roi des Francs, au jour de mon sacre (ordinatio), je promets devant Dieu et ses saints, de conserver à chacun de vous le privilège canonique, la loi convenable et la justice qui lui sont dus et de les défendre, avec l’aide de Dieu et dans la mesure de mes capacités, comme doit le faire avec droiture un roi dans son royaume pour chaque évêque et l’Église lui est confiée. Au peuple qui nous est confié, je promets de concéder une justice qui le confortera dans son droit, par notre autorité ».
Ayant fini sa lecture, il posa cette promesse écrite entre les mains de l’archevêque, en présence d’Hugues de Besançon, du légat du pape, Nicolas (…) [suit la liste des évêques présents, puis des abbés].
Prenant en main le bâton de saint Remi, Gervais exposa calmement et sans colère comment l’élection du roi et la consécration du roi lui revenaient exclusivement, puisque saint Remi avait baptisé et consacré le roi Clovis ? Il exposa encore comment, par ce bâton, le pape Hormisdas avait donné à saint Remi ce pouvoir de consacrer et la primatie sur toute la Gaule et comment le pape Victor la lui avait accordé, à lui Gervais et à son Eglise. Alors, avec l’accord d’Henri son père, Gervais élut roi Philippe. [Le roi reçoit des marques d’honneur et d’attachement du légat du pape, des évêques, des abbés et des clercs]. Après eux, Gui d’Aquitaine. Après lui, Hugues, fils et envoyé du duc de Bourgogne. Puis les envoyés de Baudoin de la Marche et de Gaufred, comte d’Angers. Enfin, les comtes Raoul Vedensis, Herbert de Vermandois, Gui Ponticensis, Guillaume de Soissons, Rainald, Roger, Manasses, Hilduin, Guillaume d’Auvergne, Heldebert de la même province, Foulques Ecolesinensis, vicomte de Limoges. Ensuite, les milites [soldats] et le peuple, petits et grands, d’une seule voix donnèrent leur approbation et louèrent ce choix en proclamant : « Nous louons, nous voulons, qu’il en soit ainsi ».
Alors ce même Philippe accorda un diplôme de protection pour les biens de l’Eglise Sainte-Marie et du comté de Reims, et pour les biens de Saint-Remi et de toutes les autres abbayes, comme l’avaient fait avant lui ses prédécesseurs ; il le confirma et y apposa sa souscription, comme l’archevêque. Car Philippe fit de Gervais son grand chancelier, comme ses prédécesseurs les rois l’avaient fait avec les précédents archevêques, de sorte que le consécrateur fut aussi le chancelier ».
Comte-rendu de la cérémonie (par Gervais archevêque de Reims ?), trad. de l’édition latine de Richard A. JACKSON, Ordines coronationis Franciae, University of Pennsylvania Press, Philadelphie, 1995, t. I, p. 226-232.
Le « testament » de Philippe-Auguste (1190)
« Au nom de la sainte et indivisible Trinité, Amen. Philippe, par la grâce de Dieu, roi des Francs. L’office du roi consiste à pourvoir par tous les moyens aux besoins de ses sujets, à faire passer avant sa propre utilité celle de l’Etat. Puisque donc nous embrassons de toute la force de notre désir le vœu d’un pèlerinage en Terre Sainte, nous avons décidé, sur le conseil du Très Haut, d’ordonner de quelle manière en notre absence doivent être traitées les affaires de notre royaume et prises les ultimes dispositions de notre existence, s’il nous arrivait pendant notre route ce qui est conforme à la nature humaine.
Donc en premier lieu nous prescrivons que nos baillis fassent installer dans nos seigneuries, par chacun de nos prévôts, quatre hommes prudents, légitimes et de bonne réputation. Que sans le conseil de ces hommes, ou de deux d’entre eux au moins, les affaires de la ville ne puissent se traiter. Une exception : Paris où nous établissons six hommes probes et légitimes, dont les noms suivent [suivent six initiales].
Quant aux terres qui sont désignées par des noms particuliers, nous y avons établi nos baillis, lesquels, dans leur baillie, fixent tous les mois un jour que l’on appelle Assise. Ce jour-là, par leur entremise, tous ceux qui porteront plainte recevront immédiatement droit et justice, et nous, nos droits et la justice qui nous revient. Les forfaits qui nous appartiennent en propre, c’est là qu’ils seront écrits.
En outre, nous voulons et nous prescrivons que notre mère très chère la reine A[dèle] décide avec notre très cher et fidèle oncle Guillaume, archevêque de Reims, un jour tous les quatre mois, où, à Paris, ils entendent les plaintes des hommes de notre royaume et leur apportent solution en l’honneur de Dieu et pour l’utilité de notre royaume.
Et nous commandons en outre que nos baillis qui tiendront les Assises par les villes de notre royaume soient devant eux ce jour-là et qu’ils y exposent en leur présence les affaires de notre terre (…).
Pour nos baillis, la reine et l’archevêque ne pourront leur ôter leur baillie, sinon pour meurtre, pour rapt, pour homicide ou pour traîtrise. Les baillis ne pourront destituer les prévôts, sinon pour un de ces crimes. Quant à nous, avec le conseil de Dieu, nous ferons de ces crimes une telle justice, quand lesdits hommes nous aurons fait connaître en vérité l’affaire, que tous les autres pourront à juste titre trembler (…).
Nous interdisons à nos prévôts et à nos baillis d’arrêter toute personne ou de confisquer son avoir, chaque fois qu’elle voudra s’engager par des garants solides à se présenter à la justice de notre cour, sauf pour meurtre, pour homicide, pour rapt, pour traîtrise.
Nous prescrivons en outre que tous nos revenus, nos services et nos recettes soient portés à Paris à trois périodes de l’année : d’abord à la Saint-Remi, ensuite à la Purification de la sainte Vierge, en troisième lieu à l’Ascension (…) ».
Ordonnances royales, t. 1, p. 18-19, dans Charles DE LA RONCIERE, L’Europe au Moyen Age, t. 2, p. 32-33.